Chapitre 1

Montréal, octobre - novembre 2003

« Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues

Je t’aime pour tout le temps où je n’ai pas vécu. »

JE TAIME, DE PHILIPPE GÉRARD,

INTERPRÉTÉ PAR YVES MONTAND

La voix grave de Cesaria Evora remplissait la maison de ses refrains sensuels, fascinants, envoûtants. Jeanne avait poussé la musique à son plus haut niveau et les échos débordaient jusque sur la terrasse, avant de se perdre au fond du jardin.

Septembre avait commencé à colorer le paysage, octobre avait complété le tableau. Le fusain ailé rougissait de la tête aux pieds, magnifique, alors que l’érable, qui avait atteint des dimensions respectables, était plutôt porté vers les orangés et s’affirmait comme le gardien de la cour. Posée en trait d’union, une roseraie somptueuse, n’ayant pas encore perdu de sa luxuriance, ajoutait à la palette automnale une dégradation de pêche et de rose qui adoucissait agréablement la vivacité colorée de la saison.

Jeanne adorait l’automne. Chez elle ou au marché, dans la forêt ou sur le moindre sentier, ce foisonnement de coloris lui donnait une sensation d’abondance qui la comblait. Elle se sentait riche de toutes ces couleurs qui rivalisaient entre elles, riche de ce temps des moissons qui disait la table bien garnie.

Même si le disque qu’elle avait choisi avait indéniablement des connotations de soleil et d’été, mélange de fado et de musique exotique, Jeanne trouvait que la chaleur lascive qui enveloppait la voix de madame Evora se mariait merveilleusement bien aux tonalités de son jardin. Quand elle fermait les yeux, il lui semblait sentir les effluves des eucalyptus et des bougainvilliers, sans savoir vraiment si ces arbustes existaient au Cap-Vert d’où venait sa chanteuse fétiche.

L’air avait encore quelque douceur qui faisait penser à l’été et, les yeux mi-clos, Jeanne sirotait son troisième café du matin, plus avachie qu’assise sur une des chaises de rotin de la terrasse, toujours en pyjama. Le soleil caressait la peau de son visage, de ses bras et un oiseau impertinent se permit de faire concurrence à sa chanteuse préférée avec quelques trilles particulièrement aiguës.

Jeanne inspira profondément.

Jamais elle n’aurait pu imaginer qu’elle serait aussi heureuse d’être à la retraite. Pourtant, elle avait passé les derniers mois à anticiper le premier jour où elle n’aurait pas à se présenter au Jardin botanique. Elle y avait vécu des années merveilleuses, entourée de plantes, à esquisser des projets pour enjoliver les plates-bandes selon les thèmes et les expositions.

Quitter son travail avait été une décision difficile à prendre. Mais là comme ailleurs, les patrons devaient couper dans les dépenses. On avait décidé de réduire le personnel en commençant par offrir une retraite anticipée à ceux qui le voulaient bien. La prime de départ qu’on avait proposée à Jeanne avait finalement réussi à la convaincre.

Contre toute attente, elle pourrait enfin avoir une serre bien à elle, dans sa cour. Elle en avait tellement rêvé que cette perspective avait scellé le sort des années à venir. À la fin du mois d’août, Jeanne avait donc enveloppé ses outils de jardinage dans la grande bâche qu’elle étendait sur le sol quand elle travaillait la terre, elle avait versé quelques larmes au dîner que ses compagnons de travail avaient organisé pour elle puis, un peu plus tard, vers la fin de l’après-midi, après avoir étiré l’élastique du temps au maximum, elle avait emprunté le pont Champlain pour une dernière fois à l’heure de pointe.

Le lendemain matin, elle s’était permis un sourire moqueur à l’intention de Thomas qui avait dû partir dès l’aube pour arriver à temps au laboratoire. Dehors, il tombait des cordes. Les ponts devaient déjà être engorgés.

— Bonne journée, mon chéri, avait-elle lancé goguenarde en s’enroulant confortablement dans les draps. Je crois que je vais dormir encore un peu, il ne fait pas encore jour.

Thomas avait répliqué d’une grimace polissonne avant de refermer la porte doucement sur lui. Ce matin-là, Jeanne n’aurait changé de place avec personne. N’empêche qu’elle avait tout de même connu plusieurs instants nostalgiques quand elle repensait à son travail. Elle avait tellement bûché pour en arriver là ! À commencer par mettre ses ambitions personnelles sur la glace, le temps de permettre à Thomas de terminer ses études. À cette époque, elle travaillait toujours à temps partiel. Le soir, parce qu’elle était allergique à l’idée de faire garder son fils. Trente-six métiers, trente-six misères ! Caissière, commis, réceptionniste et enfin, après quatre ans de frustration, vendeuse chez un fleuriste. Tout comme les roses qu’elle mettait en bouquets, Jeanne s’était épanouie. Quelques années plus tard, quand Olivier était entré à l’école, il y avait eu une année bénie où elle avait pu combiner travail et études. Mais l’extase n’avait pas duré. Elle avait à peine eu le temps d’envoyer ses papiers pour l’admission de l’année suivante qu’elle comprenait qu’elle était enceinte une seconde fois. Non que ce fut une déception, Thomas et elle en parlaient régulièrement de ce deuxième enfant. Pour Olivier, pour répondre à la conception qu’ils se faisaient d’une vraie famille, ils se réjouissaient. Mais Jeanne n’aurait pas le choix de repousser les études encore une fois. Quand, de surcroît, ils avaient appris qu’elle attendait des jumeaux, Jeanne avait même cru que jamais elle ne pourrait arriver à exercer un métier. Pourtant, les revenus de Thomas, comme chercheur, suffisaient à peine à joindre les deux bouts.

