Les ouvriers sont arrivés.
Ils enfilent leurs casques et leurs gants, s’installent à bord d’énormes engins et commencent ma démolition.
Une mâchoire de métal broie mon toit et m’arrache des cris que personne n’entend. Les humains se fichent de la souffrance des maisons. Savent-ils pourtant qu’elles ressentent la douleur ? Qu’elles éprouvent des sentiments ? Qu’elles ont un cœur qui bat sous leur charpente ? Le mien d’ailleurs est brisé. Depuis que ces hommes et ces femmes que j’aimais tant ont perdu la vie entre mes murs.
Pas une nuit ne passe sans que je revive l’horreur dont j’ai été témoin.
Pas un jour ne s’écoule sans que je pleure les Belasko.
Cette tragédie a fait la une des journaux. La télévision et les réseaux sociaux ont aussi parlé de moi. Personne n’a pu échapper à mon histoire. Un livre s’est même attaché à relater le drame vécu en mon sein. Je suis devenue tristement célèbre. Avec une telle presse, ma vente s’est révélée impossible. Aucun acquéreur n’a voulu de moi. Le sang avait taché mon parquet.
Dans l’inconscient collectif, j’étais maudite. Inhabitable.
Un projet de réhabilitation du domaine a été présenté à David. Un promoteur immobilier proposait ma destruction puis la construction de vingt maisons individuelles. J’ai prié pour que David n’accepte pas, mais il a signé cette offre et, par la même occasion, mon arrêt de mort.
Les meubles, les objets et les souvenirs des Belasko ont été emportés. Les camions de déménagement se sont succédé.
Seule, vidée, orpheline, j’ai attendu mon dernier jour comme un condamné la potence.
Ce jour est venu. Il est là.
Ma destruction était-elle la meilleure solution ?
Oui.
Depuis la tragédie, j’ai perdu le goût de vivre, d’aimer. Et je préfère mourir qu’être spectatrice, une nouvelle fois, de la haine des hommes.
Un vacarme assourdissant résonne dans la vallée.
Mon mur ouest s’effondre. Une décharge électrique me transperce. J’ai hâte d’être entièrement démolie. Dès lors, je ne sentirai plus rien. Je n’aurai plus de souvenirs. Je serai libre.
Je jette un dernier regard sur le paysage qui m’entoure, cette vue que j’ai tant admirée. Les vignes sont belles, mais je devine leur chagrin. Dans quelques semaines, elles seront déracinées et jamais plus le domaine ne produira de vin.
Le soleil matinal me frappe de ses rayons. Les oiseaux tournoient au-dessus de moi. Le mistral caresse tendrement mes baies vitrées.
C’est une belle journée pour mourir.
Mes adieux faits à ce monde, j’essaie de m’abandonner, mais une silhouette familière attire mon attention.
Après le drame – et bien qu’il ait dû partager l’héritage avec ses neveux et nièces –, David s’est retrouvé à la tête d’une fortune colossale.
Grâce à elle, il a pu s’en sortir.
Oui : s’en sortir.
Car, avant ce vendredi 21 juin, l’avenir de David était incertain. Il n’en parlait jamais, par fierté ou orgueil, mais je savais qu’il rencontrait de grosses difficultés financières. Un mauvais placement boursier lui avait fait perdre beaucoup d’argent. Endetté, il avait pourtant refusé de vendre son loft à Antibes, son chalet à Courchevel et ses voitures de collection. Son train de vie ne changerait pas malgré la faillite qui le menaçait. Je comprends. Quand on s’habitue au luxe, il devient indispensable.
Regarde-moi, David.
Je te vois, même si, dans cette vallée, tu es aussi petit qu’une fourmi. Je sais la douleur qui empoisonne ton cœur. La mort de tes frères et sœurs ne te laissera aucun répit. Dans tes songes, tu revivras sans cesse cette tragédie. Un lourd traumatisme marchera dans tes pas et t’accompagnera jusqu’à la tombe, celle dans laquelle tu emporteras aussi ton secret. Ce secret que tu n’as pas pu me cacher. Tu l’as dit toi-même au capitaine de police : « Lorsque maman s’est suicidée, il n’y avait qu’un seul témoin : la Casa. »
Je te le confirme, David : j’ai tout vu.
Avant d’agir, tu as dû entreprendre un long travail. Si tu voulais mener à bien ton plan, il fallait que tu surmontes ta peur de la mort. Tu t’es convaincu que le meilleur remède pour guérir cette phobie était de l’affronter. La cupidité peut faire tomber tant de barrières.
En ce mois de janvier, tu as réuni tes frères et sœurs au domaine. Être l’instigateur de cette réunion de famille te lavait de tous soupçons. Jamais un homme n’aurait rassemblé les siens pour commettre un meurtre.
Le soir venu, tu es entré dans la chambre de ta mère et tu t’es assis au bord de son lit. Tu connaissais les secrets de tes frères et sœurs et tu les lui as dévoilés, alors que son époux avait déployé tant d’efforts pour l’en protéger. Elle a découvert que ses chers enfants étaient des monstres. Tu lui as répété qu’elle avait été une mauvaise mère. Jusqu’à ce qu’elle plaque les mains sur ses oreilles pour ne plus entendre les horreurs que tu proférais.
— Tu as enfanté des dégénérés, maman.
Ensuite, c’était simple. Tu as rempli un verre d’eau et lui as montré les boîtes de médicaments sur la table de chevet.
— Tu sais ce qu’il te reste à faire.
Elle t’a dévisagé, les larmes aux yeux, sans dire un mot. J’ai retenu mon souffle et espéré qu’elle ne cède pas… Mais elle s’est exécutée et a ingurgité une quantité effroyable de cachets. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Elle s’est mise à tousser. Tu as caressé sa main pour qu’elle se calme.
— Chut ! Pas de bruit.
J’ai fait craquer mes parquets pour tirer tes frères et sœurs de leur sommeil, mais pas un ne s’est réveillé, pas un ne t’a surpris.
Tu as quitté cette chambre, fermé doucement la porte et es retourné te coucher. À aucun moment tu n’as éprouvé de regrets.
Pourquoi avoir commis un tel acte ?
Inutile de répondre. Tes motivations étaient claires : si M. et Mme Belasko décédaient au cours de l’année, leur héritage te permettrait de t’en sortir. Ton père ne constituait pas un problème : ses jours étaient comptés et les médecins t’avaient dit qu’il serait mort avant l’été. Il ne restait plus qu’à te débarrasser de ta mère pour empocher l’argent. La plus machiavélique des solutions pour sauver tes finances.
Celle que tu as choisie.
Regarde-moi, David.
Enfin, tu m’entends, tu me vois ?
Sens-tu ma tristesse, ma colère ?
Sens-tu ce mal qui coule dans tes veines ?
Le gène pourpre mute.
Il devient de plus en plus féroce. Tu en es la preuve : pour la première fois dans l’histoire de la lignée, un enfant a assassiné l’un de ses parents.
Ironie du sort : André Belasko, ton père, avait placé tous ses espoirs en toi, ce monstre. Son amour et sa confiance l’ont aveuglé.
Si de là-haut, il comprend sa méprise, je crois que ça le tuera une seconde fois.
Regarde-moi, David.
Écoute-moi.
Tu n’échapperas pas à la malédiction.
Une nuit, l’un de tes fils te réveillera. Tu ouvriras les yeux et verras le canon d’un fusil collé sur ton front.
Une balle en sortira et se logera dans ton crâne.
Voilà ce qui t’arrivera.
Car les crimes des humains ne restent pas impunis.
Je fais confiance au destin.
Et je sais qu’il s’occupera de toi.