Tous les élèves n’arrivent pas en classe avec les mêmes parcours, les mêmes besoins. Un élève qui multiplie les absences exige de nous une vigilance particulière. Aidés de sa famille, nous arrivons parfois à lui redonner le goût de réussir ce qu’il entreprend, ce dont aucun enfant n’aime se priver. Mais ce « raccrochage » ne marche pas à tous les coups…
L’échec scolaire arrive très tôt, dès les premières classes de primaire ; c’est à ce moment-là qu’il faudrait « mettre le paquet » en termes de moyens, car notre système scolaire est tellement cumulatif qu’une fois les difficultés installées, une fois que l’élève a perdu le fil, il lui est difficile de le retrouver. Trop d’élèves arrivent au collège sans maîtriser la lecture, l’écriture et le calcul. Dans certains établissements classés en REP (réseau d’éducation prioritaire), la situation est dramatique et il est souvent impossible de faire cours. Trop de difficultés, trop de mauvaises notes, trop d’incompréhension entre deux mondes qui ne partagent pas grand-chose vont conduire au décrochage qui est synonyme de perte d’espoir.
L’élève qui cumule des années d’échec scolaire se retrouve dans une situation comparable à une personne à qui l’on vient de détecter une maladie grave et qui entend : « Vous avez trop attendu pour venir consulter, on n’arrivera pas à vous soigner. » Souvent, il se dit : « À quoi bon me mettre au travail ? À quoi bon continuer à aller en cours ? » Il sait par avance qu’il ne comblera jamais le retard qui s’est creusé entre ses camarades et lui. Alors, il s’absente… de plus en plus.
Le décrocheur est démotivé et il n’a pas le courage de se lever le matin ! Au lycée Hénaff, beaucoup de nos élèves étaient touchés par ce fléau et nous accusions un très fort taux de décrochage entre la première et la deuxième année de BEP. À l’époque, le bac pro se préparait en quatre ans. Cette situation était pour moi insupportable et nous ne pouvions pas continuer à accepter cela sans réagir. Il fallait faire revenir ces élèves au lycée et les prendre en charge différemment. Je ne comptais plus le nombre d’appels téléphoniques que nous avons passés aux familles des élèves absents. À Bagnolet, nous étions aidés par un système très pratique. Comme la région savait que nous luttions contre le décrochage scolaire, elle avait financé pour le lycée une sorte de stylo électronique, qui faisait gagner un temps précieux au moment de l’appel. Chaque élève avait un code-barres personnel, et le professeur, équipé d’un boîtier et de ce fameux stylo, « bipait » les élèves à 8 heures, lorsqu’ils arrivaient en cours. Cinq minutes plus tard, les CPE avaient sur leur bureau, quasiment en temps réel, la liste de tous les absents. Donc à 8 h 5, nous appelions les familles.
Souvent, nous tombions sur les mères : « Il dort encore ? Eh bien, réveillez-le, et dites-lui qu’on l’attend pour 9 h 30. » Nous calculions, pour chaque élève, le temps raisonnable qu’il lui fallait pour se préparer et sauter dans le premier bus, train ou métro et arriver jusqu’à nous. Certains venaient de Paris ou des communes voisines ; mais comme nous avions des filières rares, d’autres habitaient au fin fond de la Seine-Saint-Denis ! Avec les CPE, nous étions devenus incollables sur les réseaux de transports en commun autour du lycée.
De cette manière, nous avons fait revenir « de force » quantité de décrocheurs. Ces élèves arrivés au lycée professionnel par défaut étaient aussi absentéistes au collège et ils le restaient au lycée. Nous avons tous retroussé nos manches pour redonner de l’ambition à ces jeunes gens désœuvrés qui n’avaient plus confiance en eux et dans le système scolaire. Nous avons aussi usé de nos marges de manœuvre en dédoublant les heures d’enseignement général pour reprendre les bases, en installant du tutorat pour redonner confiance, en s’inscrivant dans la recherche de l’excellence et en la valorisant. Nous nous sommes tous pris au jeu et nous sommes devenus en trois ans un lycée pilote dans la lutte contre le décrochage scolaire. N’allez pas croire que cela a été facile, l’aide des parents était fondamentale pour réussir, car le raccrochage scolaire est un travail d’équipe qui engage avant tout l’élève et sa famille.
