Dans les couloirs de l’hôpital régnait le silence le plus total.
Le capitaine se leva et se pencha à la fenêtre. Les étoiles s’étaient allumées dans le ciel et une lune, presque pleine, éclairait de ses lueurs cette nuit d’été. Si un quelconque Dieu veillait au côté de ces astres, il devait maudire l’être humain. Sa création se montrait si vile, si haineuse, si dangereuse… Comment avait-il pu échouer à ce point ?
Jouvry pivota vers le lit et observa le survivant.
David avait tiré les draps sur sa poitrine et enfoui son visage dans un oreiller pour étouffer ses pleurs. Le capitaine, même s’il brûlait d’envie de poursuivre la conversation, respecta son chagrin et lui accorda quelques minutes de répit. Il patienta puis décida d’intervenir lorsqu’il constata que David ne parvenait pas à retrouver son calme.
— Vous devriez prendre vos cachets. Ils vous aideraient à…
— Je ne veux pas qu’on m’aide, hurla David. Je veux qu’on m’écoute !
— Je vous ai écouté.
— M’avez-vous cru ?
Jouvry ne put masquer sa surprise.
— Bien sûr ! Pourquoi en douter ?
— Parce que je n’arrive pas, moi-même, à croire en cette histoire !
David se remit à pleurer de plus belle.
Touché par son affliction, Jouvry s’assit sur le lit et posa sur l’épaule du pauvre homme une main amicale.
— Vous avez subi un lourd traumatisme. Il est normal que ces événements vous paraissent irréels.
— Vraiment, capitaine ? Et s’ils n’avaient pas eu lieu ? Si mon récit n’était qu’un roman, tout droit sorti du cerveau torturé d’un écrivain ? Oui. Voilà la réponse à cette folie ! J’ai raison et je le vois dans votre regard ! Vous vous apprêtez à m’avouer la vérité. Tout ceci n’est qu’une mascarade. Mes frères et sœurs ne sont pas morts. Ils m’attendent dans le couloir. Dès que vous en aurez donné l’ordre, ils bondiront dans cette chambre en riant et se jetteront dans mes bras. « On t’a bien eu, petit frère, hein ? » Je leur en voudrai, bien sûr, mais le bonheur de les serrer contre moi sera plus grand.
— David, je…
— Ou alors il s’agit d’une expérience. Je suis un patient schizophrène et vous êtes mon médecin. Ceux que je prends pour mes frères et sœurs ne sont en fait que de multiples facettes de ma personnalité.
L’engouement soudain de David à fournir une autre explication à l’horreur dont il avait été témoin attrista le capitaine.
— Non, je suis désolé. Mes collègues ont visionné les enregistrements de vidéosurveillance. La tragédie que vous avez vécue, et que vous m’avez décrite, est bel et bien réelle.
David fixa un point invisible et acquiesça malgré lui.
De sa voix la plus rassurante, Jouvry enchaîna :
— En revanche, les enregistrements ne disent pas si les secrets dévoilés cette nuit étaient vérité ou mensonge.
— Que voulez-vous dire ?
— L’enfant illégitime de Philippe. Les problèmes de drogue et de violence de Mathieu. Le vol de Garance dans le coffre-fort. Les hommes engagés par Solène pour agresser sa sœur…
— Tout est vrai, capitaine. Et ce sont ces révélations qui ont conduit mes frères et sœurs à la mort.
— Je croyais qu’il s’agissait d’une malédiction.
— Non ! La tragédie de cette nuit est rationnelle. C’est ce qui la rend effroyable. La luxure a tué Philippe. La colère a brisé le cœur de Mathieu. La gourmandise a mené Garance à sa perte. La jalousie a condamné Solène. Mes frères et sœurs ont péché. Voilà ce qui les a tués.
Choqué par la moralité de cette histoire, le capitaine ne répondit pas. Bien que d’accord avec les déductions de David, il n’oubliait pas que les enfants avaient été pris au piège dans la Casa. Une tierce personne était donc impliquée.
— Parlons des domestiques, proposa-t-il enfin. Vous n’avez aucun doute quant à leur culpabilité ?
— Pourquoi cette question ?
Jouvry baissa les yeux et réfléchit. Il fallait rester prudent et ménager David. Pourtant, impossible de ne pas lui faire part de ses soupçons.
— Nous pensons que Paul a joué un rôle déterminant dans…
— Vous l’avez interrogé ?
— Nous aurions voulu… Mais il est décédé ce matin. Il s’est pendu dans son appartement.
— Ça ne m’étonne pas.
Intrigué, le capitaine croisa les bras sur la poitrine et invita David à poursuivre.
— C’est lui qui a modifié les codes des tableaux de commande pour que nous soyons prisonniers de la Casa. Il a sectionné la ligne Télécom, coupé toute connexion et résilié l’abonnement avec le service de sécurité pour nous empêcher de prévenir les secours.
— Paul vous a piégés entre ces murs et, pris de remords, se serait suicidé, compléta le capitaine.
— Non. Il s’est suicidé quand il a su avoir été manipulé. Paul a obéi aux ordres qu’on lui a transmis. Il n’était qu’un pion sur l’échiquier et a participé, malgré lui, à un plan diabolique.
— Un plan et, en l’occurrence, un vrai coupable ?
— Bien sûr, capitaine. Un coupable. Et une arme.
— Une arme ?
— Une bombe ! On appuie sur le déclencheur et boum ! Tout explose !
— Je ne comprends pas.
Un sourire terrifiant fendit le visage de David.
— La lettre que nous avons lue cette nuit.
— La lettre ?
— Oui. C’est elle qui a semé la discorde. Les mots qui la composent ont été soigneusement choisis pour instaurer le chaos ! Même l’assassinat de ma mère n’était qu’un mensonge élaboré pour échauffer les esprits et mettre le feu aux poudres !
— Alors cette lettre n’aurait pas été rédigée par votre père mais par quelqu’un qui souhaitait la mort de vos frères et sœurs ?
David éclata de rire. Une lueur de folie traversa ses yeux. La bave coula de ses lèvres. Une fraction de seconde, Jouvry se demanda si l’homme en face de lui n’était pas réellement dément.
— Laissez-moi vous montrer quelque chose. Une preuve ! Vous la trouverez dans la poche de mon pantalon.
Sans hésiter, le capitaine se leva, fouilla dans le placard et apporta le vêtement demandé. David palpa le tissu et en extirpa un carnet.
— Voici ce que j’ai ramassé, ce matin, aux pieds de Garance. Je vous conseille de le lire, comme je l’ai fait avant d’entrer dans votre commissariat. Le premier texte a été rédigé par Alejandro Belasko ; le second, le plus utile pour votre enquête, est un témoignage signé de la main de mon père. Après en avoir pris connaissance, vous comprendrez comment la tragédie de cette nuit a pu se produire.
— Mais vous voulez dire que…
— Oui, capitaine. Je le dis. Je l’affirme. Lisez le carnet et vous découvrirez comment mon père, en rédigeant sa lettre d’adieu, orchestrait la mort de ses propres enfants.