Les années de pain noir semblaient ne jamais vouloir finir.

Ce fut à cette époque que le père de Jeanne décida d’intervenir. Sa fille et son gendre avaient fait plus que leurs preuves. Ils avaient du cœur au ventre et lui de l’argent à ne savoir qu’en faire. Il leur avait donc offert une maison. Celle qu’ils habitaient toujours, d’ailleurs. À partir de ce moment, les choses avaient semblé se placer d’elles-mêmes. Même s’il fallait tout faire en double, les jumeaux s’étaient avérés des bébés faciles, toujours souriants. Ils avaient à peine six mois lorsque Jeanne avait recommencé les études, ayant trouvé la perle rare pour s’occuper de sa petite famille quand elle s’absentait. Une vraie Mary Poppins ! Deux ans plus tard, bardée à son tour d’un diplôme universitaire, Jeanne s’était trouvé un emploi à la ville de Montréal, avant d’être engagée au Jardin botanique où elle avait passé les quelques vingt dernières années de sa vie. Vingt merveilleuses années où elle avait réussi à faire cohabiter en harmonie son rôle de mère et celui d’horticultrice.

Et voilà que déjà, tout cela était derrière elle.

Une auto klaxonna dans la rue voisine et Jeanne ouvrit les yeux, un peu surprise de se voir là, assise paisiblement sur la terrasse. D’avoir repensé à ses années de jeunesse avait fait lever un petit vent de nostalgie, elle qui se réjouissait d’être retraitée quelques instants auparavant. Jeanne soupira. C’était bien elle, ça, de passer d’un extrême à l’autre sans transition. Un vrai yo-yo ! Mais elle avait peut-être raison quand elle se disait que la vie avait passé vite, trop vite. Du moins, l’image qu’elle s’était toujours faite de la vie, celle des activités, des projets, des obligations. Cette vie-là était déjà derrière elle. Qu’allait-elle faire maintenant de tout ce temps libre ?

« De tout ce temps inutile », pensa-t-elle involontairement.

Ils avaient eu beau en parler et en reparler, Thomas et elle, la retraite n’était quand même pas aussi facile à aborder qu’ils se l’étaient imaginé.

— Peut-être que je verrai les choses différemment le jour où Thomas restera ici, lui aussi, murmura-t-elle en s’étirant longuement.

Sur ce, elle éclata de rire. Assez, de ressasser les idées sombres ! Il faisait trop beau. Se redressant vivement, elle se leva, attrapa sa tasse par l’anse et se dirigea vers la porte qui donnait sur la cuisine.

— Et dire que je me languissais d’être enfin libre, de réaliser les projets que je n’avais pas eu le temps de faire auparavant, sermonna-t-elle à voix haute. Maintenant, j’ai du temps tant que j’en veux, mais je ne sais pas quoi en faire. J’aurais dû dresser une liste !

Jeanne s’arrêta brusquement sur le seuil de la porte française qui était encore ouverte à ce temps-ci de l’année, tellement il faisait beau.

— Et si je commençais par cet abonnement au centre de conditionnement physique que je remets depuis trop longtemps déjà ?

Jeanne jeta un regard furtif sur sa taille qui s’était épaissie brusquement au début de la cinquantaine. Elle fit une petite grimace et claqua des doigts.

— Oui, excellente idée. Je prends une douche et je file au centre.

Toutefois, à peine avait-elle eu le temps de déposer sa tasse dans le lave-vaisselle que le téléphone sonnait. Jeanne sursauta, fronça les sourcils.

Et si c’était encore Sébastien venu quêter quelques graines pour subsister jusqu’à la semaine prochaine ?

Jeanne hésita le temps de deux sonneries. Sébastien était l’enjôleur, le séducteur de la famille. Elle savait qu’elle ne saurait lui résister bien longtemps. Malgré tout, la curiosité finit par l’emporter et elle décrocha, un pli d’impatience barrant son front. Heureusement, ce n’était pas Sébastien. Dès qu’elle entendit la voix à l’autre bout du fil, sa physionomie changea radicalement. De morose qu’il était, son visage afficha une visible satisfaction qui se traduisit rapidement par un large sourire s’étirant d’une oreille à l’autre. Quelques instants plus tard, elle raccrochait vivement, subitement très pressée.

— Yes ! lança-t-elle en se précipitant vers l’escalier.

En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, Jeanne était déjà à l’étage des chambres et on entendait le crépitement de l’eau qui heurtait la porte de verre de la cabine de douche.

L’entrepreneur dont elle avait retenu les services pour la construction de la serre venait de l’appeler avec une semaine d’avance. Il était prêt à commencer les travaux, il serait là dans l’heure pour prendre les mesures exactes et délimiter l’emplacement.

Tout en s’habillant d’un jeans et d’une chemise, Jeanne fit un rapide calcul mental. Avec un peu de chance, elle pourrait organiser un souper dans la serre pour célébrer les cinquante-cinq ans de Thomas. Un beau buffet qui réunirait famille et amis.

— Yes ! lança-t-elle pour la seconde fois en quelques minutes à peine, avant de pousser un profond soupir.