Aujourd’hui dans cet établissement privilégié, je me sens un peu démunie et impuissante ; nous avons peu de pratique de la gestion de ces élèves qui décrochent. J’ai en tête le cas de l’un d’entre eux. Il est en troisième et vit seul avec sa mère. Cette dernière est femme de ménage ; elle parle mal le français, a des horaires de travail très contraignants, rentre très tard chez elle, si bien que le garçon fait ce qu’il veut le soir, lorsqu’il sort de cours. Peu à peu, il a pris le pouvoir à la maison, et ne vient plus en classe. Il a aussi commis quelques bêtises avec d’autres élèves. Je pourrais convoquer un conseil de discipline et demander son exclusion, mais si je le mets à la porte, que va-t-il devenir ? Il va être happé par la rue. Je tente donc de lui maintenir la tête hors de l’eau et de trouver une orientation qui lui convienne, pour qu’il apprenne rapidement un métier. Comme il s’est dit intéressé par la restauration, je lui ai proposé le matin de travailler en cuisine sous l’œil bienveillant de l’ouvrier professionnel chargé de préparer avec son équipe nos 1 200 repas. L’après-midi, il s’installera sur une table, devant mon bureau, pour faire des exercices de type brevet. Nous le préparerons aussi aux entretiens pour l’entrée en bac pro hôtellerie/restauration. Les premiers jours, il a bien tenu, il était là dès 7 h 30, mais ce matin, il n’est pas venu. J’ai eu la mère au téléphone, en pleurs. Elle ne sait pas quoi faire… et nous non plus. Son fils lui échappe mais de notre côté, nous sommes nous aussi démunis et impuissants. Nous allons à nouveau essayer de travailler avec la maman. En attendant, nous ferons un signalement pour décrochage à la direction académique.
La leçon que je retiens ? Sans les familles, nous n’y arrivons pas ! Mais quelquefois, le parent est très désemparé, notamment s’il (ou plutôt « si elle », car les parents solos sont très majoritairement des mères) élève seul son enfant. Je pense en particulier au cas où la mère est seule avec son fils devenu jeune homme. J’ai rencontré bon nombre de situations douloureuses où les rapports de force s’étaient inversés : le garçon avait pris le pouvoir et était devenu l’homme de la maison, avec tout ce que cela peut avoir de toxique dans la relation parent/enfant, voire de menaçant pour la mère.
Une mère, consciente de s’être fait dépasser par les agissements de son fils, évoquait son désarroi : « Comment voulez-vous que j’oblige mon fils à aller au lycée alors qu’il me remplit le Caddie chaque semaine ? » Mais j’ai aussi rencontré des mères seules très solides, qui faisaient face à leur grand adolescent, sans jamais rien lâcher… Ensemble, nous parvenions à faire raccrocher le décrocheur ! Le point commun à ces mères qui s’en sortent ? J’en vois deux : la maîtrise du français et le fait d’avoir un emploi. J’ai souvent perçu que lorsqu’une mère ne comprend pas notre langue, a une vie très éloignée de celle de son fils, ce dernier a honte d’elle. Cacher son (ses) parent(s), avoir honte des siens, c’est un sentiment qui ronge le jeune. De plus, à ses yeux, ses parents n’ont aucune légitimité lorsqu’ils font acte d’autorité puisqu’ils ne sont pas reconnus socialement. Le cinéaste Philippe Faucon retranscrit parfaitement cette ambivalence des sentiments dans le film Fatima (2015). Il trace le portrait d’une femme de ménage d’origine marocaine, prête à tous les sacrifices pour offrir à ses deux filles les études dont elle a été privée. Son aînée la respecte et l’aime ; mais avec sa cadette, un fossé s’est creusé. Maîtrisant mal le français, Fatima a du mal à trouver les mots pour dire à sa fille en rupture qu’elle comprend sa colère et son humiliation d’avoir une mère femme de ménage. Fatima se blesse, et parle de sa douleur à une femme médecin : « Toute ma vie, je me rappellerai du jour où ma fille m’a dit : “Tu n’es pas capable.” »
Un adolescent se construit par l’exemple ; il a donc besoin de trouver, au moins un temps, son parent exemplaire, quitte à choisir ensuite de faire mieux ou autrement que lui. Mais il est délicat de se construire sur la honte de soi, la honte de ses origines. Le sociologue Smaïn Laacher, qui a analysé les cas de réussite scolaire des enfants issus de l’immigration, montre que presque tous ont eu dans leur pays d’origine un grand parent avec un statut élevé, qui était un « exemple » à suivre. Un parent sans légitimité aux yeux de son enfant peut toujours menacer, élever la voix : cela ne sert à rien ! On comprend mieux que certaines mères prisonnières de cette situation baissent les bras… La société devrait les soutenir, mais ce n’est pas simple. Il m’est arrivé de dire : « Il vous faudrait un éducateur, pour accompagner votre garçon » ; les mères recevaient mon conseil comme un camouflet. Et le garçon, de son côté, n’acceptait pas cet éducateur qui débarquait dans son quotidien !
