Chapitre 5

Montréal, début juillet 2004

« À faire prier et supplier nos mains, je vais t’aimer,

Je vais t’aimer plus loin que tes rêves ont imaginé,

Je vais t’aimer comme on ne t’a jamais aimé,

Je vais t’aimer comme personne n’a osé t’aimer

Je vais t’aimer comme j’aurais aimé être aimé

Je vais t’aimer… »

JE VAIS TAIMER, GILLES THIBAULT, INTERPRÉTÉ PAR MICHEL SARDOU

Jeanne fredonnait un air des Mamas and The Papas.

Elle était en train de déplacer quelques boîtes afin de mettre la main sur la vieille malle de cuir qui devait bien dater de Mathusalem ! C’était dans cette valise antique, énorme comme le ventre d’un paquebot, qu’elle rangeait les vêtements hors saison. À l’exemple de sa mère, depuis toujours ou presque, chaque année quand arrivait le mois de mai, Jeanne lavait ou faisait nettoyer les vêtements d’hiver avant de les ranger dans la malle d’où elle ressortait ceux d’été qu’elle rafraîchissait et replaçait dans les tiroirs. À l’époque où les enfants vivaient encore à la maison, elle remplissait aussi deux immenses armoires achetées en solde chez Ikea. Aujourd’hui, les armoires servaient essentiellement à entreposer les couvertures de laine qui ne servaient plus et quelques serviettes de plage défraîchies qu’elle transformait en torchons au gré des besoins. Pour Thomas et elle, la vieille malle suffisait. Ils étaient tous deux plutôt parcimonieux quand venait le temps d’acheter des vêtements. Marqués par les années de vaches maigres qu’ils avaient vécues au début de leur mariage, ils privilégiaient les soldes et les liquidations, voire les braderies en tous genres pour renouveler leur garde-robe. Thomas optait volontiers pour des survêtements, au grand dam de leurs enfants qui le comparaient à un quêteux, ce qui ne l’affectait aucunement. Il était un adepte inconditionnel du confort. Quant à Jeanne, l’époque des robes indiennes révolue, elle avait adopté les jeans et les pantalons qu’elle apprêtait à toutes les sauces, si on peut l’exprimer ainsi. Ils étaient à la fois sa tenue de travail, sa tenue de maison et souvent sa tenue de sortie. Mais par ce beau matin d’été, c’étaient les vêtements d’hiver que Jeanne voulait retrouver. Suivant les conseils de Josée, elle avait décidé d’emporter dans ses bagages ses plus vieux pantalons. Pour les promenades à dos de chameau, il semblerait que ce soit l’idéal.

— Ça doit puer, ma vieille, ces petites bêtes-là ! avait observé Josée en riant. Pour ma part, je n’aurai que des guenilles que je pourrai jeter après. Tu devrais faire la même chose !

Jeanne avait fait la moue. Elle était peut-être une inconditionnelle des pantalons, elle était quand même toujours tirée à quatre épingles. Même quand elle restait à la maison !

— Quand même ! Des guenilles… Tu exagères toujours !

— Façon de parler.

Josée avait regardé Jeanne d’un œil scrutateur.

— Mais t’es donc ben drôle toi, depuis quelque temps ! Tu prends tout au pied de la lettre. Une vraie soupe au lait ! Il est temps de partir, c’est moi qui te le dis ! Des vacances ne te feront pas de tort ! Et n’oublie pas les vêtements chauds. Dans le désert, il paraît que c’est froid la nuit ! Très, très froid même.

Froid ? Jeanne avait regardé son amie avec une mine plutôt renfrognée. Déjà qu’elle détestait l’hiver !

— Sapristi, Jeanne, change de face, je ne te reconnais plus ! Je sais bien que tu n’aimes pas le froid, mais il y a des limites, non ?

Josée avait raison. Jeanne avait les nerfs à fleur de peau, réagissait vivement au moindre inconvénient. Et quand Jeanne était de mauvaise humeur, cela se lisait sur son visage. Alors elle disait à tout propos qu’elle était fatiguée. C’était son échappatoire, son camouflage, mais ce n’était qu’une demi-vérité. En fait, et elle ne l’aurait avoué pour tout l’or du monde, ce qu’elle appelait fatigue n’était qu’une bonne dose d’impatience.

Contre toute attente, la présence de Thomas l’exaspérait.

À peine deux semaines qu’il était à la retraite et Jeanne n’en pouvait plus.

Il voulait trop en faire. Il était trop serviable, trop gentil, trop tout ! C’était tuant. Après trente-cinq ans à régner seule sur la cuisine et l’essentiel de la maison, Jeanne n’avait nulle envie de partager son royaume. Si au moins Thomas avait suivi ses conseils ! Mais non ! Il voulait tout faire et au grand désespoir de Jeanne, il voulait le faire à sa guise.

— Repose-toi donc un peu ! C’est à mon tour de faire le ménage. Tu as assez donné dans ce domaine. Et pour la cuisine aussi. Je suis certainement capable de suivre une recette, non ? Tu n’arrêtes pas de dire que tu es fatiguée, profite de mes bonnes résolutions !