Quand Jeanne se sentait bien, elle avait la fâcheuse manie de lancer des Yes à tout propos. Elle en était consciente, trouvait la chose un peu agaçante, mais n’avait jamais réussi à se corriger.

— Tant pis, analysa-t-elle en redescendant vers la cuisine. C’est mieux ça que de dire des gros mots.

Elle traversa la cuisine en coup de vent, ressortit de la maison et se précipita vers le cabanon. Elle voulait planter les quatre piquets qui détermineraient les dimensions de la serre avant l’arrivée de l’entrepreneur.

Et elle avait totalement oublié qu’elle avait projeté s’inscrire au centre de conditionnement physique de son quartier.

Quand Thomas revint du travail ce soir-là, il trouva Jeanne encore au jardin. Elle avait installé une chaise de parterre au beau milieu de l’endroit où se situerait la serre et, tout en sirotant une bière, elle analysait la vue et l’orientation du soleil qui commençait à baisser en cette fin d’après-midi d’octobre. À voir les piquets maintenant reliés d’un ruban de plastique jaune, il était évident que la serre bénéficierait d’un ensoleillement optimal. Près de la moitié de l’espace était encore bien éclairée par les rayons presque chauds. Et on était en automne !

Durant un court moment, Thomas resta dans la pénombre de la maison, se contentant de regarder celle qui était sa femme depuis si longtemps déjà et qu’il aimait toujours.

Jeanne sirotait sa bière à petites gorgées sensuelles, laissant le liquide froid et pétillant descendre lentement dans sa gorge après avoir rafraîchi son palais. Elle ne buvait pas beaucoup. L’occasion devait être très importante pour qu’elle se décide à décapsuler une bière quand elle était seule à la maison. Aujourd’hui, elle avait jugé que l’événement en valait la peine. Cette serre, elle l’avait tellement imaginée, tellement désirée sans oser croire qu’un jour ses désirs deviendraient réalité ! Et voilà que c’était fait. Demain à la première heure, l’opérateur de machinerie lourde serait là pour creuser le trou qui recevrait les fondations.

— La pépine va arriver pour sept heures, avait précisé monsieur Bolduc. Jamais avant à cause des voisins. Mon gars aime bien prendre tout son temps. Il aime bien examiner les alentours en sirotant un café avant de commencer son ouvrage. J’aime mieux vous prévenir : il a l’air d’un gros ours mal léché. Mais n’ayez pas peur ! Quand y fait marcher sa machine, y’est aussi délicat que si y faisait un manucure. C’est un artiste dans l’âme, le Roland. Après, les gars vont venir pour placer le coffrage de la footing. Jeudi matin, c’est le plombier qui va faire les raccordements pis le lendemain, s’y fait toujours beau, on coule. Lundi prochain, on vient monter la structure. Si y continue de faire beau, dans huit à dix jours, ça va être fini.

Tandis qu’il énumérait les étapes de la construction, Germain Bolduc calculait sur ses doigts. Jeanne l’avait écouté les yeux mi-clos, ravie. Maintenant, elle se répétait ces mots, un sourire vague aux lèvres. Dix jours, dans dix jours au plus tard, elle pourrait commencer à placer des tables pour ses plantes. C’était à la fois très court et très long. Mentalement, elle voyait déjà la serre foisonnant de plantes exotiques luxuriantes, se réservant cependant un bel espace près de la maison pour installer une table et deux fauteuils confortables. Pour la lecture et les casse-tête. Thomas et elle adoraient faire des casse-tête ensemble, épaule contre épaule. Thomas disait souvent que c’était ainsi qu’il était tombé amoureux d’elle, épaule contre épaule et cuisse contre cuisse.

Thomas… Jeanne accentua son sourire.

Il avait quand même sourcillé un peu quand, catégorique, elle avait décrété que la vocation de la porte de service donnant sur la cuisine allait changer. Ce serait désormais le seuil de la serre. Thomas, qui aimait bien cet accès direct à la cour, avait tenté de la raisonner mais, rien à faire. Pas question pour elle de passer par le garage pour se rendre dans son petit paradis.

— Pense un peu à l’économie de chauffage en hiver ! avait-elle alors argumenté. Même par grands froids, c’est chaud dans une serre quand il fait soleil. On n’aura qu’à laisser la porte ouverte et toute la cuisine va en profiter. Et puis l’humidité va contrebalancer la sécheresse occasionnée par nos nombreux feux de foyer.

L’argumentation avait semblé porter ses fruits. De toute façon, Thomas ne se faisait jamais tirer l’oreille très longtemps. C’était un homme à la logique implacable. Il suffisait d’apporter les bons arguments pour le rallier facilement à sa cause.

Ce fut à cette réflexion, l’imaginant sourcils froncés à l’écouter attentivement, que Jeanne sut qu’il était là, à la regarder en catimini comme il le faisait encore très souvent. Il n’y avait que le regard de Thomas pour lui brûler la nuque ainsi. Ce regard de tendresse et de désir qui n’avaient pas tiédi au fil des ans. Elle savait sa présence aussi sûrement que s’il l’avait interpellée.

Jeanne prit tout de même le temps de s’étirer en tenant sa bouteille devant elle, par le goulot, en équilibre pour ne rien renverser, inspirant profondément, tellement l’instant lui semblait magique. Puis elle se retourna, affichant un sourire à la sincérité éclatante. Thomas était déjà sur la terrasse. Il répondit à son sourire.

— D’après ce que je vois, fit-il en pointant un des piquets, les travaux vont commencer plus tôt que prévu. C’est bien ça ?

