Chapitre 10

Inventer une autre gouvernance

Alors que nous, chefs d’établissement d’un même territoire, vivons souvent les mêmes difficultés, nous travaillons peu en partenariat. Nous nous voyons, bien sûr, et nous entendons bien mais nous partageons peu de vraies problématiques professionnelles. Car c’est ainsi que notre système éducatif nous enjoint à avancer : seuls, un œil sur les statistiques, un autre sur notre collège/lycée. Je rêve d’une autre manière de gouverner, qui élargirait notre point de vue… Une grande partie de ce chapitre est donc rédigée au conditionnel et bien sûr n’engage que moi. Enfin, si cela avait été possible, j’aurais volontiers testé ces idées sur le terrain !

Manager l’humain… avec des chiffres

Lorsqu’il dirige un établissement, un proviseur, ou un principal, doit rester dans les « moyennes », respecter les prévisions chiffrées données par le ministère, l’académie ou la direction départementale. Par exemple, je suis principale d’un collège accueillant une majorité d’enfants des classes moyennes et supérieures. Compte tenu de ce profil sociologique, nous indique le ministère, nous devrions orienter 89 % de nos élèves de troisième en lycée général et technologique. Soit un taux d’accès en lycée professionnel de 11 %. S’il est de 15 %, je risque de me faire rappeler à l’ordre. Et un directeur académique peut me demander des comptes. Cette logique comptable m’exaspère ! Je lui répondrai que je ne travaille pas l’œil rivé sur les pourcentages mais pour valoriser l’enseignement professionnel et faire en sorte que ce ne soit pas seulement les élèves en difficulté qui rejoignent les filières professionnelles. Quel système incohérent : on ne peut pas d’un côté se lamenter que l’enseignement professionnel soit mal aimé, et de l’autre, avoir une telle gestion comptable des parcours scolaires. C’est pourtant ainsi que raisonne l’Éducation nationale, qui nous enjoint de coller aux indicateurs académiques et ne cesse de comparer les établissements d’un même secteur les uns aux autres, taux d’accès en seconde, taux de réussite au baccalauréat ! Un exemple ? À chaque réunion de rentrée, nous sont présentés des tableaux de bord, dressant un portrait des établissements  de l’académie (de Versailles, en l’occurrence) et du département. Les directeurs académiques détaillent : « Dans notre académie, nous obtenons un taux de réussite au bac général de x %, soit x point au-dessus de celui attendu. » Progressivement, la focale se resserre, ciblant d’abord le bassin puis les divers lycées le composant.

Tout est question de point de vue : on peut tout voir sous l’angle quantitatif, tel que procède le ministère. Mais nous pourrions aussi envisager la question autrement. Sur l’orientation après la troisième, par exemple : s’en tenir strictement aux chiffres, c’est raisonner comme si une orientation désirée ne comptait pas ! Je préférerais qu’on se dise : « Considérons le travail effectué : si le collège a orienté x % d’élèves vers l’enseignement professionnel, c’est peut-être qu’un travail sur l’orientation a été mené auprès d’eux. Cette décision, les jeunes l’ont prise par choix et non par défaut. »

Cette approche quantitative est d’autant plus dommageable que nous travaillons sur l’humain, auprès de jeunes en pleine construction identitaire ; et qu’en voie professionnelle, hormis quelques filières (artistiques notamment : graphisme, décor, communication), la majorité recrute par défaut. C’est très net en gros œuvre, second œuvre, vente, commerce. Il suffit de regarder les taux d’échec au bac pro pour s’en convaincre : 21 % des candidats ne l’ont pas obtenu1. Au lieu de se focaliser sur les statistiques, il serait précieux d’accompagner au maximum l’orientation des élèves vers un lycée pro et de s’assurer qu’une majorité d’entre eux ait bâti un vrai projet. Cette approche, plus qualitative que quantitative, ne serait pas un luxe.

Gouverner par projet

Je ne refuse pas pour autant les indicateurs chiffrés, lorsqu’ils aident à élaborer un projet sur trois ou cinq années. Il me semble, en effet, que nous gagnerions à travailler autrement et à inventer un autre mode de gouvernance, plus proche du terrain, plus libre et plus responsable.

Pour l’instant, nous, chefs d’établissement, avons des lettres de mission pour trois ans. C’est bien, mais il nous faudrait disposer d’un vrai diagnostic, établi par des équipes extérieures à l’établissement, comme cela se fait en entreprise, lors d’audits par exemple : « Voilà où vous en êtes en termes de réussite, de suivi des élèves, d’orientation, etc. Avec la sociologie de votre établissement, vous pourriez progresser sur tel ou tel thème. » Ce diagnostic permettrait de bâtir une fiche de route, validée en conseil d’administration. Il en découlerait un plan de formation pour atteindre les objectifs. Nous ferions ensuite des évaluations intermédiaires tous les ans. Au terme de trois ou quatre ans, nous dresserions le bilan : ce qui a fonctionné, ce qui a posé problème mais a été résolu, ce qui reste à réaliser. Nous serions ainsi de vrais ingénieurs en formation, car c’est aux équipes qu’il appartient de trouver des solutions aux problèmes spécifiques de leurs élèves. C’est cette méthode que j’ai essayé de mettre en œuvre pendant toutes ces années, mais j’aurais aimé que le regard porté sur nos pratiques croise celui de personnes extérieures à l’établissement, pour faire preuve de plus d’objectivité. Je me souviens avoir proposé au recteur de l’académie de Créteil de participer à une expérimentation sur ce sujet ; il avait répliqué : « Mais que vont dire les syndicats ? »…