Jeanne était consciente qu’elle était prise dans son propre piège. À force de dire qu’elle était épuisée, on avait fini par la prendre au sérieux. Thomas, en tout cas, l’avait prise très au sérieux. Ça lui apprendra, aussi, à trop parler ! Ce n’était pas qu’elle doutait des capacités de son mari. Elle savait fort bien qu’il était capable de cuisiner et de s’occuper de la maison. N’empêche que cela l’agaçait de plus en plus de toujours l’avoir dans les pattes !

Ce n’était pas ainsi qu’elle avait imaginé leur retraite. Elle s’était figuré que ça serait le paradis entre eux. Plus d’obligation, plus d’horaire, à eux la grande liberté. Elle entendait multiplier les occasions de détente, les petites escapades, les longs moments de farniente. Mais Thomas l’entendait d’une autre oreille. Il détestait perdre son temps, alors il s’occupait. Et il occupait toute la place !

Jamais Jeanne n’aurait pu imaginer qu’elle se sentirait envahie par la présence de son mari. Pourtant, c’était un fait : Thomas lui tapait sur les nerfs. Il n’arrêtait pas. Une vraie tornade ! Jeanne se doutait bien que la peur de s’ennuyer agissait beaucoup sur lui. Et elle admettait aussi qu’il valait peut-être mieux être confrontée à un tourbillon plutôt qu’à un éteignoir qui promènerait un air dépressif à travers la maison. Mais de là à vouloir tout faire !

Le bruit du moteur de la tondeuse que Thomas venait de démarrer lui fit lever la tête. Par la fenêtre du sous-sol, elle aperçut son mari, en shorts et tee-shirt, des espadrilles élimées aux pieds, qui attaquait la pelouse avec entrain. Elle ne put s’empêcher de sourire. Tout à l’heure, au déjeuner, il lui avait fait remarquer que tondre la pelouse un mercredi matin lui semblait nettement moins astreignant que de s’y mettre un samedi. Lui qui détestait cette corvée avait fait le pied de grue en attendant une heure décente pour éveiller le voisinage.

— Penses-tu qu’il est trop tôt ? Huit heures, sur semaine, tout le monde doit être réveillé, non ? C’est la première fois que j’ai hâte de tondre le gazon, avait-il souligné en scrutant la cour d’un œil gourmand. Ça doit être parce qu’on est au milieu de la semaine. Je ne vois pas autre chose. Ça donne de l’exotisme à la besogne !

Jeanne s’était retenue pour ne pas éclater d’un rire narquois. Pour ne pas lui faire remarquer que dorénavant, tous les jours pourraient être des samedis s’il le voulait bien et qu’il serait peut-être temps de se mettre au diapason. Non, elle préféra se taire car le ton aurait été sarcastique. Elle s’était simplement détournée en se disant qu’elle aimait mieux le voir s’occuper à l’extérieur. Ainsi, il déserterait enfin la cuisine où il lui arrivait trop souvent de passer des remarques. Même sa façon de placer les assiettes sales dans le lave-vaisselle n’y échappait pas ! C’est un peu pour cela que dès qu’elle le vit se diriger vers le cabanon, elle laissa tout en plan à la cuisine et se dépêcha de descendre au sous-sol pour fouiller dans la vieille malle. Là encore, elle préférait être seule. Au cas où il aurait à redire à sa façon de plier les vêtements !

Elle n’en pouvait plus, plus du tout, de ces remarques qui, comme le disait Thomas, se voulaient constructives !

Après avoir déplacé quelques boîtes, Jeanne arriva enfin devant la malle. Elle venait à peine d’en soulever le couvercle qu’elle entendit, dominant le ronronnement de la tondeuse, la voix de Thomas qui s’était mis à chanter. À tue-tête, avec énergie et, lui semblait-il, avec beaucoup de plaisir. Elle suspendit son geste et leva les yeux vers la fenêtre. Un rayon de soleil se glissait en diagonale, soulignant au passage un tas de vieilleries qui attendaient patiemment qu’on veuille bien s’occuper d’elles. La poussière dansait dans le rayon de lumière comme une pluie de pépites d’or, tissant une tenture entre Jeanne et les pieds de Thomas qui passaient devant la fenêtre. Alors, comme il lui arrivait souvent, Jeanne sentit son ressentiment fondre comme neige au soleil. L’espace d’un battement de cœur, elle passa de l’impatience à la tendresse. On était mercredi et Thomas était là, à la maison avec elle. Et dorénavant, leur vie irait ainsi, jour après jour.

Ça y était ! La retraite était enfin là. Ils l’avaient tellement désirée, en avaient tellement parlé.

Jeanne tendit le cou pour suivre Thomas du regard, le cœur heureux. Dans le fond, il suffirait de faire quelques ajustements pour que le rêve devienne enfin la réalité si souvent inventée à deux.

