L’atmosphère du bureau, auparavant si apaisante, était devenue anxiogène. Un épais nuage de fumée emplissait la pièce et l’odeur âcre du tabac rendait l’air irrespirable.
Garance écrasa le cigare dans le cendrier. Un haut-le-cœur lui soulevait l’estomac et une migraine martelait ses tempes. Confuse, elle se leva et chancela tel un fantôme. Son corps lui appartenait-il encore ? Son âme avait-elle déjà rejoint les limbes ? Était-elle condamnée – à l’image de Nicole Kidman dans le film Les Autres – à hanter la Casa pour l’éternité ? Garance devait en avoir le cœur net.
Dans un tiroir, elle chercha le coupe-papier de son père et fit glisser la lame au bout de son index. Du sang jaillit. Garance le suça en grimaçant. La douleur constituait la preuve ultime qu’elle était encore en vie.
Elle se dirigea vers la porte et tendit l’oreille. David ne s’agitait plus dans la salle à manger. Elle devait lui parler. Ensemble, ils élaboreraient la version officieuse à donner aux enquêteurs. Sans elle, Garance finirait le reste de ses jours derrière les barreaux.
Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle les retint de couler.
Déterminée, elle se planta face à un miroir et rassembla les arguments de sa plaidoirie mensongère autour d’un axe de défense : l’assassinat de Solène était un accident.
Il fallait maintenant convaincre David. Mais avait-elle suffisamment de courage pour affronter le regard de son frère ?
Indécise, elle se mit à tourner comme un lion en cage. Elle fourra les mains dans ses poches et ses doigts effleurèrent la petite clé dorée qui s’y trouvait. Elle l’extirpa, l’observa longuement et repensa au petit carnet en cuir. L’heure n’était pas à la lecture, pourtant, Garance aurait jeté son dévolu sur n’importe quelle occupation capable de lui faire oublier l’atrocité de cette soirée.
Elle se dirigea alors vers le coffre-fort, le déverrouilla et s’empara du carnet. Elle défit le lien qui retenait la couverture et reprit place dans le fauteuil club.
La peur me transperce de part en part.
Mon front est trempé de sueur. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Mes mains sont moites. Mes doigts tremblent autour de ma plume, terrifiés à l’idée d’écrire ce que mon cerveau se prépare à leur dicter. J’ai longtemps hésité avant de coucher ces mots sur le papier, tiraillé entre deux sentiments : partager mon histoire ou la taire à jamais. J’ai finalement pris la décision de la raconter et je dois à présent être courageux et aller jusqu’au bout de ma démarche.
J’ai choisi ce carnet en cuir au papier jauni par le temps. Jamais je n’aurais cru, un jour, noircir ces pages de mon encre pour relater une tragédie aussi effroyable que celle vécue par ma famille.
Et pourtant…
La vie est cruelle. On se croit à l’abri du malheur. On pense que les meurtres ne s’inviteront jamais dans notre foyer, que seuls nos voisins peuvent être les protagonistes de faits divers sordides. C’est faux. Les drames frappent n’importe qui, n’importe quand. L’horreur est commune. Elle nous guette tous.
Avant de commencer mon récit, je dois préciser un point. Depuis toujours, la généalogie me fascine. Enfant, je m’amusais à dessiner des quantités astronomiques d’arbres et à inscrire dans leurs feuillages les noms de mes proches. Peu à peu, cette passion devint dévorante et je brûlai d’envie d’en apprendre plus sur mes ancêtres. Mon objectif : dessiner le plus beau et le plus touffu des arbres généalogiques. Je sollicitai l’aide de mon père, mais il refusa. L’air sévère, il me conseilla d’occuper mon temps libre à d’autres loisirs et me suggéra d’aller jouer dehors avec les enfants de mon âge. Déçu, je retournai dans ma chambre. Je me fichais de lancer des billes ou de courir après un stupide ballon. Je n’étais heureux qu’avec une feuille de papier et des crayons de couleur.
Adolescent, mon amour pour la généalogie s’étiola. Personne ne voulait compléter l’arbre des Belasko avec moi. À quoi bon porter un intérêt à un projet irréalisable ?
Je suivis des études en ingénierie et, mon diplôme en poche, j’envoyai ma candidature dans une entreprise ferroviaire qui m’embaucha sur-le-champ. L’année suivante, je rencontrai Luisa. Cette petite brune pétillante fit chavirer mon cœur. Six mois plus tard, je l’épousai et nous nous installâmes dans une jolie maison. Un an s’écoula et Luisa donna naissance à notre premier enfant : Pablo.
Très vite, nous comprîmes que notre petit garçon était « différent ». Pablo était un bébé capricieux. Il ne s’intéressait pas à ses jouets, ne riait pas à nos grimaces et refusait le sein. Le soir venu, nous redoublions d’imagination pour qu’il s’endorme. Il se réveillait en pleine nuit, hurlait et pleurait pour qu’on le câline. Il ne trouvait la quiétude que dans la chaleur de notre couche, lové contre nous.