J’observe depuis longtemps qu’en ZEP, l’échec scolaire touche avant tout les garçons de familles monoparentales ; mais ce n’est hélas pas une exclusivité masculine. Les filles, également, sont concernées par cette question mais pas dans les mêmes termes, il me semble. Je connais moins leur situation, car les lycées que j’ai dirigés accueillaient essentiellement des garçons ; les filles se trouvent plutôt dans les filières du tertiaire. En ZEP, tout dépend de l’ambition que les parents ont pour leurs filles. À Gennevilliers, quand je rencontrais les mères, je répétais : « Soyez fières de vos filles ! » L’une d’elles m’avait dit : « Ma fille va aller en S ? Mais ce n’est pas possible ! Moi, j’ai les petits à aller chercher à l’école, le ménage… » Le jeune se construit en fonction de l’ambition que sa famille a pour lui, il a besoin d’être porté par elle. Ces jeunes filles, lorsqu’elles sont ambitieuses et qu’elles ont du tempérament, réussissent très bien !
Devant notre bienveillance face à l’élève en voie de décrochage, certains pourraient nous reprocher de faire « deux poids deux mesures », et de sanctionner plus vite les absences ou le non-rendu des devoirs d’un élève « classique » que ceux d’un élève décrocheur. Cette réflexion sur la différence de traitement, je l’ai davantage entendue de la bouche des enseignants que de celle des élèves. J’ai toujours eu du mal à faire admettre aux professeurs qu’ils n’avaient pas à se préoccuper des justifications d’absence des élèves décrocheurs qui reviennent en cours mais plutôt de la raison de cette absence. En classe, que se passe-t-il lorsqu’un élève est de retour ? Si l’enseignant le renvoie de cours pour qu’il aille justifier son absence — or, cette dernière est le plus souvent non justifiée, en cas de décrochage —, il le perd à nouveau… C’est si compliqué de faire raccrocher un élève décrocheur que ce n’est pas au moment où il remet les pieds en classe qu’il faut lui offrir la possibilité de s’échapper de nouveau, pour aller chez les CPE… ou se promener dans les couloirs ! Car nous l’oublions parfois, mais revenir en classe n’est pas une démarche facile, quand on a été absent depuis des jours, qu’on a perdu le fil. Pour le décrocheur, ne pas venir en cours le protège en effet de l’échec : puisqu’il n’est pas en cours, il ne peut pas être évalué, donc il n’est pas confronté à la douleur de l’insuccès, la déception et la perte de tout espoir. Un raisonnement par l’absurde… mais qui évite de se confronter à de pénibles questions.
