— Papa ?
— Oui, Garance.
— Je peux te poser une question ?
— Bien sûr.
La petite fille, les joues teintées de rose, jouait nerveusement avec les plis de sa robe. Le sujet qu’elle se préparait à aborder était délicat et elle redoutait la réaction de son père.
— C’est vrai que notre famille est maudite ?
Il soupira, posa ses lunettes sur le bureau et se pinça l’arête du nez.
— Qui t’a dit ça ?
— Mes copines. À l’école.
— Quand ?
— Hier. Avant-hier. La semaine dernière. Elles n’arrêtent pas de m’embêter avec ça.
— Bien. J’irai voir ton institutrice demain. Tes camarades ne t’importuneront plus avec ces bêtises.
— Ce sont des bêtises ?
— Bien sûr, Garance ! Notre famille n’est pas maudite !
— Ce qu’on raconte dans la vallée est faux ?
— Évidemment !
— Pourtant, tu dis toujours qu’il n’y a pas de feu sans fumée.
— De fumée sans feu, Garance.
— C’est pareil. Alors ?
— Alors quoi ?
— Notre famille ?
— Tu sais que je ne veux pas en parler.
— Pourquoi ?
— À cause de certains événements.
— Des choses graves ?
— Oui.
— Pendant la guerre ? Avec des nazis ?
— Non, Garance.
— Mais…
— Non ! Tu es trop petite !
— C’est aussi ce que tu réponds à Mathieu et pourtant il a douze ans !
— Ce ne sont pas des histoires pour les enfants.
— Pourquoi ?
Las, André Belasko joignit les mains devant la bouche et planta son regard dans celui de sa fille.
— Quand on sait les erreurs commises par nos ancêtres, elles ne nous lâchent plus. Elles se terrent dans un coin de notre tête et, insidieusement, nous possèdent. On apprend à les dompter, on les apprivoise. On les cultive comme les fruits défendus d’un jardin et, un beau jour, on tend le bras, on les cueille, on les goûte. Et il est trop tard.
— Je ne comprends pas.
— Viens ici.
La jeune Garance fit le tour du bureau et sauta sur les genoux de son père. Il lui caressa les cheveux avec tendresse. Sa bouche s’entrouvrit mais pas un mot n’en sortit.
— À quoi tu penses, papa ?
— Je cherche un exemple.
— Ah…
— Voilà ! J’en ai un ! Tu as de mauvaises notes en dictée, n’est-ce pas ?
— Oui…
— Si je te dis que, depuis toujours, les Belasko sont nuls en orthographe. Et si, chaque jour, je te répète que tu le seras aussi, comme tous les autres avant toi. Que va-t-il se passer ?
— Je sais pas.
— Je vais te le dire. Tu vas arrêter d’écouter en classe et tu vas bel et bien devenir nulle en orthographe. Or, si je ne t’avais pas mis cette idée dans la tête, tu aurais étudié pour progresser, tu aurais fait des efforts, tu ne te serais pas laissé abattre. Et, au final, tu aurais excellé en français.
— Donc ?
La voix de son père se brisa lorsqu’il prononça ces mots :
— Si vous, mes enfants, connaissiez les tares de vos ancêtres, vous les développeriez sans même y être prédisposés. Vous vous persuaderiez de ne pouvoir échapper à votre destinée et vous reproduiriez alors les erreurs du passé. Je refuse qu’une telle chose arrive.
Garance voulut sourire à son père pour lui montrer qu’elle avait compris, mais il n’était plus là. Son fantôme s’était dispersé. Dans ce fauteuil en cuir, il ne restait plus qu’elle, ses souvenirs et le carnet en cuir. Doucement, les pages ondulèrent comme si une force inconnue les feuilletait. Garance découvrit alors qu’un autre témoignage, rédigé en français et griffonné au stylo, suivait celui de son ancêtre. Elle en identifia immédiatement l’auteur et, malgré son émoi, décida de lire ce texte. Qu’espérait-elle ? Que ces mots soulageraient sa conscience ? Qu’ils lui apporteraient du réconfort ?
Garance dévora le carnet jusqu’à la dernière page, puis extirpa de sa poche la lettre froissée de son père pour la jeter à ses pieds.
Dévastée, elle fit glisser le coupe-papier sur son bras. Elle caressa sa peau avec la pointe de l’objet, et, d’un geste brusque la planta dans son poignet. Elle hurla de douleur.
Reprenant son souffle, elle sortit la lame de la chair et procéda à une autre entaille. Sans un cri, cette fois-ci.
Ne pas ciller. Ne plus se plaindre. Souffrir en silence.
Ivre de colère et de chagrin, Garance s’acharna sur son autre poignet.
Sa tête se mit à tourner.
De ses veines blessées jaillissaient des rivières pourpres.
Rien ne stopperait la furie de ces eaux tumultueuses.
Sur le parquet, la lettre de papa s’imbiba de sang.
Les mots s’effacèrent les uns après les autres.
Seule une phrase demeura.
« J’aurai tout fait pour vous protéger. »