À l’âge de cinq ans, Pablo faisait encore pipi au lit. Le médecin nous certifia que notre fils était en pleine forme et nous conseilla de ne pas nous inquiéter. Selon lui, il nous fallait être plus sévères et ne plus céder aux caprices de notre enfant. Nous mîmes ses conseils en pratique, mais le temps passa et l’état de Pablo ne s’améliora pas. Pis, il s’aggrava.
Six ans après la naissance de notre premier fils, Luisa accoucha de Rodrigue, puis deux ans plus tard d’Antonio. Ces bambins furent une vraie bouffée d’oxygène : ils étaient sociables, joyeux, aimants et nous apportèrent le bonheur et la légèreté qui nous manquaient. Ce changement eut un impact certain sur Pablo. Notre fils aîné cessa de faire pipi au lit et devint moins capricieux, mais il s’enferma dans un mutisme profond. Il mangeait peu, ne jouait jamais avec ses frères et ne parlait quasiment pas. En revanche, à l’école, il était brillant. Il excellait en arithmétique et en histoire. Le corps enseignant saluait son intelligence, mais déplorait qu’il soit si renfermé, si solitaire.
Un jour, un de ses professeurs nous convoqua. Il nous expliqua avoir surpris Pablo, dans les toilettes, tenir une conversation avec son reflet dans le miroir. Nous interrogeâmes notre fils à ce sujet, mais il garda le silence. Luisa insista pour le conduire chez un autre médecin mais je m’y opposai. Aujourd’hui encore, je me demande pourquoi j’ai agi de la sorte. Avais-je honte de mon petit garçon ? Oui. Honte qu’il soit malade. Qu’il soit différent.
Et le pire arriva.
Pablo venait d’avoir seize ans.
En ce dimanche après-midi, Luisa et moi étions dans le salon. Je lisais le journal pendant qu’elle rapiéçait mes pantalons. Les enfants s’amusaient dehors et j’avais été surpris que Pablo, réfractaire d’habitude à l’idée de jouer avec ses frères, se joigne à eux. À 16 heures, Luisa, qui voulait servir le goûter, me demanda d’aller chercher les enfants. Je posai mon journal et sortis dans le jardin. Les garçons étaient introuvables. Inquiet, je fis le tour de la propriété au pas de course avant d’apercevoir, enfin, la silhouette de Pablo. J’approchai en l’appelant. Il se redressa et pivota vers moi : son visage était moucheté de sang.
Paniqué, je me précipitai jusqu’à lui et le saisis par les épaules. Le secouant sans ménagement, je lui demandai si lui ou l’un de ses frères était blessé. Pour toute réponse, il baissa les yeux. Je suivis son regard. À quelques mètres, dans les hautes herbes, gisaient Rodrigue, dix ans, et Antonio, huit ans. De nombreuses auréoles rouges tachaient leurs vêtements. Plusieurs entailles striaient leur poitrine.
Sonné, je pris mes deux garçons inconscients dans les bras et m’élançai dans le domaine en hurlant. Leurs corps étaient lourds, mais l’urgence de la situation me fit ignorer leur poids. Épuisé, je glissai et m’effondrai dans le chemin de terre. Luisa vint à ma rencontre et perdit connaissance en découvrant ses fils couverts de sang.
Deux heures plus tard, Rodrigue et Antonio succombaient à leurs blessures.
La police interrogea Pablo sans parvenir à comprendre pourquoi il avait poignardé ses frères. J’essayai à mon tour, sans plus de succès. De nombreux médecins tentèrent de lever le voile sur ce mystère, mais Pablo demeura une forteresse impénétrable.
Un an s’est écoulé depuis cette tragédie. Mon fils purge sa peine dans un centre pénitentiaire pour mineurs. Il est, certes, coupable, mais n’est pas l’unique responsable du chaos qu’il a engendré. Mes mains sont, aussi, tachées du sang de mes enfants.
Je n’ai pas su empêcher le drame. Je n’ai pas apporté mon aide à Pablo quand il en avait besoin. J’ai minimisé ses troubles et refusé d’admettre que mon fils était différent. Je craignais le regard des autres. Je redoutais qu’on me juge. J’avais honte.
Traumatisé par ces événements, incapable de reprendre le chemin du travail, j’exhumai mes recherches en généalogie et me jetai à corps perdu dans cette occupation. Je m’attachai à mon passé pour combler le vide abyssal de mon présent. Mes investigations me conduisirent jusqu’au XVe siècle. Mon arbre s’étoffa, plus majestueux que jamais. Des centaines de noms composèrent son feuillage. Mais plus il grandissait, plus l’effroyable vérité s’imposait à moi : les Belasko étaient maudits.
Oui, je le dis sans détour : un mal pèse sur notre lignée. Il se transmet depuis des siècles, de génération en génération, et rien ne semble pouvoir l’arrêter.
Sauf notre vigilance.
J’écris ces mots pour qu’ils soient lus. Pour que les pères de famille empêchent d’autres crimes d’être commis. Pour qu’ils veillent sur leur progéniture et agissent au moindre doute. Pour qu’ils ne commettent pas les mêmes erreurs que moi.
Car, par lâcheté, je suis resté les bras croisés.
Et aujourd’hui, la culpabilité me ronge.
Un jour ou l’autre, elle me rendra fou.
Hélas, ce n’est qu’une question de temps.
Alejandro Belasko – 1861