Jeanne attendit que le bruit s’éloigne, que son cœur s’assagisse pour revenir à son exploration de la malle. Elle eut le réflexe de se pencher spontanément, mais retint le geste. Elle ne pouvait plus se pencher vivement, en pliant les genoux. Elle resta un moment immobile, fixant le plancher. Comment allait-elle s’y prendre ? Les médicaments prescrits par le docteur Morneau étaient plus efficaces que les Tylenol, heureusement, mais leur effet était limité. De toute façon, Jeanne s’interdisait d’en prendre trop souvent. Depuis un mois qu’elle avait vu le médecin, il y avait maintenant quelques gestes diminués, quelques positions interdites. Jeanne en avait conscience, mais elle ne voulait pas s’y attarder. Petit à petit, elle s’était habituée à ces raideurs et ces élancements qui parfois survenaient sans crier gare, brisant net certains élans, certains gestes pourtant habituels.

Comme présentement…

Jeanne soupira, hésita, se demandant s’il ne serait pas préférable de remonter à la cuisine afin d’avaler deux cachets avant de s’installer à même le sol. Auparavant, elle s’asseyait en tailleur sur le plancher quand venait le temps de vider cette valise. Maintenant, cette position était trop pénible. Mais remonter l’escalier aussi serait pénible. Alors, s’appuyant sur le rebord de cuir tout usé, elle réussit à se pencher pour s’installer à genoux, faisant porter son poids sur la jambe droite, tout en étirant la gauche sur le côté. Il n’y avait que le genou gauche qui était enflé et douloureux. Ce qui, dans l’esprit tortueux de Jeanne, confirmait la thèse de l’arthrite.

L’exercice fut souligné par quelques grimaces. Malgré cela, Jeanne parvint à s’installer sans trop de dommage. Elle n’était pas à son aise, mais elle devrait s’en contenter.

C’est ainsi qu’en équilibre instable, elle commença à faire l’inventaire de la malle, cherchant les pantalons et autres vêtements chauds qu’ils apporteraient. Ça sentait le camphre et la poussière et Jeanne éternua à deux reprises, en riant, repoussant les foulards, triant les vestes pour enfin atteindre les pantalons et autres chandails chauds.

Elle manipulait les vêtements à gestes vifs afin de se relever le plus rapidement possible. Sa jambe gauche élançait de plus en plus.

Ce fut au moment où elle voulut enfin se redresser que la douleur la paralysa. Une sensation foudroyante qui lui alla droit au cœur, la faisant trembler. Elle retint son souffle, les yeux fermés sur sa douleur.

Après quelques instants, elle arriva à se relever péniblement, s’appuyant de toutes ses forces sur le rebord de la valise, marquant douloureusement ses paumes. Puis elle resta plantée là, campée sur sa jambe droite, la gauche effleurant à peine le sol. Cette dernière ne pourrait supporter aucun poids car Jeanne avait l’impression d’avoir un couteau planté dans le genou. Elle agrippait les pantalons et les chandails qu’elle avait extirpés de la malle, les pressant contre sa poitrine, comme s’ils avaient pu la soutenir.

Elle resta un long moment immobile, le temps de s’habituer à cette souffrance plus intense. Puis tout doucement, elle plia son genou, le remit en place, le plia et le déplia, encore et encore, jusqu’à ce que le geste soit tolérable. Alors, en boitant, prenant appui sur les meubles ou les objets qui lui tombaient sous la main, elle se dirigea vers l’escalier qu’elle monta très lentement, une marche à la fois, s’appuyant fermement sur la rampe. Tout ce que Jeanne voulait, c’était atteindre la cuisine sans trébucher. Elle savait que si cela se produisait, jamais elle n’arriverait à se relever seule.

Le vrombissement de la tondeuse l’accueillit au haut de l’escalier. La première chaise disponible n’était plus qu’à quelques pas.

Elle s’y laissa tomber avec un soupir de soulagement.

Jeanne resta assise longtemps, les yeux clos, prenant de profondes inspirations, insensible à tout ce qui n’était pas cet élancement qui irradiait dans tout son corps. Elle n’entendait rien sinon une curieuse pulsation qui lui harcelait les oreilles au rythme de sa douleur qui, heureusement, allait en diminuant. Concentrée sur sa respiration, elle ne prit nullement conscience que la tondeuse s’était tue. Pas plus qu’elle n’entendit Thomas qui montait l’escalier menant à la terrasse, approchait en sifflotant, ouvrait la porte moustiquaire. Il mourait de soif. Il faisait déjà tellement chaud. Le temps de finir de tondre la pelouse et il proposerait à Jeanne de s’évader pour la journée. Dans les Cantons de l’Est, sur une plage au bord d’un lac. Et peut-être, si le cœur leur en disait, pourraient-ils terminer la journée par un souper en tête-à-tête dans une petite auberge sympathique.

Sa joyeuse réflexion fut interrompue par la vue de Jeanne assise immobile, la tête renversée contre le dossier de la chaise, une pile de vêtements à ses pieds sur le plancher. Il fronça les sourcils, hésita puis demanda :

— Ça ne va pas ? Tu t’es fait mal ?

Jeanne sursauta, se hâta de tourner la tête vers Thomas en s’efforçant d’esquisser un pâle sourire.

— Ça va… Rien de majeur. C’est mon fichu genou. Tu sais, celui que j’ai frappé contre la roche. Il continue de m’élancer parfois… Ça va passer.

