Chapitre 6

Montréal, fin juillet 2004

« Emporte-moi,

Que le vent gonfle la voile,

Et qu’à l’heure des étoiles,

Nous soyons très loin de tout.

Emporte-moi,

Que le flot berce mes rêves

Et qu’à l’heure où tout s’achève

Il ne reste rien que nous. »

EMPORTE-MOI, ALAIN BARRIÈRE, INTERPRÉTÉ PAR ALAIN BARRIÈRE

L’intensité de la douleur de l’autre matin n’était pas revenue. Elle s’était plutôt transformée en un élancement sourd et constant franchement pénible. Néanmoins, en vingt-quatre heures à peine, Jeanne s’y était habituée comme elle s’était accoutumée, au fil des mois, à se mouvoir différemment, à apercevoir une bosse sur le côté de sa jambe, chaque jour quand elle s’habillait, à taire le fait qu’elle ait mal. Il n’y avait peut-être que le soir, au moment où elle se glissait sous les couvertures, où l’élancement se faisait plus présent. Heureusement, la noirceur de la chambre camouflait ses grimaces de douleur et Thomas ne se doutait de rien.

Malgré les événements des derniers jours, Jeanne jugeait que c’était parfait ainsi.

Pourtant, la discussion qui avait finalement suivi la visite au cabinet de Gilles avait confirmé que son mari avait été profondément blessé par son silence. Jeanne s’était excusée, s’était maladroitement expliquée. Thomas avait longuement réfléchi, puis il avait admis qu’il pouvait peut-être comprendre car lui aussi était terriblement inquiet et l’inquiétude pouvait amener toutes sortes de réactions.

La soirée s’était terminée dans les larmes partagées.

Et c’étaient justement ces quelques larmes de Thomas qui avaient convaincu Jeanne de ne pas parler. Voir son mari pleurer à deux reprises, en quelques semaines à peine, avait suffi pour qu’elle choisisse de passer sous silence le mal qu’elle éprouvait. À ses yeux, ce n’était pas la même chose que de mentir par omission comme elle l’avait fait depuis un an.

À la clarté des derniers événements, se taire, c’était simplement ne pas se lamenter.

Ils avaient traversé la fin de semaine loin des amis et des enfants, ressentant l’un comme l’autre le besoin impulsif d’un peu de temps à eux. Juste quelques jours pour oublier les déceptions et s’ajuster à une nouvelle réalité. Juste un trop court moment d’exclusivité amoureuse pour y puiser la force d’affronter les épreuves qui risquaient de survenir.

C’est pourquoi, quand Mélanie avait appelé pour les inviter à venir se baigner, Thomas avait gentiment décliné l’invitation. Le sourire un peu las que Jeanne lui avait lancé l’avait conforté dans sa décision. Visiblement, elle non plus n’avait pas envie de sortir. Entre eux, il n’était pas toujours nécessaire de préciser les choses.

Quant à Josée, malgré ses protestations véhémentes, Jeanne avait réussi à la garder à distance. Non, ils ne feraient pas le voyage à cause de sa jambe qui restait enflée et non, elle n’avait pas envie de voir qui que ce soit pour le moment. Néanmoins, elle avait suivi ses conseils et un médecin s’occupait d’elle. Pour l’instant, il n’y avait rien à ajouter. Elle n’avait surtout pas dit que c’était Gilles qu’elle avait consulté. Josée le connaissait bien et elle aurait tout de suite sauté aux conclusions. Toutefois, la sollicitude bruyante de son amie, son insistance affectueuse l’avaient grandement irritée. Jeanne avait presque raccroché au nez de Josée en lui soulignant que l’amitié c’était aussi apprendre à se montrer discret en certaines circonstances. Au silence qui avait suivi ses propos, Jeanne avait compris qu’elle venait de la blesser. Une de plus ! Elle avait donc promis de lui donner des nouvelles dès qu’elle en aurait elle-même en lui demandant, cependant, de ne pas ébruiter la nouvelle. Jeanne exigea même que Josée promette de ne pas parler de ses petits problèmes pour l’instant. À personne !

— Je ne veux pas inquiéter nos amis. Ni même mes enfants ! Probablement que ce n’est pas grave, de toute façon. C’est uniquement une petite douleur agaçante et persistante qui me fait annuler notre voyage. Sinon, nous aurions été de la partie, tu peux en être certaine. Je regrette infiniment ! Nous nous reprendrons, c’est promis.

Et le lundi était arrivé. Le beau temps persistait même si Jeanne s’en apercevait à peine.

Assise sur une chaise roulante inconfortable stationnée dans un recoin du cagibi qu’on osait appeler salle d’attente, Jeanne claquait des dents tellement elle était nerveuse. Pourtant, à l’extérieur, le thermomètre frôlait les trente degrés et il n’était pas encore onze heures.

« C’est probablement à cause du scanner », se répétait Jeanne pour s’en convaincre.

Depuis toujours, elle avait la phobie des espaces clos. Quand elle avait vu l’espèce de cylindre qui allait l’avaler, elle avait eu un geste de recul. Elle n’y arriverait jamais. Elle avait dû faire un effort surhumain pour se coucher sur la table de métal, pour ne pas bouger et ne pas se laisser aller à la panique. Elle en était ressortie épuisée et tremblante. Elle n’avait pas arrêté de trembler depuis.

Et Thomas n’avait rien fait pour l’aider à se détendre !

Exaspérée de le voir tourner comme un ours en cage, elle l’avait finalement expédié à la cafétéria pour qu’il lui trouve quelque chose à manger. Maintenant que les prises de sang étaient faites, que le maudit scanner était passé, elle pouvait manger. Pourtant, elle n’avait pas faim. Elle espérait que la jeune fille à l’air revêche qui lui avait indiqué l’endroit où se changer viendrait la chercher pour les radiographies avant que Thomas ne revienne. Le café et le muffin avaient servi de prétexte pour se soustraire à l’anxiété de son mari et elle ne voulait surtout pas être obligée de tout dévorer pour donner le change et avoir bonne conscience.