Thomas avait descendu les trois marches qui menaient au parterre. Il tendait la main pour se saisir de la bouteille de Jeanne afin de prendre une gorgée.

— C’est bien ça, confirma Jeanne en se levant. Demain matin, tu vas avoir le plaisir de déjeuner au son caressant d’une pépine, prédit-elle en imitant la voix rocailleuse de l’entrepreneur.

— Caressant ?

— Tout à fait. Paraîtrait-il que le Roland qui actionne ladite machine est un artiste en son genre.

— Oh !

— Comme tu dis !

Thomas pivota sur lui-même tout en buvant. Puis, s’essuyant la bouche du revers de la main, il demanda :

— Tu ne trouves pas que c’est un peu grand ? Il ne restera presque plus…

— Comment, trop grand ?

Jeanne s’était retournée d’un bloc, furieuse d’avoir encore une fois à débattre son point de vue. Elle avait mordu à l’hameçon sans remarquer la lueur goguenarde qui brillait dans le regard de son mari. Quand il éclata de rire bruyamment en lui redonnant la bouteille, elle baissa les yeux, déconfite. Même après toutes ces années, Thomas arrivait encore régulièrement à la faire grimper aux rideaux avec son petit air pince-sans-rire.

— Tu m’as encore eue ! Mais je vais quand même répondre à ta question : non, ce n’est pas trop grand. J’ai bien l’intention de me mettre à la culture des bonsaïs comme j’en ai si souvent parlé. Et puis je veux préparer les plantes pour les jardinières, transformer la cour en mini jardin botanique, faire des semis pour…

Comme l’avait fait l’entrepreneur un peu plus tôt dans la journée, Jeanne soulignait son énumération d’un calcul sur ses doigts, les yeux brillants de cette vision intérieure où elle détaillait déjà l’inventaire des plantes de sa serre. Au regard qu’il posait sur elle, Jeanne comprit aussitôt que Thomas continuait à se moquer gentiment d’elle. Elle coupa court en s’approchant de lui pour se pendre à son cou.

— Voilà ! Tu sais tout de mes ambitions. J’espère seulement que M. Bolduc dit vrai quand il parle de son employé. Je ne voudrais pas qu’il massacre toute la cour avec sa machine. Si c’est un artiste, il va devoir faire dans la dentelle pour ménager les rosiers qui ne sont pas très loin.

— Avec toi comme contremaître, je n’ai aucune crainte.

Effectivement, Jeanne se métamorphosa en chef de chantier minutieux, voire tatillon, dès le lendemain à l’aube. Elle avait l’œil à tout, n’autorisait aucun relâchement. Sévérité cependant enveloppée des effluves d’un très bon café qu’elle distribuait avec libéralité et accompagné d’un dessert nouveau, chaque jour, qu’elle offrait avec tant de gentillesse qu’aucun des ouvriers ne put lui résister. Jeanne et la générosité ne faisaient qu’un. On accepta donc ses remarques et ses exigences sans sourciller, comme on accepta avec plaisir son café et ses gâteries. La température se prêta au jeu et si, par quelque caprice des nuages, le soleil était absent, le thermomètre ne descendit jamais sous les dix degrés et la pluie se contenta de menacer, sans plus, pour ne pas déroger aux volontés de Jeanne. En neuf jours bien comptés, sur le coup de midi, sous un soleil du meilleur augure, la serre se dressait triomphalement contre le flanc de brique de la maison. M. Bolduc bombait le torse de fierté alors que Jeanne se faisait un plaisir de signer le dernier chèque. Si, comme Thomas l’avait laissé entendre, l’ajout semblait un peu massif pour les dimensions de leur résidence, la transparence du verre lui donnait tout de même une certaine allure aérienne et ne déparait pas vraiment le jardin.

Quand Thomas revint du travail, l’évident bonheur de Jeanne, sa fierté débordante lui firent accepter l’ensemble avec souplesse.

— Heureuse ? demanda-t-il gentiment, même s’il savait pertinemment la réponse.

Jeanne se contenta d’un regard pour lui répondre. Ses yeux brillaient comme des étoiles.

— Et maintenant, le verdict de la progéniture, lança-t-elle derrière elle en regagnant la cuisine. J’ai quelques coups de fil à donner !

Olivier et Mélanie se présentèrent à la maison pour apprécier le chef-d’œuvre dès le lendemain. En bons enfants de leur époque, ils y allèrent de quelques commentaires négatifs :

— L’escalier est un peu abrupt, l’évier est trop petit, la porte donnant sur la cour aurait dû être du côté de la terrasse.

« Tiens c’est pas bête ça », pensa Jeanne, déçue de ne pas avoir mieux planifié son affaire. Mais comme il était trop tard pour remédier à la situation, elle s’abstint d’approuver le commentaire d’Olivier qu’elle avait toujours trouvé un peu trop cartésien. À chacun son orgueil ! Malgré cela, dans l’ensemble, Olivier et Mélanie approuvèrent chaleureusement avant de chaparder un petit morceau de gâteau. Peu après, ils embrassaient Jeanne et Thomas avec l’effusion qui leur était coutumière et ils repartaient comme ils étaient venus, sur les chapeaux de roues.

— Promis, on vient dimanche, avait lancé Olivier avant de s’engouffrer dans sa petite auto sport décapotable.

Promesse tenue habituellement une fois sur quatre ! Mais Thomas et Jeanne ne s’en formalisaient pas. La vie d’aujourd’hui était autrement plus survoltée que celle de leurs jeunes années et ils comprenaient que leur fils aîné puisse avoir envie de rester chez lui à se détendre auprès de sa petite famille.