Le mensonge lui était venu avec une facilité déconcertante. Thomas accentua le froncement de ses sourcils. Il soupira, hésita encore un instant, puis se décida à interroger Jeanne même s’il savait pertinemment qu’il risquait de se faire rembarrer sans ménagement. Depuis quelque temps, sa femme était particulièrement de mauvais poil. Par contre, une ecchymose ne pouvait faire mal si longtemps et lui, tout médecin qu’il était, ne pouvait rester silencieux devant ce fait. Une drôle d’inquiétude lui fit débattre le cœur.

— Ton genou ? Il fait encore mal ? Ça me surprend. Je peux regarder ?

À ces mots, Jeanne sentit son cœur s’emballer. Elle s’agita sur la chaise.

— Pourquoi ? En fait, j’ai vu le médecin à ce sujet. Je ne te l’ai pas dit ? Non ? Ah ! Je me souviens. Je voulais t’en parler, mais l’histoire de papa a tout bouleversé. Donc, j’ai vu le médecin à la clinique du quartier. À première vue, il semblerait que ce soit de l’arthrite. En tout cas, c’est ce que le docteur a laissé entendre. Je devais passer quelques examens pour confirmer le diagnostic, mais j’étais à Québec et je les ai complètement oubliés. J’ai donc tout reporté à notre retour de voyage. Tu n’as qu’à regarder sur le calendrier, j’ai inscrit le rendez-vous qui est prévu pour le milieu du mois d’août. En attendant, le médecin m’a prescrit des calmants. Mais tu me connais. Moi et les pilules… Alors si j’ai mal en ce moment, c’est ma faute, parce que je n’ai pas pris mes comprimés, ce matin. Quand je me suis levée, je n’avais pas vraiment mal, alors…

Jeanne parlait trop vite, soulignait ses propos de mimiques qu’elle voulait convaincantes. Elle cherchait à noyer le poisson, Thomas en était convaincu. Elle devait souffrir davantage qu’elle ne le laissait entendre. Ce fut suffisant pour qu’il s’entête.

— J’insiste. Je veux voir ce genou qui te fait encore si mal.

Tout en parlant, Thomas s’était approché de Jeanne. Maintenant, il était accroupi devant elle et il fronça les sourcils en prenant conscience qu’elle portait un jeans. Pourquoi un pantalon alors qu’il faisait un temps de canicule ? Habituellement, quand il faisait aussi chaud qu’aujourd’hui, Jeanne portait un maillot de bain avec un short par-dessus. Et la nuit, elle ne portait plus que des pyjamas. Que cherchait-elle à cacher ?

Sans attendre la permission, Thomas souleva le bord du pantalon et tenta de le relever. Jeanne posa brusquement la main sur celle de Thomas.

— Puisque je viens de te dire que j’ai consulté un médecin, argumenta-t-elle d’une voix coupante. Pas besoin de vérifier, Thomas. Je ne suis plus une enfant.

Thomas suspendit son geste et leva la tête à la rencontre du regard de Jeanne qui se déroba aussitôt, se concentrant sur ses ongles qui grattaient nerveusement le tissu du jeans, comme pour déloger une tache incrustée.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette supposition ? Je ne te traite pas en enfant. Je suis inquiet et je suis médecin. Je veux simplement voir. C’est tout. Après, on n’en parle plus. Je ne prendrai aucune décision à ta place.

Jeanne continuait à résister, repoussant la main de Thomas. Elle pressentait qu’il n’aimerait pas cette bosse qu’elle avait sur le côté de la jambe ou du genou, elle ne le savait plus trop, et que cela risquait de déclencher une discussion. Mais avant qu’elle n’eut le temps d’ouvrir la bouche pour protester, Thomas avait remonté la jambe de son jeans. Il retint son souffle, le cœur battant la chamade. L’hématome qu’il avait vu le mois précédent s’était transformé en une tuméfaction de la grosseur d’une noix de pacane de bonne dimension.

— Jeanne !

Alors que Jeanne s’attendait à des mots de protestation ou de colère, il n’y eut que son nom, prononcé avec cette tendresse infinie propre à Thomas. Les doigts qui palpaient sa jambe avaient une douceur encore plus grande que ceux du médecin qu’elle avait consulté.

Après quelques instants, Thomas replaça délicatement le pantalon et prenant le visage de Jeanne entre ses mains, il l’obligea à le regarder.

— Jeanne, répéta-t-il avec cette douceur qui arrivait encore à la bouleverser, même après toutes ces années. Pourquoi n’avoir rien dit ?

— Je ne sais pas.

Jamais Jeanne n’avait parlé avec autant de sincérité. Non, elle ne savait pas. Elle n’aurait su dire si c’était le déni d’une réalité qui lui faisait peur ou la conviction qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.

— Je ne sais pas, répéta-t-elle d’une voix mouillée.

Sans qu’elle sache comment, Jeanne se retrouva debout, appuyée contre la poitrine de son mari qui la soutenait fermement par un bras.

— Viens. Le divan du salon est beaucoup plus confortable qu’une chaise.

Jeanne claudiqua jusqu’au canapé et s’y laissa tomber avec un soupir tremblant. Elle ne savait plus trop où elle en était. Ce curieux spasme au creux de l’estomac, soulagement ou inquiétude ? Et cette gentillesse, cette douceur témoignées par Thomas que voulaient-elles dire au juste ?