Cette réaction de la part de Thomas la surprenait un peu, d’ailleurs. Jusqu’à maintenant, son mari s’était toujours montré maître de lui en toute circonstance. Son flegme proverbial était même un sujet de blague entre copains. Mais depuis leur visite au cabinet de Gilles, Thomas avait laissé tomber le masque. Il était visiblement bouleversé et ne cherchait pas à le cacher. Et, ce, même s’il continuait d’affirmer qu’il ne fallait pas s’en faire avant d’avoir les résultats. À un point tel que Jeanne avait l’impression qu’il y croyait à peine. C’était peut-être pour cette raison qu’elle avait réussi à passer outre sa propre inquiétude pour soutenir Thomas. Durant la fin de semaine, elle s’était appliquée à ne manifester qu’une sereine détermination.

— Tu vas voir, ça va aller !

Elle avait dû répéter cette petite phrase au moins cent fois en deux jours ! En pure perte ! Ce matin, Thomas avait bu une cafetière pleine à lui seul. Ce qui avait eu pour résultat de le transformer en un paquet de nerfs incapable de rester assis plus de deux minutes en ligne.

— Jeanne Lévesque ! Madame Jeanne Lévesque, s’il vous plaît !

Jeanne échappa un soupir de soulagement en levant la main. Non seulement Thomas n’était pas revenu mais quand il serait là, le supplice serait terminé et ils pourraient retourner à la maison.

Il ne resterait plus que l’attente.

Il ne resterait plus, peut-être, que quelques heures à cet espoir absurde, faisant encore penser à Jeanne que ce n’était que trois fois rien.

À quatre heures, cet après-midi, elle avait rendez-vous au cabinet de Gilles.

À quatre heures, cet après-midi, elle en saurait un peu plus, à défaut de tout savoir.

À cette pensée, Jeanne sentit son estomac se contracter.

Elle n’eut pas le loisir de pousser sa réflexion plus loin puisqu’une radiologiste venait la chercher. C’était une femme d’à peu près son âge au sourire avenant. À part la jeune préposée à la radiologie, Jeanne n’avait rencontré que des gens sympathiques, ce matin.

— On est prête ?

Jeanne répondit à son sourire.

— Ai-je le choix ?

Cette banale interrogation était devenue son leitmotiv. La radiologiste lui tapota gentiment l’épaule tout en dirigeant la chaise vers l’autre bout du corridor.

— Allons ! Ce n’est qu’une petite radiographie.

— Oh ! Ce n’est pas la radiographie… C’est plutôt ce qu’on va découvrir qui me fait peur. Si vous saviez à quel point j’ai peur !

Avec les étrangers, Jeanne avait toujours eu de la facilité à échanger. De confesser l’angoisse qui lui tordait l’estomac lui fit un bien immense. Avec Thomas ou les enfants, elle n’aurait jamais osé.

— Je comprends, fit la femme en poussant une lourde porte. Voilà, on y est !

Elle aida Jeanne à se relever de la chaise roulante tout en continuant de parler.

— Je vais être franche avec vous : je n’aimerais pas ça, moi non plus. Mais dites-vous bien qu’il passe ici des dizaines de personnes dans votre cas. Des dizaines à chaque semaine ! C’est beaucoup. Vous voyez que vous n’êtes pas la seule ! Ça ne change rien à votre situation, mais parfois ça aide de savoir qu’on n’est pas la seule à vivre des inquiétudes. Et maintenant, grimpez là-dessus ! Ne faites pas de saut, c’est un peu froid.

La radiologiste s’activa quelques instants autour de Jeanne avant de lui placer la jambe dans un angle qui la fit grimacer.

— Je sais, c’est inconfortable. Mais comme vous l’avez si bien dit tout à l’heure : je n’ai pas le choix.

Puis, elle disparut derrière un mur vitré.

— Trois radios de face, deux de côté et c’est fini. Je vais compter. À trois, vous retiendrez votre souffle.

Ce fut à ce moment qu’on frappa à la porte.

— Zut !

La radiologiste glissa la tête dans la pièce.

— Si vous êtes capable de garder la pose sans trop souffrir, ne bougez pas ! Je reviens dans deux ou trois secondes.

Assise sur la table, appuyée sur ses deux bras en extension derrière elle, Jeanne poussa un soupir d’agacement. Pourquoi fallait-il que ça tombe toujours sur elle ? La pose était franchement déplaisante, mais comme la technicienne lui avait parlé de quelques secondes seulement, Jeanne s’obligea à ne pas bouger.

Elle regarda autour d’elle. C’était une salle de radiologie semblable aux autres. Puis, machinalement, son regard se porta sur sa jambe, attiré par le halo de lumière intense qui la frappait. Mis ainsi en évidence, son genou lui sembla disproportionné. Même la peau avait un aspect insolite, une transparence qu’elle n’avait pas remarquée avant cet instant et qui semblait augmenter la teinte rougeâtre de l’enflure. Elle n’osa y toucher. Comme si ce genou hideux ne lui appartenait pas et qu’il serait déplacé d’y porter la main. C’était sa jambe, mais elle ne la reconnaissait pas. La douleur était toujours présente, mais Jeanne eut brusquement la curieuse impression de la ressentir par personne interposée.

Quand la technicienne revint, Jeanne fixait toujours son genou. Elle leva la tête et fut tentée de demander l’avis de la radiologiste. Des cas comme le sien, elle devait en voir régulièrement. Mais au moment où elle allait ouvrir la bouche, Jeanne figea. Dans le fond, valait mieux s’abstenir. La technicienne n’était pas là pour poser un diagnostic même si elle en était fort probablement capable. Plutôt que se faire servir une réponse vague et sans signification, Jeanne préféra se taire et laisser une dernière chance à l’espoir. Elle se contenta d’articuler :

— Je n’ai pas bougé d’un poil !

La radiologiste lui adressa un grand sourire dans lequel Jeanne puisa une espèce de fierté puérile qui, néanmoins, la réconforta.

— Parfait, approuva la femme en retournant derrière le mur vitré. Je compte jusqu’à trois et vous retenez votre souffle. Ça ne sera plus très long.

Lorsque Jeanne ressortit de la salle de radiologie, Thomas l’attendait, un sac dans une main et un grand café dans l’autre. Il se releva précipitamment.

