Entre ces murs, plus de peurs ni de pleurs. L’atmosphère feutrée du bureau était propice à l’apaisement. Mais les odeurs de tabac qui flottaient dans l’air – derniers vestiges du passage d’André Belasko sur cette terre – submergèrent Garance de mélancolie.
Hagarde, elle déambula dans la pièce. Une boîte de Cohiba attira son attention. Elle l’ouvrit, choisit un cigare et le fit tourner entre ses doigts. Avec un briquet en argent, elle l’alluma et le porta à ses lèvres. Elle inhala la fumée et toussa. Le goût âcre du tabac lui souleva l’estomac.
Elle se laissa choir dans le fauteuil club, posa les bras sur les accoudoirs et tendit les jambes devant elle. Son corps lui semblait vide. Étranger. Son âme y logeait-elle encore ou avait-elle levé les voiles en quête d’une autre enveloppe charnelle à habiter ? Était-ce bien elle, Garance, sous cet amas de chair et de sang ? Elle qui venait d’étrangler Solène ?
Oui.
Elle l’entendait encore implorer le pardon et la clémence.
Elle se rappelait encore son regard ivre de supplication.
Elle sentait encore ses doigts resserrer leur étreinte puis ses mains, plaquées sur les joues écarlates de sa sœur, faire pivoter la tête d’un geste sec.
Un craquement avait suivi. Et Solène s’était tue. À tout jamais.
Garance sonda son cœur et n’y trouva aucun regret, aucun remord. Elle refusait d’endosser le rôle de la coupable. Dans cette histoire, il n’y avait qu’une seule victime : elle. Quant à Solène, elle avait eu ce qu’elle méritait. Un châtiment à la hauteur de ses péchés.
Garance s’enfonça dans le fauteuil et bascula la tête en arrière. Le plafond se mit à tournoyer au-dessus d’elle. Quelques éclats blancs scintillèrent devant ses yeux.
Indéniablement, elle avait fait le bon choix.
Et si, à l’avenir, le moindre doute s’immisçait en elle à ce sujet, elle n’aurait qu’à baisser les paupières et déterrer un infâme souvenir. Celui qui, aujourd’hui, l’avait poussée à agir.
Garance bâille devant l’écran de son ordinateur. Des dizaines de factures, classées en fonction des échéances de paiement, jonchent son bureau. Certains fournisseurs ont accepté de lui accorder des délais supplémentaires ; d’autres ont refusé et appliquent les pénalités de retard qui ne cessent de gonfler. La trésorerie est tendue. La Table d’Œdipe doit rapidement faire ses preuves, sinon la banque ne suivra plus. Mais Garance reste optimiste. Sur Internet, les sites spécialisés commencent à promouvoir son restaurant et deux week-ends affichent complet ce mois. Le succès sera au rendez-vous, elle le sait.
Coup d’œil sur son téléphone portable. Thierry, inquiet, l’a appelée plusieurs fois. Elle rédige un bref texto à son intention : « J’arrive dans trente minutes. »
Garance s’active. Elle remplit quelques chèques, envoie un e-mail à son service comptable, passe plusieurs commandes. Ses paupières sont lourdes et une douleur insoutenable lui broie les omoplates. Éreintée, elle range finalement ses dossiers, éteint les lumières et se faufile à l’extérieur par la porte des cuisines.
« Bonne nuit Œdipe », dit-elle en souriant.
Elle noue son écharpe, enfile ses gants et se met en route.
Quinze minutes de marche, chaque soir et chaque matin, dans les rues désertes de Lyon. Pour se ressourcer. Et oublier la rudesse du quotidien.
La neige tombe délicatement sur les pavés. Le ciel teinté de violet et les lumières orange des réverbères confèrent à cette nuit une atmosphère irréelle.
Garance ouvre la bouche, tire la langue et s’amuse des flocons qui s’y déposent.
Mais un bruit l’interrompt.
Elle sursaute, se retourne et soupire de soulagement en découvrant un chat bondir d’une poubelle.
Elle poursuit sa route.
Elle n’est plus qu’à quelques mètres de chez elle lorsqu’un poids s’abat sur sa nuque.
Ensuite, les images sont floues.
Garance vacille et perd connaissance. On la secoue pour la tirer de sa torpeur. Elle reprend ses esprits.