Thomas s’était agenouillé de nouveau devant elle. Cette fois-ci, il avait relevé les deux jambes de son jeans. Ses mains compétentes palpaient délicatement l’une après l’autre, puis simultanément alors qu’il avait les yeux à demi fermés. Jeanne retenait son souffle. Durant un instant, elle en oublia même l’horrible douleur qu’elle avait connue quelques minutes plus tôt, obnubilée par les doigts habiles qui auscultaient lentement sans lui faire le moindre mal. Inopinément, Jeanne regretta que Thomas n’ait jamais pratiqué. Il aurait inspiré confiance. Ses mains inspiraient confiance, à la fois robustes et douces. Il aurait été un merveilleux médecin de famille.

Les impatiences en tous genres qui avaient rythmé les dernières semaines s’étaient subitement évaporées, aspirées par cette sensation d’apaisement qu’elle éprouvait présentement. Alors Jeanne se redressa à demi et posa les mains sur celles de son mari.

— Alors ? demanda-t-elle d’une voix légèrement chevrotante.

Thomas leva la tête et l’inquiétude de son regard frappa Jeanne de plein fouet. Entre eux, il n’y avait jamais eu de mensonge.

— Je n’aime pas ça, avoua-t-il simplement en replaçant le pantalon. Cette tumeur ne me plaît pas. Pas du tout.

Le mot tumeur raviva sur-le-champ les plus douloureux souvenirs de Jeanne. En un méchant tour de passe-passe, sa mémoire fit revivre sa mère. Image fugitive, mais combien réelle. Béatrice Lévesque se retrouva assise devant elle, accoudée à la table de la cuisine, lui expliquant qu’elle devait être hospitalisée pour enlever une tumeur qu’elle avait au poumon droit. Après, tout irait bien, avait-elle affirmé de sa voix légèrement rocailleuse, balayant d’une main insouciante les volutes de la cigarette qui brûlait dans le cendrier. Elle semblait si convaincue que la petite Jeanne y avait cru. Six mois plus tard, Béatrice Lévesque mourait.

Jeanne ferma précipitamment les yeux comme devant une vision d’épouvante. Pourquoi Thomas avait-il employé ce mot ?

— Une tumeur ? réussit-elle enfin à demander d’une voix étranglée. Tu… tu crois donc que ça serait un can…

— Je ne crois rien du tout, l’interrompit vivement Thomas, comprenant facilement où Jeanne voulait en venir. Le mot tumeur ne veut rien dire de particulier pour l’instant. Il fait partie du jargon médical. J’aurais pu tout aussi bien dire une bosse. Pour un médecin, toutes les bosses inhabituelles sont des tumeurs. Il ne faut surtout pas partir en peur avec ça. D’accord ?

Jeanne avala difficilement sa salive.

— D’accord.

Thomas s’était relevé et l’avait rejointe sur le canapé. Il glissa son bras autour des épaules de sa femme et machinalement, Jeanne posa la tête tout contre lui. C’était sa place à elle, son abandon, la certitude d’un amour plus grand que tout ce qui pourrait lui arriver. Elle entendait la voix de Thomas qui résonnait dans sa poitrine tandis qu’il reprenait la parole et elle se permit de fermer les yeux. Avec lui, elle se sentait toujours en sécurité.

— Par contre, il ne faut pas prendre cette… cette bosse à la légère, expliqua Thomas. Ce n’est peut-être qu’un kyste, qu’une malformation de l’os attribuable à l’arthrose. On ne sait pas. Cependant, on ne peut se contenter de suppositions. Il faut savoir exactement ce qu’il en est parce que ça peut aussi être tout autre chose.

Autre chose…

Jeanne le savait très bien que ça pouvait être autre chose. Et c’était justement pour cela qu’elle n’avait rien dit. Cette autre chose la terrorisait.

L’image de Béatrice aux derniers jours de sa vie, émaciée, fragile et meurtrie, flotta encore un moment sur l’écran de ses paupières closes, heurtant brutalement la sensibilité de Jeanne à travers les souvenirs qu’elle avait gardés de sa mère. Jeanne se fit toute petite au creux des bras de son mari.

— J’ai peur.

Deux mots. Jeanne avait résumé ce que son existence était depuis quelques mois en deux tout petits mots et Thomas saisissait maintenant la cause de la fatigue avouée et des sautes d’humeur.

— Je comprends.

Il n’y avait rien à ajouter pour l’instant. Contre son bras, Thomas sentait le souffle léger de Jeanne. Une respiration rapide, saccadée, superficielle. Puis, il y eut un long soupir tremblant. Alors Thomas resserra son étreinte.

— J’ai tellement peur, répéta Jeanne. J’en ai rarement parlé, mais je n’ai pas oublié que maman est morte d’un cancer. J’y ai même pensé très souvent au fil des années. Chaque fois qu’un des enfants avait des ecchymoses qui me semblaient durer un peu trop longtemps, chaque fois que l’un d’entre eux se plaignait d’un mal de tête prolongé, j’y pensais. Et depuis quelque temps, j’y pense presque à chaque jour. À cause de ce maudit genou qui n’arrête pas de me faire mal. Qui me fait de plus en plus mal…

Thomas dut se retenir pour ne pas affirmer qu’il était trop tôt pour parler de la sorte. Il connaissait trop bien Jeanne pour savoir que ça serait inutile. Elle n’avait pas besoin d’être sécurisée par quelques mots vides. Elle avait surtout besoin de parler. C’était dans sa nature de s’étourdir par les mots, pour permettre à son inquiétude de se calmer, de se faire sage. Ensuite viendraient les explications, les questions, les mesures à prendre.