Sortir de la logique du chacun pour soi

Au quotidien, nous butons fréquemment sur cette notion de partage et d’ouverture ! Chaque chef d’établissement raisonne en effet à l’échelle de sa structure, sans vraiment porter attention à ce qui se fait dans le lycée ou le collège d’à côté. Cela ne facilite ni le développement de passerelles entre établissements, ni la construction d’un projet d’orientation personnalisé pour chaque enfant. Comme le système éducatif repose avant tout sur la confiance, les familles sont en effet assez réticentes lorsqu’il s’agit d’orienter leur enfant dans une section qui ne se trouve pas dans son lycée d’appartenance. Cela se comprend : elles confient leur enfant à une équipe qu’elles connaissent et apprécient. Elles n’ont pas envie de le voir partir dans un établissement dont elles ne savent rien. De plus, pour l’élève, c’est presque toujours un drame de quitter ses camarades. Je le mesure ici, au lycée Pasteur : quelques élèves ont le profil idéal pour rejoindre une filière artistique ou technologique. Si notre lycée était polyvalent, je convaincrais sans mal les parents du bien-fondé de cette orientation. Ils n’auraient pas l’impression qu’on se « débarrasse » de leur enfant puisque ce dernier poursuivrait ses études sur place et s’épanouirait ! Mais nous ne sommes pas un lycée polyvalent ; cet enfant au tempérament d’artiste ou qui aurait sa place en lycée technologique reste donc pour l’instant ici.

Cette logique de territoire, du « chacun pour soi », prend parfois le pas sur l’intérêt des élèves. Il nous arrive souvent de dire, sans même en avoir conscience, « Chez nous, nos élèves font… », « Cette année, je trouve nos secondes comme ci/comme ça » ; ou, entendant parler d’un incident dans un lycée voisin : « Ce n’est pas avec les nôtres qu’un tel évènement se produirait ! » Nous nous approprions les élèves qui passent par notre établissement et émettons parfois des doutes sur les qualités des jeunes qui viennent d’ailleurs, forcément moins bien formés, moins bien encadrés !

Ce n’est pas pour nous disculper, mais l’Éducation nationale cultive cet état d’esprit. Le palmarès des lycées, par exemple, participe à cette rivalité imbécile qui nous infantilise et nous pousse à jouer la partition en solitaire alors que nous aurions tout intérêt à travailler ensemble.

Raisonner à l’échelle d’un bassin de formation, et non à celle de l’établissement

Pour promouvoir cet état d’esprit différent, il faudrait un « Proviseur » pour un même bassin d’éducation : il serait par exemple à la tête d’un lycée professionnel, d’un lycée général et technologique, et de quelques collèges. On m’objectera que certains proviseurs n’ont pas les épaules assez larges. Mais justement ! Comme il en faudrait moins, il suffirait de recruter ceux qui sont calibrés pour cette nouvelle fonction et de nommer à leurs côtés des adjoints solides, dont le nombre varierait en fonction de celui des établissements. Pour cette gouvernance partagée, je m’inspirerais volontiers d’une pratique qui donne satisfaction dans l’enseignement professionnel. À chaque lycée, est affecté un inspecteur spécialisé dans un des champs professionnels de l’établissement. Cette « cogestion » présente un double avantage. D’un côté, un proviseur s’occupe de la gestion quotidienne du lycée ; de l’autre, un expert des métiers auxquels l’établissement prépare les jeunes est l’interlocuteur privilégié des enseignants, qui lui reconnaissent une légitimité technique et ont besoin de son expertise. Ce mode de gouvernance pourrait être complété par la nomination de deux inspecteurs pédagogiques référents auxquels le Proviseur pourrait faire appel, l’un avec un profil sciences humaines, l’autre plutôt mathématiques/sciences. Tous deux seraient en première ligne pour définir les besoins de formation des enseignants et proposer sur place de quoi répondre à leurs demandes d’accompagnement pédagogique, de didactique, etc.

Une seule équipe de professeurs pour un bassin d’élèves

Avec ce fonctionnement en réseau, nous pourrions imaginer qu’une seule et même équipe de professeurs enseigne un peu en collège, un peu en lycée général, un peu en lycée pro. La mobilité serait définie par le Proviseur, qui affecterait les enseignants sur son bassin de formation. Par exemple, ici, un enseignant pourrait travailler deux jours en lycée professionnel à Colombes (une commune voisine, moins favorisée que Neuilly), et deux jours à Pasteur, à Neuilly. Une telle organisation est tout à fait possible en zone urbaine où, compte tenu de la densité de population, les établissements sont proches les uns des autres, et devrait être aménagée en province pour que les enseignants n’aient pas des kilomètres à parcourir pour rejoindre les établissements auxquels ils seraient rattachés.