Revoilà donc notre décrocheur de retour en classe. Dans l’immédiat, il faut l’accueillir et lui montrer qu’on se soucie de lui, c’est l’essentiel. Je répète aux professeurs : « Dites-lui “je suis content que tu sois revenu ; je veux savoir pourquoi tu n’étais pas là car ton absence est un clignotant pour moi ; mais pour l’instant, tu t’assois et tu prends le cours. Le reste, on verra après.” » Cet accueil ne signifie pas qu’on ferme les yeux sur son absence ; l’élève s’en expliquera plus tard, auprès du CPE, dont c’est le rôle, mais pas pendant l’heure de cours. Cela ne doit pas empêcher le pédagogue de s’interroger sur le « pourquoi » de cette absence. Car si l’école ne peut pas résoudre tous les maux de la société, elle doit tout de même accepter sa part de responsabilité dans les échecs des élèves qui lui sont confiés : « Qu’est-ce que je fais ou ne fais pas pour qu’il ne s’intéresse pas à mes cours et les déserte ? Comment réagir ? Que puis-je proposer pour le motiver ? » Avouons-le : c’est gênant un élève qui « ne joue pas le jeu », qui décroche ou ne travaille pas ! L’enseignant peut être tenté de se débarrasser de la question en rejetant la faute sur l’adolescent ; lequel vient en effet titiller sa compétence professionnelle, qu’il n’a pas forcément envie de questionner. Et pourtant, comme le dit si bien un ancien recteur, quelle est l’entreprise qui pourrait se permettre d’envoyer à la casse chaque année 150 000 automobiles ou autres produits sans se poser de questions et sans rien faire ?
Alors, accepter ainsi l’élève en classe peut-il passer pour du laxisme ? Est-ce faire « deux poids deux mesures » ? À mes yeux, c’est précisément cela, l’accompagnement personnalisé ! Nous ne sommes pas tous égaux, nous n’avons pas tous les mêmes parcours, les mêmes besoins. L’égalité de traitement ne revient pas à traiter tout le monde de la même manière ! D’ailleurs, bien des choses se rangent sous cette bannière de l’égalité… J’aurais beaucoup à dire sur le sujet, moi qui suis passée des ZEP de Seine-Saint-Denis aux beaux quartiers de Neuilly ! L’attitude que je prône n’implique pas que nous privilégions les décrocheurs. Nous l’expliquons en classe : « Certains d’entre vous éprouvent peut-être un sentiment d’injustice, parce qu’ils ont l’impression qu’on tolère chez ce camarade souvent absent un comportement que nous sanctionnons lorsqu’il vient de vous ; mais si on ne fait pas un pas vers lui, il ne viendra plus au lycée. » Les élèves comprennent très bien le sens de notre démarche.
Reste une question, essentielle : jusqu’où aller dans le recul des limites ? Cette interrogation revient souvent en éducation ; un peu comme avec un enfant qu’on menacerait sans cesse d’une punition et qui continuerait à transgresser les règles. Vient un moment où la sanction doit tomber. Lorsque nous avons le sentiment que cette attitude bienveillante produit l’effet inverse de celui recherché, que faire ? Car ne soyons pas angéliques, il arrive que l’élève décrocheur « profite » de notre indulgence : il est toujours en retard ou carrément absent, il a une attitude franchement dilettante en classe. Il n’a manifestement pas compris le message… Il doit réaliser qu’il n’existe pas de vie sans contrainte. Celle-ci est quelquefois difficile à accepter ou à respecter, mais il doit s’y plier. De notre côté, quelle est notre marge de manœuvre ? On explique, on met en place des fiches de suivi (que l’élève doit faire remplir par les professeurs à chaque cours), on individualise, on recule le moment où l’on va sanctionner. Mais un jour, il faut se rendre à l’évidence : ce qui a été essayé n’a pas marché, nous devons changer de discours. Cette nécessité d’un changement, c’est parfois les autres élèves qui nous la rappellent, par exemple s’il se passe des incidents nouveaux en classe : un changement d’attitude de certains, d’autres qui arrivent en retard ou s’absentent sans raison, se disant probablement : « Après tout, si certains le font, pourquoi pas moi ? » C’est comme si la limite acceptable par les élèves et la communauté éducative était en passe d’être franchie. Dans ce cas, il faut dire « Stop, ça suffit », et changer de registre.