— Je ne veux pas avoir de cancer, Thomas. Je ne veux pas souffrir comme j’ai vu ma mère souffrir. Je veux profiter de nos années de retraite qui commencent enfin. On y a tellement rêvé ! Je ne veux pas vivre les prochaines années à travers la maladie et les traitements. Je ne veux pas vivre à moitié. Je suis encore trop jeune pour ça ! Je veux vivre pleinement, sans compromis. Je veux voyager, je veux transformer la cour en un merveilleux jardin, je veux prendre le temps de m’occuper de toi, de nous. Je veux voir grandir mes petits-enfants et continuer de soutenir nos enfants. Ils ont encore besoin de nous, Thomas. Tellement. Mélanie qui rêve d’avoir un bébé, Sébastien qui me semble encore bien fragile pour affronter l’existence. Même Olivier, par moments, ne me paraît pas aussi heureux qu’il pourrait l’être. Et papa ! Il y a aussi mon vieux papa qui a besoin de moi, de nous. Je n’ai pas le temps d’être malade. Je ne veux pas être malade. Tu m’entends ? Je ne veux pas…

La tirade de Jeanne venait de se terminer dans les larmes et Thomas comprit qu’elle n’ajouterait rien. Il la laissa pleurer un moment, puis tout doucement, il essuya son visage du revers de son chandail.

— Mais qu’est-ce que c’est que cet avenir sinistre ? Justement, c’est toi qui l’as dit, tu es encore jeune et à part cette bosse, tu es en parfaite santé. Pourquoi envisager le pire alors que ce n’est peut-être que trois fois rien ?

À ces mots, Jeanne ne put réprimer un sourire.

— Tu viens d’employer l’expression que je ne cesse de me répéter depuis des mois.

— Tu vois ! Ce qui ne veut pas dire d’être négligents pour autant. C’est pourquoi, si tu le permets, je vais appeler Gilles. C’est peut-être un coureur de jupons impénitent, mais c’est aussi le meilleur médecin que je connaisse en… dans le domaine des bosses !

Malgré le tressaillement de son cœur, Jeanne se tourna franchement vers son mari.

— Vas-y ! N’aie pas peur des mots, dis-le ! Gilles est un excellent oncologue. Je le sais. Ce qui veut dire que je ne suis pas loin de la vérité.

— Pas du tout ! Ça veut seulement dire qu’on va éviter des tas d’étapes, des délais inutiles et qu’au besoin, cela jouera en ta faveur. S’il n’y a rien de majeur, Gilles saura nous le dire. Par contre, si on doit intervenir, c’est le meilleur. Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ?

— Ce que j’en pense ?

Jeanne s’était redressée. Elle regarda longuement autour d’elle. Brusquement, ce salon qu’elle avait décoré avec tant de soin lui sembla hostile. Même le jardin qu’elle apercevait du coin de l’œil lui parut inhospitalier. Elle soupira. De colère, d’amertume, d’appréhension.

— D’accord, consentit-elle enfin du bout des lèvres, une bonne dose de réticence dans la voix. Ai-je vraiment le choix ? Appelle Gilles, qu’on en finisse au plus vite. S’il peut me recevoir aujourd’hui, dis-lui que je suis prête.

Mais au fond d’elle-même, Jeanne savait qu’elle ne serait jamais prête à apprendre l’impensable.

Jamais.

Quelques heures plus tard, elle était assise dans le bureau de Gilles Picard, copain d’études de Thomas, chirurgien, hématologue et oncologue. Elle était tendue et le fauteuil capitonné ne l’aidait pas à se détendre. Chaque fois qu’elle tentait de prendre une profonde inspiration, elle avait l’impression de glisser, de s’enfoncer entre les accoudoirs et cela lui était franchement désagréable. La pièce avait des allures de chambre d’hôtel luxueuse ou plutôt, elle tentait de ressembler à un bureau de ministre et cela également n’aidait pas Jeanne à se sentir à l’aise. À un point tel qu’elle se surprit à regretter la petite chaise droite et les murs dénudés du cabinet du docteur Morneau. L’austérité qui les caractérisait s’accordait nettement mieux à ses muscles crispés.

Depuis leur entrée dans la pièce, Thomas et Gilles parlaient de tout et rien. Ils avaient l’air de deux compères se retrouvant après de nombreux mois et voulant à tout prix écouler toutes les nouvelles qu’ils n’avaient pas eu le temps de partager, en attendant qu’on leur serve un cocktail !

Jeanne ne s’était pas immiscée dans la conversation, la jugeant aussitôt hors de propos. Pourquoi discuter de la pluie et du beau temps alors qu’elle était ici pour savoir si l’espoir était encore permis ? Parce que c’est ainsi qu’elle voyait cette consultation. Avec l’expérience que Gilles avait développée au cours de ses nombreuses années de pratique, il ne faisait aucun doute pour Jeanne qu’il allait, d’un simple regard, poser un diagnostic précis et infaillible. Pourquoi attendre alors et s’embarrasser d’une conversation qui n’avait pas sa place ?