— Je crois bien que j’ai bu presque tout le café, fit-il penaud en lui tendant le gobelet de carton. Par contre, le muffin est intact et il semble très bon. Aux bleuets, comme tu les aimes.

Était-ce le calme de la technicienne ou son sourire chaleureux qui avaient rassuré Jeanne ? Un peu des deux, probablement. Toujours est-il qu’elle tendit la main vers le sac, tout frissonnement disparu.

— Miam ! Je crois que finalement, j’ai faim !

Puis, elle leva les yeux vers Thomas et lui sourit.

— Et maintenant, à la maison ! Il me tarde d’être dans mon jardin !

L’après-midi passa sans que ni l’un ni l’autre n’osent reparler des examens. Thomas se contenta d’une salade pour le repas et Jeanne ne mangea qu’une pomme. Ils jasèrent de la température qui était exceptionnelle depuis une semaine, du bout des mots, évitant volontairement l’essentiel. Ils avaient trop peur.

Puis Jeanne s’installa sur une chaise longue, à l’ombre du gros érable, et ferma les yeux tandis que Thomas se réfugiait sur la terrasse avec un livre qu’il feignait de lire. Jeanne n’en était pas dupe ; elle-même aurait été incapable de s’intéresser à quoi que ce soit. Les mots Cancer et tumeur, tumeur et cancer n’arrêtaient pas de tournoyer dans sa tête, l’empêchant d’aligner deux pensées cohérentes.

Les tremblements étaient revenus, happant le cœur au passage. Jeanne se sentait fébrile.

Qu’allait-elle apprendre dans quelques heures ? Que ses jours étaient comptés ou que toute cette histoire n’avait été qu’une belle frousse ?

Ou peut-être n’apprendrait-elle rien du tout. On avait vu une bosse près du genou, soit. Cependant, on ne savait pas exactement ce qu’il en était. Auquel cas, il faudrait intervenir, cela semblait évident. Finalement, Jeanne en était de plus en plus convaincue, elle n’échapperait pas au bistouri.

Elle passa l’après-midi à échafauder des scénarios qui se répétaient à l’infini.

Au bout du compte, ce ne serait peut-être qu’un kyste. On allait l’enlever et dans quelques jours, quelques semaines à peine, on n’en parlerait déjà plus. Peut-être même, si les billets n’étaient pas vendus, que Thomas et elle pourraient faire le voyage avec Josée et Marc. Pourquoi pas ? Avec de bons, de très bons médicaments contre la douleur, ce serait peut-être possible et l’opération pourrait avoir lieu uniquement à leur retour. De toute façon, avec les listes d’attente dont on parlait dans les hôpitaux, le nom de Jeanne Lévesque ne sortirait probablement du chapeau que dans quelques mois !

Mais c’était peut-être aussi une déformation de l’os provoquée par de l’arthrose. Ce serait plus grave, sans être dramatique. Jeanne n’y connaissait pas grand-chose, mais elle avait déjà entendu parler de genou artificiel. Ce serait peut-être son cas. Et là encore, Thomas et elle pourraient peut-être faire le voyage en Mongolie en attendant l’intervention.

Ou alors, ce serait peut-être une tumeur. Maligne ou pas, cela ne faisait pas une grande différence dans l’esprit de Jeanne. Pour elle, une tumeur serait toujours une tumeur et même si elle était bénigne, elle aurait l’impression de vivre avec sursis, une épée de Damoclès pendue au-dessus de sa tête. C’est à ce moment de sa réflexion que le visage émacié de sa mère se posa en filigrane dans sa pensée. Jeanne secoua lentement la tête en un long geste de négation.

« Mon Dieu, je Vous en supplie ! Tout, mais pas ça. »

Jeanne n’avait jamais été une fervente pratiquante mais à quelques reprises, au cours de sa vie, elle s’était surprise à prier. Comme aujourd’hui, alors que les événements dépassaient son entendement et qu’elle n’avait plus aucun contrôle. Il y avait tellement de peut-être dans toutes ses hypothèses.

Alors, pour faire disparaître l’image de sa mère, Jeanne reprenait tout à zéro. Finalement, ce n’était qu’un kyste, sans gravité et…

— Jeanne ? Il faudrait penser à partir.

Elle s’était assoupie. Son nom, prononcé par Thomas avec une infinie gentillesse la ramena tout doucement à la réalité. Elle ouvrit les yeux. Accroupi près de sa chaise, Thomas la contemplait avec un regard amoureux. Ce regard rempli de tendresse qu’il ne gardait que pour les occasions d’exception.

— Je t’aime, murmura-t-il la gorge enrouée par l’émotion. Et rien ni personne, jamais, n’y changera quoi que ce soit.

Jeanne se contenta d’enfouir son visage dans le cou de son mari pour cacher l’émoi qui piquait le bord de ses paupières. Il n’y avait rien d’autre à faire. Entre eux, ce serait toujours une question d’amour.

Gilles les attendait. Au sourire qu’il affichait, Jeanne osa croire que le pire n’était peut-être pas à envisager. Néanmoins, elle s’assit sur le bout du fauteuil, incapable de se décontracter.

— Voilà, commença le médecin que Jeanne avait beaucoup de difficulté à considérer comme un homme réfléchi.

Gilles était un séducteur de la pire espèce. Ses conquêtes étaient innombrables. Pour Jeanne, c’était ridicule, immature et elle aurait toujours une certaine hésitation à le prendre vraiment au sérieux. Pourtant, Thomas n’avait peut-être pas tort quand il disait de leur ami qu’il était le meilleur médecin en son domaine. Certains de ses articles avaient été publiés dans des revues médicales prestigieuses.

— Voilà, répéta Gilles, étranger à l’analyse que Jeanne venait de lui faire subir. Au niveau de la jambe, c’est très net. Tant le scanner que la radio montrent une masse bien délimitée. Une forme qui ne laisse aucun doute : il s’agit bien d’une tumeur.

— Maligne ? interrompit précipitamment Jeanne qui n’avait pu retenir le mot.