À partir de ce jour, les brefs moments de nostalgie de Jeanne furent chose du passé et elle s’employa à aménager sa serre avec un grand enthousiasme. Tréteaux et planches furent livrés dans la semaine et elle passa le plus clair de son temps le nez plongé dans les revues spécialisées pour préparer la liste des boutures, graines et autres accessoires qu’elle jugeait nécessaire de commander. Parallèlement, elle dressa une seconde liste, celle des invités, pour la fête qu’elle voulait organiser afin de souligner les cinquante-cinq ans de Thomas et qui aurait lieu au début de novembre.

Elle planifia donc soigneusement le menu de cette soirée qu’elle voulait grandiose et lança quelques invitations. Finalement, il ne resta plus qu’à manigancer une sortie logique avec Mélanie pour éloigner Thomas le samedi suivant. Pour une fois que Jeanne avait réussi à tenir sa langue, elle voulait que la fête soit une vraie surprise pour son mari. Ce fut Mélanie qui trouva l’excuse.

— Papa, j’aimerais que tu m’accompagnes samedi pour me choisir un vélo. Maxime doit travailler et il ne pourra pas venir avec moi. Qu’est-ce que t’en dis ?

Mélanie s’était arrêtée quelques instants chez ses parents avant de rentrer chez elle comme elle le faisait régulièrement quand son copain avait à travailler le soir. Thomas leva un regard surpris.

— Un vélo ? En novembre ?

Mélanie fit la moue, comme lorsqu’elle voulait amadouer son père, enfant. Une moue dont on ne savait si elle exprimait une simple déception ou si elle était les prémices d’une bonne crise de larmes. Thomas y avait toujours été sensible. Mélanie accompagna ce petit rictus d’un haussement de l’épaule droite.

— Pourquoi pas ? J’ai pensé qu’à ce temps-ci de l’année, il serait facile d’obtenir une réduction. Tu ne penses pas ?

L’économe qui sommeillait toujours d’un seul œil en Thomas trouva son compte dans la répartie de Mélanie. Il ne put s’empêcher d’approuver, même s’il avait prévu aider Jeanne à monter les établis dans la serre.

— Ouais, vu sous cet angle, tu as raison.

Tout en parlant, il s’était retourné vers Jeanne.

— Qu’est-ce que tu en penses ? Si je vais avec Mélanie, je ne pourrai pas t’aider à…

Jeanne l’interrompit d’un geste de la main un tantinet précipité.

— C’est une excellente idée ! Quoi de mieux, en effet, que d’acheter un vélo en novembre ! Presque personne dans les magasins, des commis disponibles. Il ne faudrait surtout pas que Mélanie rate une bonne occasion à cause de la serre.

Le regard de Mélanie, que Jeanne aperçut par-dessus l’épaule de Thomas, lançait des avertissements. Jeanne comprit aussitôt qu’elle en mettait peut-être un peu plus que nécessaire. Rouge comme une tomate, elle détourna alors la tête pour revenir face à l’évier.

— Tu feras comme tu veux, laissa-t-elle tomber d’une voix étrangement éteinte à côté de l’enthousiasme qu’elle affichait quelques secondes auparavant. La serre sera encore là dimanche, tu sais.

Habitué aux changements d’humeur de Jeanne, Thomas ne fut ni surpris ni agacé par l’attitude de sa femme. Il prit le temps de soupeser le pour et le contre avant de lancer, au grand soulagement de Jeanne et Mélanie :

— D’accord. Je vais t’accompagner samedi. Je passe te prendre vers 11 heures. Comme ça, si tu trouves quelque chose, je pourrai le mettre dans la Caravan et l’apporter jusque chez toi.

— Merci papa ! Si tu savais comme ça me fait plaisir. Je vais avoir l’impression de redevenir une petite fille !

Ce fut ainsi que Jeanne réussit à se débarrasser de Thomas le samedi suivant. Mélanie lui avait promis de se montrer on ne peut plus capricieuse.

— Et comme je n’ai pas vraiment besoin de vélo, on va rentrer bredouille ! J’espère seulement arriver à garder papa avec moi jusqu’à la fin de l’après-midi. Tu sais à quel point il déteste magasiner.

— Je sais ! Mais je te fais confiance. Tu as toujours su le mener par le bout du nez. Sers-toi de ton charme !

— Facile à dire, ça !

— Tu vas trouver, fit Jeanne catégorique. Emmène-le prendre un café, trouve-toi d’autres courses à faire. Débrouille-toi ! Je ne veux pas le voir revenir avant quatre heures et demie. Et trouve un prétexte pour être avec lui. Je ne voudrais pas que tu rates le début de la soirée.

Ainsi assurée d’avoir la journée à elle, Jeanne poussa un profond soupir de soulagement quand leur vieille Caravan rouge vif tourna le coin de la rue, peu avant midi, le samedi suivant.

— Enfin !

La journée passa en coup de vent.

Elle rapatria toutes les plantes de la maison dans la serre, les disposa avec goût. Elle se servit des tréteaux et des planches pour faire une longue table temporaire qui supporterait le buffet, y déposa sa plus belle nappe. Son père et Sébastien devaient arriver un peu plus tôt que les autres invités, apportant avec eux des brassées de roses et de gerberas qu’ils auraient achetées aux serres de Rose Drummond en passant. Tous les pots à fleurs et à jus disponibles attendaient, bien cordés sur le comptoir de la cuisine, pour recevoir les bouquets. Elle en avait même emprunté à sa voisine Madeleine.