Jeanne se demanda si les deux hommes agissaient ainsi pour l’aider à se détendre.

Elle soupira en se disant qu’ils avaient magistralement raté leur coup. De seconde en seconde, elle sentait la tension s’accroître. Elle avait les mains moites et la gorge sèche.

Jeanne sursauta violemment quand Gilles l’interpella pour la seconde fois.

— Hé Jeanne ! Où donc es-tu, jolie Jeanne ?

Jeanne tourna enfin la tête vers Gilles, non sans avoir posé, au passage, un regard ténébreux sur son mari.

— Je suis là ! J’attendais seulement que vous ayez terminé vos mondanités, répliqua-t-elle du tac au tac, un peu méchamment.

À ces mots, Gilles comprit que l’inquiétude de Jeanne avait atteint son paroxysme. Jamais il ne l’avait vue impatiente ou malveillante envers quelqu’un. Jeanne était la douceur incarnée, la tolérance, l’indulgence. Du moins, c’était l’image qu’il s’était faite d’elle à travers les nombreuses rencontres au fil des années. Si elle avait riposté avec autant de raideur, dardant un regard assassin vers Thomas, c’était qu’elle avait atteint ses limites. Il tourna alors vers elle toute son attention. Jeanne avait raison. Aujourd’hui, ce n’était pas l’ami qu’elle venait rencontrer, mais le médecin qu’elle voulait consulter.

— Alors, Jeanne ? Thomas me parlait d’une masse au genou. C’est bien cela ?

— Ça ressemble à ça.

— Peux-tu m’en faire l’historique ? Quand est-ce que cela a commencé et comment ?

— Je vais essayer.

Durant un bref moment, Jeanne ferma les yeux. Avec Gilles, pas question de dorer la pilule. De toute façon, elle avait trop mal pour contourner la vérité. Ce qui l’embêtait, cependant, c’était la présence de Thomas. Quand il apprendrait qu’elle avait ces malaises depuis près d’un an et qu’elle n’avait rien dit…

Jeanne avala sa salive en même temps qu’elle ouvrait les yeux.

Évitant de croiser le regard de Thomas, à qui elle aurait eu envie de demander de sortir, elle se jeta enfin à l’eau.

— Voilà, lança-t-elle en prenant une profonde inspiration. Ça doit faire maintenant presque un an que j’ai commencé à avoir mal à ce maudit genou. Au début, c’était plutôt le matin, au réveil, que j’avais mal. C’est pourquoi j’ai tout de suite songé à de l’arthrite. À force d’être à quatre pattes sur la terre humide, ça me semblait logique. Mais voilà qu’au début de l’hiver…

Pendant de longues minutes, Jeanne tenta de se rappeler les événements qui avaient ponctué l’évolution de sa douleur. C’était là le seul mot que sa bouche consentait à prononcer : douleur. Elle n’arrivait pas encore à parler de masse ou de tumeur et espérait n’avoir jamais à prononcer ces mots. Pour elle, ils étaient synonymes de cancer ce qui, à ses yeux, était à son tour synonyme de défaite.

Gilles l’écouta avec l’attitude rigoureuse d’un confesseur, se contentant de noter un mot par-ci, par-là, son stylo grinçant lorsqu’il marquait le papier. Puis, quand Jeanne se tut, il resta un long moment silencieux, ayant la décence d’éviter le regard de Thomas. Il se leva brusquement, faisant sursauter Jeanne pour la seconde fois en quelques minutes à peine. Elle avait décidément les nerfs à fleur de peau.

— Si tu le veux bien, j’aimerais jeter un coup d’œil à ce fichu genou, déclara-t-il en se penchant au-dessus du pupitre en acajou. Passe dans la salle d’examen, c’est la porte au fond du bureau. J’aimerais que tu enlèves ton jeans. Il y a des jaquettes sur une tablette. Quand tu seras prête, tu n’auras qu’à m’appeler.

Jeanne se leva sans protester. La douleur du matin s’étant légèrement résorbée, elle se fit un devoir de marcher sans clopiner comme si elle voulait prouver à tout le monde que ce n’était pas grave. Mais dès que la porte de la salle d’examen se referma sur elle, elle ne put s’empêcher de grimacer. Puis, elle se dirigea vers le petit meuble où s’empilait une multitude de jaquettes bleues comme on en voyait dans les hôpitaux et elle commença à dégrafer la fermeture de son jeans. Dans quelques minutes, elle saurait enfin ce qui causait tant de douleur.

— C’est beau, Gilles. Tu peux venir !

