La lumière déclina et le parc de l’hôpital se para de lueurs irréelles. Le crépuscule se teinta d’ocre et de rouge ; le ciel prit feu. Des flammes dévoraient les nuages, brasier que seul le coucher du soleil serait capable d’éteindre. L’enfer et le paradis avaient échangé leur place. Une mise en scène parfaite pour accompagner la fin de l’histoire des Belasko.
Le capitaine se dirigea vers l’interrupteur en regardant sa montre. Son épouse devait s’inquiéter. Il aurait pu l’appeler ou lui envoyer un message pour la prévenir de son retard, mais il n’en éprouva pas l’envie. Rien ne pouvait le distraire du récit qui se déroulait.
Mentalement, il dénombra les morts.
Trois.
En quinze ans de carrière, Jouvry ne s’était jamais retrouvé confronté à une telle affaire. Bien sûr, il avait déjà enquêté sur des drames familiaux : un père au bord de la faillite qui assassine femme et enfants puis planque les corps sous la terrasse de la maison, une mère qui prostitue sa fille pour subvenir à ses besoins, un couple qui séquestre et viole l’ensemble de sa progéniture… Mais une tragédie comme celle des Belasko ? Non.
Les émotions non exprimées ne meurent jamais. Elles sont enterrées vivantes et libérées plus tard de façon plus laide.
Plus laide. Mais aussi plus violente. Plus radicale.
Irréversible.
Cette nuit, chez les Belasko, des secrets avaient été dévoilés : un enfant illégitime, des problèmes de violence conjugale et de drogue, un vol dans un coffre-fort, un article assassin commandité par une tierce personne.
Ces révélations avaient eu de lourdes conséquences.
Mais tout cela était-il vrai ?
Et si tel n’était pas le cas ?
Jouvry observa la silhouette qui pleurait en silence. Bien que Florence ait attesté de la véracité des événements grâce aux enregistrements de vidéosurveillance, il éprouvait des difficultés à adhérer totalement au témoignage qu’il recueillait. Pourtant, en début d’interrogatoire, le capitaine avait annoncé – avec beaucoup de fierté – être capable de discernement. Mais les histoires familiales constituent les dossiers les plus épineux. Gangrenées par la rancune et la jalousie, elles peuvent donner du fil à retordre au meilleur des enquêteurs.
Songeur, Jouvry s’appuya contre la fenêtre ouverte, croisa les bras et relança la conversation :
— Chaque famille possède des secrets. La vôtre semblait exceller en la matière.
Ces mots furent prononcés avec beaucoup de mépris et le capitaine regretta aussitôt le ton qu’il venait d’employer. Il allait présenter ses excuses lorsqu’on lui répondit :
— Des secrets. Des cachotteries. Des mensonges. Dans tous les cas, ce sont eux qui nous ont conduits au drame.
— Vous dites que votre père était énigmatique. Que de nombreux sujets étaient tabous à la maison.
— Nous avons grandi dans un environnement empli de mystères. Il ne fallait jamais parler de notre passé. Ni de nos ancêtres. Nous avions le sentiment d’être les seuls survivants d’une longue lignée.
Le capitaine repensa à l’incendie criminel de la Casa maquillé en accident. Que cachait André Belasko avec autant d’ardeur ? Quelles étaient ses motivations ? Voulait-il protéger ses enfants ? Si oui, de quoi ? Ou, plutôt, de qui ?
— Pourquoi votre père agissait-il ainsi ?
— Il avait honte.
— Honte de ?
— Hier encore, je n’aurais pas pu répondre à cette question. Mais cette nuit, j’ai pris connaissance de faits que j’aurais préféré ne jamais découvrir… Et j’ai compris que notre père avait eu raison de nous taire la vérité.
— À quel sujet ?
— Une malédiction.
Le capitaine, agacé de ne pas obtenir d’explication rationnelle, haussa les sourcils.
— C’est ce que vous affirmez depuis le début de notre échange. Une maison maudite. Du vin maudit.
— Non, capitaine. Ni la maison ni le vin. C’était…
On frappa à la porte.
Une infirmière apparut dans l’encadrement, sourire aux lèvres.
— Je n’ai pas voulu vous déranger pour le repas du soir, mais je vois que votre discussion s’éternise… Vous devez avoir faim !
Sans attendre de réponse, elle attrapa un plateau sur un chariot roulant et entra dans la chambre, une odeur de soupe dans son sillage.
— Il faut manger pour reprendre des forces. Voici votre repas et vos médicaments !
— Je ne veux pas de médicaments.
— On ne vous demande pas votre avis.
L’infirmière se tourna vers le capitaine.
— Pouvez-vous nous laisser quelques minutes ?
— Bien sûr !
Jouvry s’éclipsa dans le couloir avec son téléphone portable. La liste des appels en absence était longue. La plupart provenaient de Florence. Si elle insistait autant, c’est qu’il fallait la recontacter de toute urgence.
— Tu as cherché à me joindre, Flo.
— Oui ! Je désespérais de vous entendre.
— Je ne voulais pas être interrompu.
— Vous avez terminé ?
— Non. À ce rythme, je vais passer la nuit dans cette chambre. Et toi ? Du nouveau ?
— Oui ! Du lourd ! Je garde le meilleur pour la fin, d’accord ?
— Si tu veux…
— Je me suis entretenue avec le légiste qui a autopsié le corps de Mme Belasko au mois de janvier. Pour lui, aucun doute : cette femme s’est suicidée. Son estomac était rempli d’anxiolytiques et de somnifères.
— Ça commence mal…
— Attendez ! J’ai ensuite contacté son psy. Il m’a confirmé que Mme Belasko avait eu des pensées suicidaires, mais que, depuis plusieurs semaines, elle était déterminée à remonter la pente.
— Pour soutenir son époux condamné ?
— Exactement ! Vous êtes perspicace !
— Non, on vient de me le dire. Mme Belasko avait retrouvé la rage de vivre. Elle voulait accompagner son époux jusqu’à son dernier soupir.
— Tout à fait ! Et vous savez quoi ? Le psy n’a jamais cru à la théorie du suicide.
— Merde !
— Pour enfoncer le clou, il a reçu, en février, un coup de fil de M. Belasko qui voulait le rencontrer. Le docteur s’est rendu à la Casa et les deux hommes ont longuement discuté. Ils en sont arrivés à la même conclusion : Mme Belasko avait été empoisonnée.
— Il faut absolument qu’on planche sur cette piste…
— C’est prévu. Dès qu’on aura attaqué l’autre.
— Laquelle ?
— Celle de Paul Martin.
— Vous avez pu lui parler ?
— Non. Nous lui avons téléphoné plusieurs fois. Pas de réponse. Nous avons donc décidé de lui rendre visite dans son appartement du centre-ville. Sa voiture était garée au pied de l’immeuble. Nous avons sonné à l’interphone. Pas de réponse non plus. Une voisine a accepté de nous ouvrir. Nous avons tambouriné à la porte. Personne ! Alors nous sommes entrés. L’homme était dans son salon. Mort.
— Quoi ?
— Vous avez bien entendu, capitaine ! Paul Martin, notre suspect numéro un, s’est pendu chez lui, aujourd’hui même.