Le temps de passer l’aspirateur à la grandeur de la maison, de faire un ménage succinct des salles de bain, de prendre une douche et se maquiller et il était déjà trois heures. Sur le gravier de l’entrée, une voiture se stationnait. Probablement son père et Sébastien qui arrivaient.

À quatre heures, tous les invités étaient agglutinés autour de l’îlot de la cuisine. Julien, le fils aîné d’Olivier, était de faction dans l’ancienne chambre de son père et surveillait l’intersection. Du haut de ses presque cinq ans, il prenait son rôle très au sérieux. C’était lui qui avertirait tout le monde quand il verrait apparaître l’auto de son grand-père au coin de la rue. À l’image de son père, malgré son jeune âge, cet enfant-là était un spécialiste des automobiles en tout genre.

— N’aie pas peur, grand-maman, je ne me tromperai pas !

Le petit garçon avait redressé les épaules et fixait Jeanne, sûr de lui. Il ressemblait tellement à Olivier au même âge que Jeanne sentit l’émotion d’une larme piquer sa paupière. Dieu que la vie avait passé vite !

— Je te fais entièrement confiance, mon grand, confirma-t-elle en lui ébouriffant les cheveux. Dès que tu aperçois l’auto de grand-papa Thomas, tu cries très fort pour qu’on t’entende bien. Pour l’instant, tout le monde est dans la cuisine.

— Promis. Tu vas voir comme j’ai une bonne voix.

Il ne pouvait si bien dire ! Le cri strident que Julien poussa quinze minutes plus tard aurait suffi à réveiller les morts. D’une seule vague, les invités se précipitèrent vers la serre, rigolant comme des enfants. Julien avait trouvé moyen de se joindre au groupe, puisqu’il avait dévalé l’escalier sur la rampe, au risque de se rompre le cou.

— Doucement, jeune homme, tu vas tomber et te faire mal.

Le gamin ne s’était pas donné la peine de répondre. Les grands-mères ne connaissant rien à ces jeux de garçons, grand-maman Jeanne n’aurait rien compris. Excité comme une puce, il se glissa entre son père et sa mère, jouant du coude avec son petit frère Alexis pour se frayer une place.

Un silence approximatif s’abattit sur la serre. Tout le monde avait l’oreille tendue.

Les voitures ayant été stationnées suffisamment loin pour ne pas susciter d’interrogations, Thomas sortit de la sienne de fort mauvaise humeur. Il avait perdu sa journée. Jamais Mélanie n’avait été aussi difficile à contenter. Tellement difficile que finalement, ils revenaient bredouilles. Tout au long du chemin de retour, il avait ruminé dans sa barbe, répondant à sa fille uniquement par onomatopées. Dès qu’il eut mis pied à terre, Thomas claqua vigoureusement la portière de la Caravan sans se douter que ce faisant, il venait d’annoncer clairement son arrivée chez lui. Jeanne se précipita à l’entrée pour être bien certaine qu’il ne passerait pas par l’arrière.

Tout à sa mauvaise humeur, Thomas passa devant Jeanne sans dire un mot. Il ne remarqua pas non plus que l’immense ficus de l’entrée avait disparu. Tout ce qu’il voulait, c’était une bonne bière froide et son fauteuil préféré. Jeanne lui emboîta le pas. Un simple regard de Mélanie, qui secouait une main devant elle en faisant la grimace, avait suffi à la renseigner sur l’humeur plutôt ombrageuse de Thomas.

— Et si nous prenions l’apéritif dans la serre, proposa-t-elle.

— La serre ?

C’était au tour de Thomas de grimacer.

— Non, pas vraiment. Si on avait pu l’aménager, je ne dis pas, mais…

— S’il te plaît ! J’ai installé deux chaises et une petite table. Tu vas voir, on va être bien.

Thomas poussa un profond soupir. Il n’avait pas envie de s’installer sur une petite chaise droite sans confort. Mais il y avait tellement d’attente dans le regard de Jeanne qu’il ne put refuser.

— D’accord. Le temps de prendre une bière. Après, je m’installe au salon. Ah oui ! Mélanie s’est invitée à souper. J’espère que ça ne te dérange pas trop ?

C’était un peu méchant, mais Thomas n’avait pu retenir cette petite pique à l’égard de sa fille. Tout l’après-midi, il avait eu l’impression de traîner derrière lui une gamine capricieuse. Jeanne se hâta de replacer les choses.

— Mais non, ça ne me dérange pas ! Qu’est-ce que cette idée-là ? Depuis quand un des enfants dérange-t-il ? Va dans la serre, je te rejoins.

Jeanne se sentait fébrile. Comment Thomas accepterait-il la présence de tous ces gens venus expressément pour lui ? Non qu’il fut un ermite, Thomas aimait la bonne compagnie et les soirées entre amis. Mais il était, par contre, allergique aux honneurs en tout genre.

Ouvrant le réfrigérateur, il saisit deux bouteilles par le goulot et s’approchant de l’évier, il les décapsula en faisant tinter les capuchons contre le métal sans même se donner la peine de les jeter à la poubelle. Mauvais signe ! Il était sûrement de très mauvaise humeur. Jeanne avala sa salive. Après tout, elle aurait peut-être dû le prévenir.

— Surprise !