— On ne le saura qu’après une biopsie. Mais laisse-moi terminer. La bonne nouvelle, c’est qu’il ne semble pas y avoir d’autres tumeurs au niveau des os. C’est une excellente nouvelle. Je dirais même que cela laisse sous-entendre que c’est peut-être bénin. Toutefois, le scanner nous a laissé voir une certaine ombre au niveau du poumon droit. Comme tu as travaillé toute ta vie dans la poussière et l’humidité, ce n’est peut-être qu’une tache sans gravité. Ça arrive, tu sais. Mais on ne prendra aucune chance. Voici donc ce que je te propose : je vais demander à Jean-Marc de t’opérer dès qu’il a une place libre.

— Jean-Marc ?

— Jean-Marc Lafontaine. C’est un orthopédiste. Un excellent orthopédiste.

Jeanne semblait déçue, légèrement décontenancée.

— Pourquoi pas toi ?

— Les os, ce n’est pas dans ma compétence. Je n’interviens qu’en cas de tumeur au niveau de l’abdomen. Par contre, je reste ton médecin traitant et toutes les décisions se prendront avec mon accord.

Jeanne dessina une grimace de désappointement.

— Je vois.

— Ne crains rien, Jean-Marc est un as ! Donc, je reprends. Jean-Marc t’opère dès que possible et on fait l’analyse de la tumeur. Si elle est bénigne, on enlève la masse et par acquit de conscience, juste pour prévenir, on fera un peu de radiothérapie par la suite. Par contre, si elle est maligne, on étendra notre investigation et par la suite, on ajoutera de la chimiothérapie pour traiter cette ombre au poumon droit. Dans le meilleur des cas, dans quelques mois tu seras en rémission, donc potentiellement guérie. Dans le pire, l’ombre au poumon persistera et on opérera à nouveau pour l’enlever, en espérant que ce sera suffisant. Mais je serais le premier surpris qu’on soit obligés d’en arriver là.

« En espérant que ce sera suffisant… »

Ce souhait avait atteint Jeanne avec une brutalité qui lui fit sursauter le cœur et escamotait la dernière tirade de Gilles. On y était. La peur qui avait prolongé les silences de la dernière année avait repris possession de tout son être. Jeanne se sentait aspirée dans une tornade qui ne lui laissait aucune chance pour reprendre pied.

Cancer…

Gilles n’avait pas eu à prononcer son nom pour que Jeanne sente son haleine fétide.

Elle ferma les yeux une fraction de seconde pour se ressaisir. Trop de questions tourbillonnaient dans son esprit pour qu’elle arrive à se calmer. Et il y avait surtout ces deux mots que Gilles avait prononcés. Deux mots porteurs d’images insoutenables, deux mots qu’elle avait cherché à mettre en veilleuse tout au long de sa vie.

Chimiothérapie, radiothérapie…

Ces mots, Jeanne les connaissait fort bien. C’étaient eux qui auraient dû guérir sa mère. Mais ils ne l’avaient pas fait. Tout ce qu’ils avaient réussi à offrir n’avait été que mensonge et illusion. Une chimère qui avait entretenu l’espoir insensé d’une famille, celui de voir Béatrice s’en sortir. Elle s’était pliée avec conviction à tous ces traitements inutiles. Et à cause d’eux, les derniers mois de son existence avaient été un véritable calvaire.

Était-ce là ce que Gilles lui proposait ?

Était-ce là tout ce que Gilles avait à proposer ?

Jeanne ouvrit les yeux et se redressa imperceptiblement sur sa chaise.

— J’ignore si je te l’ai déjà dit, commença-t-elle lentement, mais ma mère est décédée d’un cancer. J’avais tout juste treize ans. Mais je m’en souviens très bien. Je me rappelle surtout combien elle a souffert. Et pas seulement à cause de son cancer. Les traitements aussi ont été une source de douleurs, de malaises épouvantables. Et tout ça pour quoi ? Pour rien. Absolument rien. La maladie a continué son œuvre, implacable, invincible. Six mois plus tard, ma mère mourait. Six mois qui nous ont paru très courts, à mon père et à moi, mais qui ont dû sembler une éternité à ma mère. Alors, si c’est tout ce que tu as à me proposer, je te réponds : très peu pour moi.

Jeanne avait parlé d’une voix sourde et décidée. Thomas, tête penchée, l’avait écoutée sans avoir l’air surpris par ses propos. C’était une discussion qu’ils avaient déjà eue ensemble. La qualité de vie jusqu’au bout. Ils en avaient même souvent discuté avec leurs amis Josée et Marc. Acharnement thérapeutique, euthanasie, suicide assisté… C’étaient là des sujets à la mode, proposés par quelques cas soumis aux tribunaux. En ces occasions, Jeanne s’était toujours affichée en ardent défenseur de la qualité de vie. Elle savait de quoi elle parlait, argumentait-elle lorsque venaient des désapprobations. Et Thomas était d’accord avec elle. Cependant, il ne croyait pas qu’ils en étaient arrivés là. Malgré cela, par respect pour Jeanne, il choisit de ne pas intervenir, de ne pas s’immiscer dans une discussion que Gilles allait sûrement poursuivre. Il n’était pas concerné. Du moins, pas directement même s’il avait mal jusqu’au plus profond de son cœur.

Gilles aussi avait observé un moment de silence après l’exposé de Jeanne. Il s’attendait à cette réaction. Ils étaient légion, les patients qui réagissaient comme Jeanne venait de le faire. Mais il savait également qu’une fois le choc initial passé, la majorité d’entre eux choisissait de prendre le pari de la vie. Par la suite, ces patients-là affrontaient les traitements avec une détermination qui frôlait le courage à l’état brut. Il espérait que Jeanne ferait partie de cette catégorie.

— Je te comprends, Jeanne, enchaîna-t-il. Je comprends très bien que tout cela te fasse peur. C’est normal. Mais je tiens quand même à préciser que les choses ont changé depuis le décès de ta mère. Les espoirs de rémission à long terme et de guérison totale sont passés, dans bien des cas, de dix ou vingt pour cent à plus de soixante et parfois même à plus de quatre-vingts pour cent. Il ne faudrait surtout pas que tu bases ta décision sur ce que ta mère a vécu. La science a beaucoup évolué depuis.