TIRÉ DE LAGENDA DE JEANNE

Le voyage est annulé ou plutôt, comme le dit diplomatiquement Thomas, reporté à plus tard. Quel euphémisme ! Il aurait dû dire remis à la semaine des quatre jeudis, oui ! C’est Josée qui va être déçue quand je vais l’appeler demain. Je déteste écrire ces mots, mais avons-nous le choix ? J’ai toujours dit que la vie n’était qu’une suite de choix ou plutôt de décisions plus ou moins heureuses. Mais, là… Si je veux exprimer les choses avec lucidité, avec franchise, si je veux rendre la situation plus objective, comme le dirait mon fils Olivier, je dois reconnaître que Gilles ne m’a pas laissé le choix, justement. Il a pris la situation en mains sans me demander mon avis. Je lui en veux, c’est certain, car je déteste qu’on se mêle de mes affaires, mais je m’en remets à lui.

Je suis ressortie de son cabinet avec une liste interminable. Une ribambelle d’examens à passer dans les plus brefs délais. À l’hôpital, a-t-il précisé, et non dans une clinique. Sans même me demander ma disponibilité, Gilles a pris lui-même les rendez-vous. J’ai l’impression qu’il est un poids lourd à l’hôpital, car on lui a tout de suite trouvé une place. Lundi prochain, à sept heures du matin, je dois me présenter pour une série de tests. À jeun. Gilles a parlé de radiographies, de scanner, de prises de sang. Il ne m’a pas caché qu’il n’aimait pas du tout l’apparence de ma jambe. Mon cœur s’est arrêté de battre quand il m’a dit ça, en me regardant droit dans les yeux. J’aurais tant voulu qu’il me dise autre chose. J’aurais tant voulu que l’inquiétude et la peur restent dans ce bureau trop chic. Mais non ! Gilles m’a dit qu’il n’aimait pas l’apparence de ma jambe. Il a été direct et franc. Tant mieux. Je préfère la franchise aux entourloupettes de politesse. Et tant pis parce que, comme résultat, je suis terrorisée. Ça fait un an que je vis la moitié du temps avec la peur au ventre et l’autre moitié avec une insouciance qui me permet d’oublier. Ce soir, j’ai l’impression, non, j’ai la certitude, qu’il n’y en aura plus de ces moments d’oubli. La peur est en train de devenir une compagne de tous les instants.

Saurai-je la vaincre si Gilles m’annonce qu’il ne peut rien pour moi ?

Je n’ai pas osé demandé ce qu’il voulait dire exactement en affirmant qu’il n’aimait pas l’apparence de ma jambe. Je n’ai surtout pas demandé qu’il me fasse la liste exhaustive des possibilités et j’ai apprécié que Thomas ne se mêle pas de la conversation. Je crois que je n’avais pas envie d’entendre le mot cancer. Peut-être parce que je pressens qu’il finira bien par apparaître, ce maudit mot, un jour ou l’autre, dans une quelconque conversation et que j’ai inconsciemment décidé que le plus tard serait le mieux. Mais est-ce aussi inconscient que je me plais à le dire ?

J’écris ces mots et j’imagine sans difficulté la tête que Thomas ferait s’il venait à les lire. Il ne serait pas d’accord. Il dirait que je mets encore une fois la charrue devant les bœufs. Aurait-il raison ? Dans un sens, oui. Tant qu’on n’aura pas les résultats des examens, tout reste permis. Même l’espoir le plus extravagant. Parce que c’est vraiment ce que je pense. L’espoir est devenu pour moi une extravagance de dernière instance. C’est moche d’en être là. Et c’est curieux de constater à quel point je me sens la tête froide. Une fois le premier choc passé quand Gilles me parlait, j’ai ressenti un véritable bloc de glace s’infiltrer dans ma poitrine. Peut-être est-ce là un réflexe de survie. En tout cas, ça m’a permis d’être stoïque devant Thomas qui, lui, a viré au blanc d’un seul coup. Pauvre Thomas ! Il revenait de loin et c’est en partie ma faute. J’aurais dû lui en parler avant. Il devait être autant déçu par mon silence qu’inquiété par les propos de Gilles. Je ne le sais pas. Il ne m’en a pas parlé. Mais quand il conduit les mains rivées au volant, le regard fixe, c’est qu’il est profondément meurtri ou triste. Et jamais je ne l’ai vu aussi taciturne, aussi hermétique que tout à l’heure quand nous sommes revenus chez nous. Dès notre arrivée à la maison, il s’est installé devant la télévision avec une bière froide. C’est évident que je l’ai blessé. Ce n’est vraiment pas ce que je recherchais, mais c’est ce que j’ai semé en me taisant aussi longtemps. Je m’en veux. Jamais je n’ai voulu faire de mal à Thomas. Mais encore là, je crois que l’instinct de survie a eu le dessus sur le bon sens le plus élémentaire et le respect que j’aurais dû avoir envers lui.

Et voilà où j’en suis. Froide, le cœur sec, comme si les émotions n’avaient plus leur place dans mon existence. Il ne reste que la peur qui me tord l’estomac. Mais je dois le reconnaître, ce n’est pas l’anxiété dévorante qui m’a accompagnée au cours des derniers mois. Présentement, la peur, je la ressens vraiment comme un phénomène physique, bien tangible. Rien à voir avec les sentiments. Ça doit être ce qu’on appelle le trac. Mais le reste, mes habituels larmes et tremblements intérieurs, est absent. Ça ne me ressemble pas. Comme si j’étais en train de me faire des réserves au cas où le pronostic serait mauvais. Des réserves de larmes et de tremblements de l’âme.