Allongée sur le bitume, elle sent une flaque d’eau tremper son manteau. L’humidité gagne son dos. Elle grelotte de froid et, surtout, de peur.
Deux hommes cagoulés et vêtus de noir se tiennent devant elle.
Garance cède à la panique. Elle aimerait se relever mais elle est paralysée. Elle voudrait raisonner ces deux hommes, mais elle reste muette.
Un poing frappe sa joue.
Un autre s’enfonce dans son ventre.
Elle étouffe.
Un goût de sang inonde sa bouche.
Une douleur effroyable broie son crâne.
Au bout de la rue, Garance distingue les contours d’une silhouette. Lueur d’espoir. Elle appelle au secours, mais sa voix meurt dans sa gorge. Une main gantée se plaque sur sa bouche. La silhouette s’évanouit.
Les coups déferlent sur Garance. Son corps et son visage sont réduits en bouillie.
Les deux hommes sont organisés. Méthodiques. Silencieux.
Quand l’un se fatigue, l’autre le relaie.
Et ça dure une éternité.
Durant tout son passage à tabac, Garance est consciente. Le plus terrible est ce bruit d’os qu’elle entend. Puis cette douleur qui irradie son bras droit. Comment fera-t-elle pour travailler ? Comment pourra-t-elle sauver Œdipe ?
Soudain, les violences cessent.
Garance, maintenue en l’air par l’un de ses agresseurs, est relâchée sans ménagement. Sa tête heurte le bitume. Une chaussure noire s’approche dangereusement.
Garance est terrifiée. Elle sait qu’elle va mourir.
— On appelle le Samu ?
— Ouais. C’est ce qu’elle nous a dit de faire.
Les deux hommes s’éloignent. Le bruit de leurs talons est étouffé par le tapis de neige qui a recouvert la rue pavée.
Un long silence suit.
Puis le hurlement des sirènes.
Les lumières des gyrophares.
Un masque à oxygène.
Les mots réconfortants d’un ambulancier.
Trou noir.
Garance se réveille à l’hôpital. Thierry est à son chevet. Il l’embrasse tendrement et la rassure.
« C’est fini. Tu es en sécurité maintenant. »
Le lendemain, un policier lui rend visite pour prendre sa déposition. Une fois le témoignage recueilli, il ne peut cacher son étonnement : « Se balader seule, dans la rue, à une heure si tardive, ce n’est pas très prudent, non ? »
Un mois après son hospitalisation, et contre l’avis des médecins, Garance avait repris le travail. Le bras droit dans le plâtre, elle s’était démenée pour sauver Œdipe. Mais le souvenir de son agression la hantait et l’avait peu à peu entraînée sur le chemin de la dépression. Les révélations du site Web Les Étoiles avaient porté le coup de grâce. La réputation de la cheffe Villiez-Belasko était salie. Garance avait sombré. La Table d’Œdipe avait mis la clé sous la porte et Antigone s’était éteinte quelques mois plus tard.
Avec l’aide d’un psychologue, Garance avait tenté de dissiper les images de cette nuit d’horreur. Malgré ses efforts, elles persistaient. Pire : certains détails émergeaient des ténèbres. Comme ces mots prononcés par l’un des deux hommes : C’est ce qu’elle nous a dit de faire.
L’attaque avait été commanditée. Par quelqu’un qui ne supportait pas la réussite de Garance. Quelqu’un de profondément jaloux, qui voulait sa chute.
Mais ce plan diabolique avait échoué. Garance, blessée dans son corps et dans son âme, ne s’était pas avouée vaincue et était retournée au travail. Elle s’était battue. Comme d’habitude.
Il fallait qu’elle tombe une bonne fois pour toutes.
Un article assassin avait alors été rédigé par un journaliste sans scrupules, sans doute grassement payé par une femme monstrueuse.
Et l’empire de la cheffe Villiez-Belasko s’était effondré.
C’est ce qu’elle nous a dit de faire.
Garance n’avait jamais pu mettre un visage sur ce elle.
Avant ce soir.
Un visage poupon, angélique.
Puis rougi et gonflé par la douleur.
Garance se redressa dans le fauteuil club et se mit à rire.
Ce elle, c’était Solène.