Cette voie de formation fonctionne mal en France, particulièrement pour la préparation des diplômes de niveau 5. Et pourtant, c’est une voie qui pourrait accueillir beaucoup de jeunes gens en difficulté scolaire et leur permettre de s’insérer professionnellement. Mais voilà, lorsqu’on dit aux parents d’un jeune de 16 ans qu’il devrait envisager l’alternance, nous essuyons très souvent un refus. Les familles et les élèves ne veulent pas quitter leur établissement pour s’inscrire dans un Centre de formation des apprentis (CFA) souvent installé très loin de leur domicile. Cette difficulté, je l’ai très vite intégrée à mon arrivée au lycée Hénaff et j’ai donc proposé d’ouvrir une section en alternance en plomberie. Je souhaitais faire cohabiter les deux types de formation classique et alternée. Je me suis heurtée dans un premier temps à une opposition de principe des syndicats qui ne souhaitaient pas que le « patronat » s’immisce dans la vie de l’école. Après plusieurs réunions de concertation, la grande majorité des collègues s’est ralliée aux arguments de la direction et était prête à accueillir nos apprentis. Je n’ai pas réussi par contre à vaincre ce que je vais appeler les lourdeurs administratives pour ne pas dire les chaînes de l’administration. En effet, les enseignants qui avaient accepté de prendre en charge l’alternance ne pouvaient pas voir intégrer ces heures dans leur service. Un exemple : un professeur en installations sanitaires et thermiques doit effectuer 18 heures de cours par semaine ; je souhaitais lui proposer de faire la moitié de son service en bac pro « classique » et l’autre moitié en alternance. Cela n’a pas été possible… Les statuts et les textes ne le prévoyaient pas et j’ai quitté Hénaff sans voir l’ouverture de cette voie qui aurait pu faire réussir des élèves qui avaient besoin de financer leurs études.
Mais après vingt-sept ans dans ce métier, je continue de croire que les revirements de situation sont possibles. Dans l’enseignement professionnel, j’ai assisté à quelques-uns, spectaculaires. Rappelons le contexte : dans les sections du bâtiment, il nous arrivait des élèves qui pour 80 % d’entre eux n’avaient pas choisi d’être là… et nous le faisaient bruyamment savoir ! Il nous fallait donc les apprivoiser. Pour cela, nous devions dans un premier temps les mettre en situation de réussir quitte à baisser un peu le niveau. L’école devait permettre à chacun de ces garçons de reconstruire une image de soi positive — ce qui est quand même le but premier de notre institution ! Pour y parvenir, nous devions être ambitieux pour eux, avoir confiance en eux, et sans arrêt valoriser leurs réussites. Puis dans un deuxième temps, nous leur proposions l’excellence : « Vous pouvez être les meilleurs dans votre discipline ! » Par exemple, nous avions inscrit nos jeunes dans différents concours des Meilleurs ouvriers de France (MOF) : pendant une partie de l’année (en dehors des heures de cours), les volontaires préparaient leur « œuvre », en travaillant avec un professeur, sur le principe du compagnonnage. En février-mars, il présentait le fruit de leur labeur à un jury national. Ce concours créait une saine émulation entre nos élèves : ils se laissaient prendre au jeu et, encadrés par des enseignants qui croyaient en eux, ils s’accrochaient. Au point qu’il a fallu ouvrir le lycée le samedi et pendant les petites vacances, pour accueillir les plus ambitieux ! Quel bonheur pour nous de voir ces lycéens — dont certains étaient au bord du décrochage peu de temps auparavant — se mobiliser ainsi. Plusieurs filières s’y étaient mises : la plomberie, la menuiserie et l’ébénisterie. Quel que soit le résultat de nos élèves au concours, nous exposions leurs œuvres pendant les Journées portes ouvertes. Ils étaient fiers… Et un cercle vertueux s’enclenchait : ce que nous avions initié commençait à se savoir, donc à la rentrée suivante, nous avions plus de candidats dans ces filières. Nous remplissions nos classes un peu moins « par défaut » que les années précédentes. Nos élèves obtenaient de meilleurs résultats… ce qui attirait plus de candidats ; donc les résultats s’amélioraient de nouveau. Voilà comment s’est modifiée peu à peu l’image de ces filières.