Malgré son air douteux, Jeanne buvait les paroles de Gilles. Et s’il avait raison ? Tout son être, cœur et raison confondus, ne demandait qu’à le croire.

Ce fut à cet instant qu’elle osa un regard vers Thomas. Il la dévorait des yeux. Jeanne se sentit chavirer. Au-delà de sa peur, il y avait aussi Thomas qu’elle aimait du plus profond de son être. Pour lui, pour leur vie à deux qui était ce qu’il y avait de plus important pour elle, Jeanne trouva l’énergie de tracer un pâle sourire. Elle tendit le bras et spontanément leurs doigts s’entremêlèrent. Alors, elle revint à Gilles qui semblait les observer avec envie. Jeanne inspira profondément à deux reprises, expira bruyamment.

— Maintenant, Gilles, tu vas reprendre depuis le début. Quelles sont mes chances d’en sortir sans y laisser trop de plumes ? Quelles sont les probabilités que je puisse guérir ? Et n’essaie pas de lénifier les choses sous prétexte que je suis une amie. Je veux la vérité, rien que la vérité. C’est à ce prix que je pourrai prendre les bonnes décisions. D’accord ?

Gilles apprécia le timbre de voix de Jeanne. Aussi calme et décidé que tout à l’heure, il y avait en plus une pointe de curiosité qui lui sembla de bon augure.

— D’accord. Mais d’abord, laisse-moi te dire une chose. Je n’ai jamais menti à aucun de mes patients et je n’ai pas l’intention de commencer avec toi. Je sais bien que je donne toutes les apparences d’un homme un peu frivole, inconstant. Notre amitié fait en sorte que tu en as été un témoin privilégié. Mais en ce qui a trait à mon métier, je suis d’une rigueur irréprochable. Tu peux me faire confiance. Nous devrons apprendre à nous faire confiance mutuellement, conclut-il en appuyant sur les syllabes des mots nous devrons.

Petit à petit, de mot en mot, Jeanne commençait à comprendre pourquoi Thomas avait toujours parlé de son ami avec respect malgré une vie en apparence dissolue. Quand Gilles eut fini de parler, Jeanne se tenait bien droite sur sa chaise et elle plongea son regard dans le sien.

— Je vois que nous parlons le même langage. C’est bon signe. Et comme il semblerait que nous devrons nous rencontrer souvent, sache que tu as toute ma confiance… même si je suis sceptique devant ta vie un peu libertine. Tant qu’à être francs, on va l’être jusqu’au bout. Et maintenant, reprends depuis le début. Je veux envisager la situation sous un autre angle avant de décider quoi que ce soit. J’ai peut-être d’horribles souvenirs sur le sujet mais, toi, tu possèdes l’expertise et c’est à elle que j’ai envie de m’en remettre dans un premier temps. Vas-y ! Je t’écoute.

Se penchant au-dessus de son bureau, les avant-bras appuyés sur l’acajou du meuble et les mains jointes en pyramide, Gilles fit ce que Jeanne lui demandait. Il procéda par la négative, éliminant d’emblée toute forme d’arthrite ou d’arthrose. Puis il parla de la tumeur, ajoutant à ses explications quelques termes médicaux, plus techniques, que Jeanne risquait d’entendre autour d’elle. Il s’adressait directement à elle, la regardant droit dans les yeux, faisant abstraction de la présence de Thomas. Ce que Jeanne apprécia, il le vit à sa façon de l’écouter.

Quand vint le moment de quitter le bureau, Jeanne tendit ses mains pour emprisonner celles de Gilles dans les siennes et elle les serra très fort.

— À partir de tout de suite, fit-elle avec une visible émotion, toi et moi, on fait équipe. Tu pourras dire à ton orthopédiste, ce Jean-Marc Lafontaine, que le plus tôt sera le mieux. Je suis comme ça. Quand je ne peux pas éviter le pire, je préfère que tout se fasse le plus vite possible. Je sais bien qu’il y a de longues listes d’attente et…

Gilles l’interrompit aussitôt.

— Oublie les listes d’attente. Dans les vrais cas d’urgence, on peut toujours trouver une solution plus qu’acceptable. Tu es une amie et je considère que ton cas est justement un cas d’urgence, ajouta-t-il sans la moindre réserve, laissant sous-entendre que les délais ne s’appliqueraient pas à elle. Je t’ai dit que j’appelais Jean-Marc aujourd’hui et ça sera fait. Tiens-toi prête. Et je le répète : Jean-Marc est un as. Il va tout faire pour te redonner une jambe en parfait état de fonctionnement. C’est un artiste en son genre.

À ces mots, Jeanne eut un sourire sarcastique.

— Tiens ! Lui aussi… comme l’opérateur de la pépine.

Malgré lui, Thomas esquissa un sourire à l’instant même où Gilles soulevait un sourcil perplexe.

— Pardon ? demanda-t-il curieux.

— Laisse tomber, fit Jeanne en haussant les épaules. Inside joke… Un peu d’humour noir… Merci pour tout. J’attends ton appel.

Sur le chemin du retour, Jeanne et Thomas n’échangèrent aucune parole. L’un comme l’autre, ils avaient à s’adapter. L’un comme l’autre, chacun pour soi, ils avaient à assimiler les paroles de Gilles.

Ce fut au moment où ils tournaient le coin de leur rue que Jeanne rompit le silence.

— J’aimerais parler aux enfants. Il est temps qu’ils sachent ce qui m’arrive. Et je voudrais que ce soit toi qui les appelles. Moi, je risquerais de me mettre à pleurer et ce n’est pas ce que je veux. Demande-leur de venir bruncher dimanche prochain. À onze heures, pour que Sébastien ait le temps de revenir de Québec.

Puis, alors que l’auto s’engageait dans leur entrée, elle ajouta :

— Dis-leur aussi que je veux qu’ils viennent seuls, sans conjoints. Ce n’est peut-être pas gentil, mais c’est ainsi que je veux que les choses se passent. Et dis à Sébastien d’être très discret vis-à-vis mon père. Pour le moment, il croit que je souffre d’un peu d’arthrite et c’est bien comme ça. Maintenant, je vais voir au souper. Tu viens m’aider ?