Thomas n’avait pas eu le temps de descendre les trois marches qui menaient à la serre que déjà un cri triomphal montait jusqu’à lui. Quelqu’un appuya sur l’interrupteur.

Intimidé, Thomas resta immobile un moment, le temps de s’ajuster à la surprise. Il ne s’y attendait pas du tout. Il y avait des rires, un peu de bousculade et il remarqua que les fils d’Olivier trépignaient de plaisir. Ce fut à ce moment que Thomas se rappela que son anniversaire était dans trois jours.

Sa mauvaise humeur avait brusquement disparu.

Lentement, son regard se promena de l’un à l’autre, exprimant à la fois l’étonnement en découvrant les visages et une certaine reconnaissance à les voir là. Puis il descendit les quelques marches, posa les bouteilles sur une petite table basse et tendit la main vers tous ces gens qu’il appréciait.

Josée fut la première à venir l’embrasser, suivie de peu par Marc, son mari. C’étaient des amis de longue date, des amis de collège qui les avaient rejoints à Montréal quelques années après leur arrivée. Il y avait aussi Roger et Madeleine, leurs voisins les plus proches, et Gilles, l’éternel célibataire. Thomas apprécia qu’il n’ait pas traîné à sa suite sa plus récente conquête.

Thomas allait de l’un à l’autre, heureux de la présence de tous ceux pour qui il avait un attachement particulier. Vraiment, tous ceux qu’il aimait étaient présents. Son frère Michel avec son épouse Suzanne, son père redevenu célibataire depuis le départ de Germaine qui l’avait quitté après de nombreuses années de disputes, Armand, le père de Jeanne, les enfants, les petits-fils, quelques amis triés sur le volet… Jeanne avait bien fait les choses.

C’est alors qu’il se retourna. Restée dans l’embrasure de la porte, Jeanne l’observait en souriant. Thomas lui rendit son sourire, accompagné d’un petit hochement de tête qui disait l’appréciation. Leurs regards s’attachèrent l’un à l’autre et Thomas eut l’impression que le brouhaha se dissipait. Ce n’était plus qu’un bruit de fond, leur permettant de se retrouver seuls. Ce regard entre eux, à la fois fragile et fort comme la lumière, comme des poussières d’étoiles traversant le temps et l’espace avant de les rejoindre alors qu’elles étaient déjà éteintes. Cela faisait très longtemps que Thomas n’avait ressenti une telle communication entre eux.

« Une telle communion », pensa-t-il singulièrement ému.

Ils étaient un vieux couple maintenant et certains gestes, certaines émotions étaient un peu comme des acquis. Pourtant, voir Jeanne le regarder avec autant de chaleur lui fit oublier le passage du temps. Elle était belle, sa Jeanne, comme à vingt ans. Bien sûr, la frange de cheveux sur le front et les petites lunettes avaient été remplacées par une longue mèche grise et des lentilles. Bien sûr, la taille s’était épaissie au fil des années et quelques rides marquaient le coin des paupières. Mais aux yeux de Thomas, cela ajoutait à son charme. Silencieusement, sans la quitter des yeux, il articula un merci auquel Jeanne répondit d’un baiser à la volée lancé du bout de l’index. Puis, le charme s’estompa, remplacé par les rires et les voix. Jeanne fit alors volte-face et retourna dans la cuisine voir à ses chaudrons au moment où Armand Lévesque lançait de sa voix qui portait toujours aussi bien :

— Longue vie à toi, Thomas. Qu’on apporte le champagne que j’ai mis au froid pour célébrer son anniversaire ! Je n’aurais jamais pu souhaiter meilleur mari pour ma Jeanne. Longue vie à vous deux.

Au même instant, on entendit un bouchon sauter à la cuisine, tandis que parents et amis se mettaient à applaudir.

TIRÉ DE LAGENDA DE JEANNE

Ouf ! Quelles semaines ! Je suis crevée. Je ne me rappelais plus que le bonheur pouvait être, lui aussi, très épuisant. J’ai été tellement débordée que je n’ai même pas pris la peine de faire le point du vendredi, la semaine dernière, ni celle d’avant, d’ailleurs. Cela fait des années que ça ne m’est pas arrivé. Maintenant, je vais devoir faire des efforts pour me rappeler tout ce qu’il y a eu d’important depuis trois semaines.

Curieux, cette manie que j’ai de prendre des notes, de consigner les moments importants. Je ne me souviens pas vraiment de quand date cette habitude. De loin, en tout cas, de très loin. Heureusement que maintenant, il y a l’ordinateur. C’est nettement plus rapide. S’il fallait que quelqu’un tombe sur mes vieilles disquettes, il rirait de moi ! Une grande partie de ma vie contenue en trois disquettes et quelques cahiers spiral ! Pas grand-chose, finalement. Mais peut-être l’essentiel. Je ne sais pas. Il faudrait que je relise tout ça. Un jour, quand je serai très vieille, je m’amuserai à le faire. Pour l’instant, je vais plutôt faire l’effort de me rappeler tout ce qu’il y a eu d’important ces dernières semaines. Ça ne devrait pas être trop difficile.