Nos lycéens ont souvent été primés à ces concours. Une année, l’un d’eux a reçu un premier prix en installations sanitaires et thermiques. Je me souviens encore de sa pièce. C’était une œuvre d’art ! Vissée sur une plaque de contreplaqué, elle était composée de différents tubes. Le travail était si minutieux qu’on ne voyait pas les traces de soudure. Habituellement, les élèves quittent le lycée avec leur œuvre, mais ce jeune homme nous avait laissé la sienne, pour l’exemple. Nous l’avons gardée des années.
Le rapport du jeune à sa production faisait l’objet de toute notre attention. Je tenais beaucoup à ce que les élèves soient fiers de ce qu’ils fabriquaient, car ils y mettaient un peu d’eux-mêmes. C’est pourquoi j’avais demandé aux professeurs d’ateliers de ne plus faire de « pièces poubelles », c’est-à-dire des pièces jetées aussitôt qu’elles étaient terminées. Cette pratique n’était pas valorisante, surtout en début d’année, au moment où l’on fait découvrir ces filières. J’avais donc demandé aux professeurs de trouver une pièce facilement réalisable, belle et utile, dont le jeune pourrait être fier. En ébénisterie, les professeurs ont suggéré que les élèves réalisent un échiquier. Pour des apprentis ébénistes, ce projet, relevant de la marqueterie, était captivant, car complexe et esthétique. Cet échiquier, les lycéens le fabriquaient pour l’offrir à leurs parents à Noël. Il est sorti des ateliers des pièces magnifiques. Il faut quelques stratégies de ce genre pour motiver les élèves. De cette manière, ils enclenchent un processus de réussite qui dans la plupart des cas s’installe dans la durée. De mon côté, j’ai toujours pris le temps d’échanger avec les élèves dans les ateliers et de m’intéresser à leurs réalisations.
J’ai également remis en place la distribution des prix. Cela peut paraître ringard ou désuet ? Mais la cérémonie plaisait beaucoup ! Comme nous avions la chance de disposer d’une taxe d’apprentissage substantielle, nous profitions de cette occasion pour offrir des cadeaux aux meilleurs élèves, car le mérite doit être valorisé ; je me souviens notamment de belles mallettes en cuir, reçues par les plombiers. Quant aux enfants, ils étaient fiers de montrer à leurs parents ce qu’ils avaient fabriqué tout au long de l’année, et les parents étaient ravis, à leur tour, d’éprouver de la fierté devant les réussites de leur enfant. Cela initiait quelque chose de positif et redonnait une sorte de « normalité » dans la relation parents/enfants/école…
Un autre souvenir de revirement m’a beaucoup émue ; nous sommes à Bagnolet, un soir de réunion parents/professeurs. À cette occasion, je suis dans les couloirs, discutant avec les familles, très présentes à ces rencontres. Nous venions de remettre les bulletins du premier trimestre et je croise dans le couloir Ismaël, un élève de seconde Bois et matériaux associés. Son bulletin à la main, il pleurait : « Regardez, madame, j’ai eu les félicitations ! Mon père va être tellement fier de moi. » Il avait 15 ans et pleurait de bonheur en éprouvant, peut-être pour la première fois, la normalité d’un parcours scolaire sans accroc.
Ce qui avait fait le déclic, pour lui comme pour quantité d’autres ? Nous l’avions rassuré et lui avions redonné confiance : « Mais non, tu n’es pas nul, tu peux réussir, et donner le meilleur de toi. » Et nos professeurs, remarquables, prenaient chaque jeune tel qu’il était, là où il en était, le faisaient avancer, le valorisaient quand il réussissait et lui donnaient envie de recommencer en cas d’échec, sans jamais le stigmatiser. Il y avait aussi un vrai projet d’établissement pour tirer le meilleur de chaque élève. Nous étions bienveillants, mais exigeants, aussi : nous avions de l’ambition pour eux. Nous valorisions le bonheur de réussir mais sans oublier de montrer les limites à ceux qui étaient tentés de les franchir. Nos méthodes ne fonctionnaient pas avec tous les élèves, mais la grande majorité revenait au lycée tous les matins. Car je ne connais pas beaucoup d’enfants qui réussissent à l’école, qui sont fiers de ce qu’ils réalisent, et qui n’ont pas envie de regoûter à ce bonheur-là…