Sans attendre de réponse, Jeanne ouvrit la portière et se tourna lentement pour en sortir en grimaçant d’impatience.

Reviendrait-il ce temps béni où elle sautait vivement hors de la voiture ?

Elle n’en savait rien.

En fait, elle ne savait pas grand-chose. Sinon qu’elle avait la sensation de voir sa vie lui échapper. Et cette douleur sourde qui battait au creux de son âme était peut-être encore plus obsédante que ce genou qui élançait en permanence, maintenant.

Elle agrippa l’appuie-bras pour s’aider à se relever. Elle fit un pas de côté, plaça une main contre la vitre et claqua la portière avec colère.

C’était injuste. La vie était injuste.

Elle aurait voulu marcher dignement, la tête haute, et remonter l’allée qui menait au perron de sa maison d’un pas assuré. Mais même ce geste de fierté enfantine lui était refusé. Elle claudiqua jusqu’à la marche qui menait au perron, des larmes d’exaspération aux yeux, et se dépêcha d’entrer pour se soustraire au regard de Thomas.

Elle ne voulait surtout pas qu’il la voit pleurer.

À la façon un peu brusque dont elle prépara le souper, Thomas comprit qu’à l’inquiétude se greffait une grande fureur. Jeanne n’avait pas accepté ce qui lui arrivait et il partageait ce refus d’une réalité si différente de ce qu’ils avaient espéré. Comment faire, à travers la maladie, pour concilier leurs rêves et un quotidien transformé ? Mais au même instant où il formulait cette question, Thomas admettait qu’elle était prématurée. Le quotidien n’était peut-être bouleversé que pour un temps limité. Qu’en savait-il ? Pas plus lui que Jeanne ne pouvaient prévoir de quoi demain serait composé. Pour l’instant, il ne pouvait qu’être présent, attentif à la colère de Jeanne et à ses inquiétudes. Ce ne serait pas difficile puisqu’il les partageait. Ce serait, pour les quelques semaines à venir, une nouvelle façon de dire à Jeanne qu’il l’aimait. Être à son écoute plus que jamais pour l’aider à traverser ce contretemps. Car c’est ainsi qu’il désirait envisager cet imprévu : un contretemps. Il ajusterait les termes plus tard, au besoin. En attendant, il ne voulait voir qu’un voyage annulé et une intervention qui permettrait à Jeanne de soulager sa douleur. Pourquoi aller plus loin puisque personne, pour l’instant, ne savait s’il faudrait, un jour, aller plus loin.

Ce fut dans cet état d’esprit qu’il respecta le désir de Jeanne qui, malgré une soirée particulièrement chaude et humide, avait demandé qu’il fasse du feu dans la cheminée. Elle s’installa dans son fauteuil préféré et passa de nombreuses heures à regarder valser les flammes.

Thomas passa dix fois, mille fois devant l’embrasure, espérant que Jeanne lui fasse signe. Devant son silence boudeur, il resta à l’écart. Il comprenait que Jeanne avait besoin de faire la paix avec elle-même, avec la vie. Elle avait mal. Dans sa chair et dans son âme. Il la connaissait trop bien pour ne pas savoir interpréter les regards angoissés qu’elle posait un peu partout autour d’elle et les grimaces de douleur qu’elle faisait en cachette. Néanmoins, il n’irait pas au-devant d’elle pour lui offrir son aide. Il s’était trop souvent mesuré à la fierté absolue qui était sienne pour ne pas en tenir compte. Toutefois, quand elle se mettrait à parler, à trop parler, les mots se précipitant hors de ses lèvres, bousculés par un sentiment d’urgence, il serait là pour elle. Depuis qu’il la connaissait, les mots jetés à la hâte, pêlemêle, avaient toujours été son appel à l’aide. Quand ils venaient, Thomas savait qu’il pouvait intervenir sans la brusquer, la blesser.

Depuis toujours, ils savaient pouvoir compter l’un sur l’autre comme ils savaient respecter les silences et les retraits de l’autre.

Mais ce soir, les mots en bousculade ne venaient pas. Comme si les émotions de Jeanne étaient taries et qu’un peu surprise, elle contemplait un grand vide en elle qui n’appelait ni confidence, ni propos décousus.

Ce vide ressemblait à un immense désert glacial et lui tenait lieu de cœur. Malgré une très belle soirée d’été, lourde d’un trop-plein de soleil emmagasiné, la chaleur dégagée par la flambée ne l’incommodait pas. Au contraire, Jeanne y réchauffait ce long frissonnement de l’âme qui semblait ne jamais vouloir finir. Elle aurait aimé se recroqueviller dans le fauteuil comme elle avait l’habitude de le faire quand elle devait réfléchir. Malheureusement, sa jambe le lui interdisait. Elle l’avait appuyée sur un tabouret et évitait soigneusement de la regarder. La pulsation de douleur qui irradiait jusqu’à sa cuisse était bien suffisante pour ne pas l’oublier.

Durant un long moment, Jeanne concentra son attention sur les flammes. Elle admira les volutes orangées qui s’enroulaient langoureusement les unes aux autres, léchant le bois, essayant de s’échapper par le grillage du foyer. Elle s’émerveilla des tisons rougeoyants qui multipliaient les braises à l’infini. Comme lorsqu’elle était enfant, elle inventa une ville de lumière cachée sous les bûches incandescentes et s’imagina qu’elle pouvait y pénétrer pour découvrir un univers fabuleux, fait de tunnels émaillés de clair-obscur et d’embrasement.

C’est alors qu’elle se sentit aspirée par le temps. Du souvenir d’un feu de camp alors qu’elle était chez les guides à un pique-nique avec quelques amis, Jeanne retrouvait son enfance, à l’époque où, avec ses parents, elle parcourait le monde. C’était la période de l’après-guerre, temps béni de paix en de nombreux endroits de la planète. Elle avait connu l’Égypte, le Brésil, la Belgique. Elle avait vécu au Caire, à Buenos Aires, à Bruxelles. Elle s’y était fait des amies avec qui elle avait correspondu pendant des années. Puis l’adolescence avait éteint peu à peu cette passion de l’écriture, avait refroidi l’ardeur des amitiés d’enfance et Jeanne avait cessé de correspondre avec ses amies. Le temps de créer un nid à Québec, de pleurer sa mère, de nouer de nouvelles amitiés, de penser à quoi ressemblerait l’avenir et Thomas était apparu dans sa vie. Depuis ce jour, les émotions comme les gestes avaient coulé de source à ses côtés. Pas une fois, depuis, Jeanne n’avait regretté le choix de ses dix-neuf ans.