Cette gouvernance à l’échelle du bassin exigerait d’avoir à la tête de ce réseau un Proviseur à la fois ancré dans le réel, bon connaisseur de la sociologie des familles et doté d’une vision élargie de l’éducation, puisqu’il travaillerait avec des élèves de 12 à 18 ans aux profils très divers, en voies générale, technologique ou professionnelle. Ce système permettrait de proposer des passerelles entre formations, dont les parents se saisiraient plus facilement, puisqu’ils sauraient à qui ils confient leur enfant. Les familles ont en effet besoin de ce contact direct avec l’institution « incarnée » par le chef d’établissement. Certains diront qu’il y a déjà le directeur académique pour cela mais le département est une entité trop importante, trop anonyme et trop éloignée des familles.

Les forces d’une organisation en réseau

Autres atouts de ce réseau ? Il viendrait aussi lutter contre un réflexe fréquent dans l’Éducation nationale : ignorer le travail qui se fait chez le voisin… et avoir l’impression que c’est la faute de l’autre (du collège, lorsqu’on est professeur en lycée ; du collègue de maths, quand on est enseignant de français, etc.) lorsque quelque chose ne marche pas. Ce raisonnement avec des œillères, limité à l’échelle de son lycée, deviendrait caduc. Travaillant sur plusieurs établissements, un professeur serait obligé de s’adapter aux pratiques pédagogiques de chacun. La formation continue s’en trouverait transformée : elle pourrait se faire en interne, puisque c’est à l’échelle de l’établissement qu’on identifie le mieux les besoins. Par exemple, un professeur donnant pour la première fois de sa carrière des cours en lycée professionnel pourrait recevoir quelques heures de formation de ses collègues, plus anciens.

Par ailleurs, ce dispositif pourrait apporter une solution à l’épineuse question du travail en éducation prioritaire. On répète depuis des années qu’il ne faut pas nommer systématiquement en ZEP les jeunes professeurs inexpérimentés… mais malgré les recommandations, rien ne change. C’est inhumain de lâcher ainsi ces jeunes enseignants dans des établissements où ils n’ont parfois pas d’autre choix que de gérer la difficulté d’heure en heure, en ayant à peine la possibilité de faire cours. S’ils étaient organisés en réseau, les professeurs partageraient les mêmes difficultés… mais aussi les moments plus faciles. Concrètement, un professeur travaillerait en ZEP une journée, puis viendrait « souffler » deux jours en lycée général. Il affronterait d’autant mieux les difficultés rencontrées en ZEP qu’il pourrait donner quelques heures de cours plus tranquilles au lycée Pasteur (pour prendre un exemple que je connais bien !). Dire qu’il « soufflerait » à Pasteur n’a rien de péjoratif, dans ma bouche. Tout le monde sait qu’il est plus éprouvant de travailler en ZEP que dans un lycée comme le mien…

Cette plus équitable répartition des charges profiterait à tout le monde ; elle redonnerait par ailleurs du poids à la fonction de chef d’établissement, véritable coordinateur des équipes. Ce pouvoir renforcé s’accompagnerait d’une part d’autonomie : disposant d’un vivier d’enseignants plus large, il serait en mesure de repérer les profils et d’affecter les professeurs en fonction de leurs capacités. Il pourrait également proposer des réponses intelligentes à des situations particulières : alléger les heures de service des professeurs en ZEP ou accélérer leur promotion.

Dernier atout de ce super Proviseur : dégagé de la gouvernance des affaires courantes et néanmoins très importantes qui reviendrait à ses adjoints, il aurait le temps — que nous n’avons pas, tant nous sommes happés par le quotidien — de tisser des liens avec les acteurs économiques locaux. Il pourrait alors favoriser des rencontres entre les jeunes et des professionnels, imaginer et animer un rapprochement établissements et entreprises qui nous fait si souvent défaut.

Certains objecteront qu’accroître l’autonomie des établissements vient modifier l’équation de départ de l’Éducation nationale, qui veut offrir les mêmes chances à tous les élèves, qu’ils soient fils de PDG ou fils d’ouvrier. Je suis très dubitative sur cette question de l’égalité de l’offre scolaire. Pour avoir travaillé dans des établissements aux deux extrêmes de la carte scolaire (de Bagnolet à Neuilly, pour schématiser), je note que l’égalité des chances est plus que théorique ! Et on peut légitimement se demander pourquoi nous nous accrochons tant à un système centralisé, qui fixe des règles rigides et uniformes, si c’est pour qu’il donne jour à de telles inégalités entre élèves de milieux favorisés et défavorisés…