Bien sûr, il y a eu la serre. Ça, je n’ai pas beaucoup d’efforts à faire pour y penser ! Dire que j’étais heureuse quand j’ai vu la première pelletée de terre tomber dans la benne du camion serait un euphémisme. En fait, j’étais au septième ciel. Je crois que c’est probablement le plus grand de mes rêves que je voyais se réaliser. Une serre ! Une serre bien à moi où je pourrai faire pousser tout ce dont j’aurai envie. Fini le temps des commandes à exécuter, des fleurs que je devais obligatoirement utiliser même si je ne les aimais pas. Finalement, à bien y penser, la retraite n’a que du bon ! Plus d’embouteillage, plus d’horaire, plus de contrainte. Le paradis, quoi ! Je ferais bien de garder le numéro de téléphone de M. Bolduc. Comme il le disait lui-même : « C’est de la belle ouvrage, ça, madame ! » On ne sait jamais, ça pourrait servir.

Il y a aussi la fête de Thomas qui a été importante. Non seulement parce qu’elle a été réussie et qu’il était content, mais aussi pour cette complicité avec Mélanie. Cela faisait longtemps que nous avions pris du temps ensemble. Elle m’a beaucoup aidée, on a beaucoup jasé. Ça m’a fait plaisir de voir à quel point elle est solide, ma fille. Pourtant, elle aurait tous les droits d’être en colère face à la vie. Trois fausses couches en si peu de temps, il y a de quoi être frustrée. Mais non ! Le moral tient le coup. Elle est déçue, c’est certain, mais elle en parle quand même avec philosophie. Tant mieux. C’est curieux, mais je sens que la prochaine fois qu’elle va tomber enceinte, ce sera la bonne. Ce n’est qu’une intuition, je sais, mais elle est très forte. Comme lorsque les enfants étaient petits ! C’est arrivé souvent que je sente les choses avant qu’elles n’arrivent. Est-ce cela qu’on appelle l’amour maternel ?

J’étais aussi très heureuse de voir papa même si je trouve qu’il a beaucoup vieilli en quelques mois. Je suis négligente vis-à-vis de lui. Il n’a plus l’âge de voyager. Ce serait à moi d’aller plus souvent à Québec. Ce n’est pas le jour de son décès qu’il sera temps d’y penser. J’espère seulement que la présence de Sébastien sous son toit ne le fatigue pas trop. Habiter avec un jeune comme mon fils, c’est tout un contrat. Même si l’image est boiteuse, je dirais que Sébastien est à la fois le côté face et le côté pile d’une médaille. Je sais bien que c’est une sécurité pour mon vieux papa d’avoir quelqu’un à ses côtés. Et j’irais même jusqu’à dire que c’est grâce à Sébastien s’il peut encore garder sa maison. Mais Sébastien est tout un pistolet ! Il ne vit pas, mon fils, il avale la vie, il croque dedans à grosses bouchées. Pour un vieil homme de quatre-vingt-trois ans, ça doit être étourdissant par moments. Malgré cela, j’ai ressenti une grande complicité entre eux. Connaissant mon père, il a dû poser lui-même les balises de leur entente et Sébastien n’a pas eu le choix de s’y conformer. Avec mon père, il ne sert à rien de discuter.

Olivier et Karine ont l’air de bien se porter. C’est un peu fou, mais malgré toutes ces années à la côtoyer, je n’arrive toujours pas à percer la carapace de ma belle-fille. Elle est polie, gentille même, mais j’ai toujours l’impression que ce n’est qu’une façade. Une façade de bienséance. Je ne pourrais pas dire si elle m’apprécie ou me déteste. En fait, elle ressemble beaucoup à Olivier. Lui aussi, c’est un casanier. Et je crois que s’il est aussi renfermé, c’est qu’il s’est toujours senti un peu à part. Être l’aîné de huit ans, ce n’est pas évident. Surtout quand ce sont des jumeaux qui suivent. Depuis l’instant où ils ont appris à ramper, Mélanie et Sébastien forment un clan. Et cette exclusivité existe toujours. Mélanie est chanceuse d’être amoureuse d’un homme aussi compréhensif que Maxime. J’en connais plusieurs qui n’accepteraient pas une alliance aussi exclusive. Je me demande parfois si cette complicité ne nuit pas à Sébastien : à vingt-cinq ans, il n’a toujours pas de copine. Mais c’est vrai aussi qu’il étudie beaucoup. Comme le dit mon père, le temps des amours viendra bien assez vite. Pour l’instant, même s’il n’en parle pas vraiment, je crois que mon fils aime bien papillonner. Il butine de fleur en fleur et avec le pouvoir de séduction qu’il a, il doit laisser quelques cœurs en peine derrière lui.

Bon ! Assez méméré ! Il se fait tard. Je ferais mieux d’aller me coucher. Parce que c’est vrai quand je dis que je suis fatiguée. Ça fait longtemps que je n’ai pas été aussi vannée.

Oh ! Je viens de me rappeler. C’est après le décès de maman que j’ai commencé à écrire mes pensées et à décrire les événements que je trouvais importants. Le jour de ses funérailles, j’ai pris le journal intime qu’elle m’avait donné à ma fête et que j’avais trouvé insignifiant et je me suis dépêchée d’écrire tous les souvenirs importants que j’avais partagés avec elle. Je me souviens aussi que j’avais tellement peur que son image s’efface de ma pensée. Pauvre maman ! Elle n’avait pas encore cinquante ans quand elle est décédée. À cette époque, je trouvais que c’était quand même assez vieux pour mourir. Aujourd’hui, j’aurais envie de dire que la vie avait à peine eu le temps de commencer pour elle. À cinquante ans, il reste encore tant et tant de choses à vivre.

Bon, maintenant c’est vrai. Je vais me coucher, sinon je vais m’endormir sur le clavier.