Et dire que c’était si loin tout ça !

C’est en se revoyant au matin de son mariage que Jeanne eut une brutale prise de conscience. Si forte qu’elle en était douloureuse. Mais qu’est-ce qui lui prenait de revoir son enfance comme ça ? La vie était-elle en train de lui faire signe ?

Faisait-on, comme on le prétend, une rétrospective de sa vie au moment où on la quittait ? Comme elle le faisait présentement mais avec une lucidité impitoyable en prime, faisant ressurgir les moments d’importance, les bons comme les inavouables ? Y avait-il ce chemin de lumière irrésistible que l’on emprunte sans regret ?

Un chemin qui ressemblerait peut-être à cette ville de tisons qu’elle imaginait sous les bûches…

Jeanne ferma les yeux un instant, le cœur battant la chamade. Son âme pressentait-elle quelque chose qu’elle-même ignorait encore ? Quelque chose qu’elle voulait délibérément ignorer…

Le reflet dansant des flammes persistait à travers ses paupières closes et petit à petit, ce jeu entêté des lueurs et des ombres arriva à l’apaiser. Elle prit une longue inspiration tremblante qui balaya ses dernières hésitations, ainsi qu’un souffle léger balaie d’invisibles poussières.

Non, elle n’avait rien choisi d’escamoter. La peur qu’elle ressentait était normale et ne se portait nullement garante de ses choix. L’inquiétude teintait peut-être ses réflexions, guidait certains gestes, mais elle ne l’empêcherait pas d’aller au bout de ce qu’elle croyait essentiel.

Et l’essentiel était de continuer à vivre. C’était maintenant très clair dans son esprit.

Quand elle ouvrit les yeux et retrouva le décor rassurant de son salon, Jeanne ressentit un long moment de bien-être. Elle venait de comprendre qu’elle n’était pas prête à abdiquer. Au-delà des souvenirs pénibles qu’elle gardait de la maladie de sa mère, il y avait sa propre vie, ses choix et ses priorités. Il y avait Thomas et leur famille qu’elle ne voulait pas perdre à cause de la peur obnubilante de trop souffrir ou de souffrir inutilement.

Ce fut aussi à ce moment qu’elle sut ce qu’elle dirait à ses enfants.

Elle leur demanderait de la soutenir par leur respect et leur discrétion. Elle leur demanderait d’attendre qu’elle leur fasse signe avant de se manifester. Cela leur serait difficile, elle en était consciente, mais il n’y avait qu’elle qui pourrait livrer ce combat.

Personne ne pourrait se mettre à sa place. Personne n’aurait à subir les nausées et les malaises à sa place. Car il y en aurait, de cela aussi elle était convaincue. Alors, il n’y avait qu’elle qui pouvait savoir quand elle aurait envie de parler aux autres. Et ses enfants faisaient partie de ces autres. Toutefois, ils pourraient être assurés qu’elle leur communiquerait les moindres améliorations, les plus infimes sujets de réjouissance. Qui n’a pas envie de partager ses joies et ses victoires ?

S’ils l’aimaient vraiment, Olivier, Mélanie et Sébastien allaient accepter ses exigences sans le moindre commentaire. Voilà ! C’était ce qu’elle avait envie de leur dire.

Ensuite, elle les prendrait contre elle comme lorsqu’ils étaient petits. La chaleur humaine, celle que l’on a envie de recevoir autant que celle que l’on peut offrir, n’a pas d’âge. Elle est de tous les combats, de toutes les réjouissances.

Cette chaleur-là est l’amarre qui nous retient parfois ou le port d’attache que l’on veut retrouver.

Et le port d’attache de Jeanne, c’était sa famille.

Mais pour Thomas, il en allait tout autrement. À lui, c’était maintenant, tout de suite, qu’elle voulait parler. Avant qu’il ne soit trop tard et que l’apaisement lucide qu’elle ressentait présentement se soit envolé. Elle connaissait trop bien son fichu caractère en dents de scie. Demain, dans une heure peut-être, l’abattement serait probablement de retour. Et c’est alors qu’elle aurait besoin de Thomas à ses côtés. Un Thomas solide, constant, équilibré. Un Thomas amoureux.

Aussi vite qu’elle le pouvait, Jeanne s’extirpa du fauteuil en jetant un dernier regard aux flammes qui s’éteignaient lentement dans le foyer. Puis, elle se dirigea vers la cuisine.

« Pauvre Thomas ! songea-t-elle en constatant qu’il était déjà dix heures trente. Il a dû trouver la soirée pas mal longue. »

Elle le retrouva sur la terrasse où il s’était réfugié, conscient que Jeanne n’était pas disposée à partager ses réflexions. Il avait allumé quelques bougies qui éclairaient faiblement son visage. Bien calé dans sa chaise, les pieds appuyés sur une autre, il fixait le jardin envahi par le dessin des ombres que la lune, presque pleine, se plaisait à esquisser. La rosée, tombée avec la brunante, intensifiait le parfum des fleurs qui se propageait jusque sur la terrasse, même au-delà. De quoi contribuer à renforcer la sensation de bien-être qui avait curieusement envahi Jeanne depuis quelques instants. Elle demeura immobile sur le pas de la porte, humant à petites inspirations silencieuses l’odeur subtile des roses qui lui parvenait, se demandant à quoi pensait Thomas. Elle se tint ainsi un bref moment, figée et silencieuse, le temps de se redire que l’homme assis dans l’ombre était le sien. Que pour lui autant que pour elle, Jeanne Lévesque avait décidé de se battre pour ne perdre aucune goutte de ce bonheur qui était le leur. Voilà ce qu’elle allait lui dire avant que le courage ne lui manque et qu’elle soit tentée de reculer. Elle allait même ajouter qu’elle n’avait que trop tardé à agir. Elle fit le dernier pas qui la séparait de la porte moustiquaire.

— Thomas ?

Même s’il était resté immobile, Thomas avait senti la présence de Jeanne dans son dos. Il attendait qu’elle l’interpelle pour se retourner. Au ton très doux que Jeanne avait employé, il devina que l’instant était fragile et les intentions précaires. Il tourna lentement la tête vers elle.

— Bonsoir. Viens, viens t’asseoir, la soirée est magnifique.

Jeanne échappa un soupir en laissant son regard s’égarer dans la cour.

— Magnifique, oui, tu as raison. Et dire que je ne l’ai pas vue…

Jeanne avait ouvert la porte moustiquaire et passait de la cuisine à la terrasse.

— En fait, c’est tout l’été que je n’ai pas vu, cette année, constata-t-elle en se tirant une chaise. J’espère que l’an prochain, ce sera mieux.

Thomas était déconcerté par le timbre de voix de Jeanne. Sa femme semblait particulièrement calme. Presque sereine. Il n’osait donner suite à ses propos, espérant qu’elle le ferait d’elle-même. Jeanne avait parlé de l’an prochain et son cœur s’était mis à battre un peu plus vite.

— J’ai réfléchi, poursuivit Jeanne comme si elle avait compris que Thomas n’attendait que cela. J’ai tout mélangé : souvenirs, craintes et désirs. Ce qui domine, finalement, c’est mon envie de continuer ce qu’on a commencé ensemble. Gilles a raison en disant que la médecine a fait des bonds prodigieux depuis trente ans. Alors, même si je suis affreusement angoissée devant ce qui m’attend, je crois que je vais essayer de me battre. On verra bien ce que ça va donner.

Un silence tout léger se posa entre Thomas et Jeanne. Il n’osait toujours pas parler. Son cœur battait trop fort, trop vite devant l’espoir retrouvé. En même temps, il se sentait démuni devant cette quiétude que Jeanne dégageait. Il ne s’attendait pas à cette attitude. Jeanne lui semblait à la fois très vulnérable et incroyablement forte dans sa fragilité. Elle regardait droit devant elle et, malgré la noirceur qui les enveloppait, à peine trouée par la flamme vacillante des bougies, Thomas vit qu’elle fixait intensément ses rosiers. Il esquissa un sourire. Ces tout petits arbustes fleuris et si lourdement odorants devaient avoir eu, eux aussi, un pouvoir de persuasion sur Jeanne. Ce fut quand elle poursuivit qu’il comprit qu’il ne s’était pas trompé.

— J’ai peur Thomas. J’ai peur de la douleur. Je n’ai jamais été très courageuse face à elle. Rappelle-toi quand j’ai accouché, combien j’avais peur de souffrir, le nombre de fois où j’ai demandé s’il était temps d’avoir l’épidurale… Alors je vais avoir besoin de toi. Je vais avoir besoin de ta force. Quand je douterai, car je sais que je vais tout remettre en question plusieurs fois, je veux que tu me rappelles la douceur de cette soirée. Je veux que tu me parles de nos enfants et de nos projets. Si l’hiver est là quand je voudrai tout lâcher, redis-moi la beauté des fleurs et la douceur de leur parfum. Sans toi, je n’y arriverai pas. Je le sais, je me connais.

— Je serai là, ma douce. Je suis là.

— Je le sais. Je n’ai jamais douté de la sincérité de l’amour qui existe entre nous. Et c’est pour lui aussi que j’ai choisi de donner une chance à la vie. Peut-être bien, après tout, que je vais vaincre ce cancer. Car je sais qu’il s’agit d’un cancer. Et ce n’est pas une simple intuition. Mais si j’arrive à en venir à bout, j’aurai l’impression d’avoir pris ma revanche sur lui. À mes yeux, ce sera aussi une façon de venger maman. Cela aussi, ça a joué dans ma décision, tu sais.

— Alors, nous nous battrons ensemble.

Tout en parlant, Thomas s’était levé de sa chaise et, contournant la table, se plaça derrière Jeanne, posant les mains sur ses épaules. D’un geste lent et enveloppant, il commença à masser son cou et son dos. Ce fut à ce moment qu’il comprit que malgré le ton employé, Jeanne était angoissée, tendue comme les cordes d’un violon. Alors il prendrait la relève, comme elle le lui avait demandé. Il serait sa force aux moments de faiblesse, sa persévérance aux moments de découragement.

Portant le regard très loin devant lui, au-delà de la limite des cèdres et du toit de la maison voisine, cherchant peut-être l’étoile qui saurait guider ses mots, Thomas se mit à parler.

— Ensemble. Nous allons vaincre ensemble, ma Jeanne. Promis, jamais je ne te laisserai tomber. Tu es ma raison de vivre. Depuis l’instant où je t’ai croisée dans la salle des pas perdus, au collège, tu fais partie de ma vie et je veux que tu en fasses partie très longtemps encore. Je t’aime et, moi aussi, j’ai besoin de toi. Alors oui, nous nous battrons pour ne rien perdre de ce qui nous appartient. Je ne serai peut-être qu’une ombre dans ta douleur, mais ton angoisse est aussi la mienne. Et ton espoir est notre espoir.

Tandis que Thomas parlait d’une voix grave, empreinte d’émotion, Jeanne avait penché la tête et se laissait aller au réconfort de la caresse sur ses épaules. Pourtant, elle n’avait pas tout dit. Il y avait une autre donnée à l’équation et même s’il était encore tôt pour l’aborder, Jeanne tenait à ce que les choses soient claires entre eux. Après quelques instants, elle posa sa main sur celle de Thomas pour faire cesser le geste et se releva. Repoussant sa chaise, elle vint tout près de lui, passa les bras autour de son cou et plongea son regard dans le sien. Ce qu’elle avait à préciser ne pouvait s’exprimer que dans l’intimité d’un regard amoureux. Durant un long moment, ils se regardèrent intensément, laissant leur âme et leur cœur se rejoindre. Jeanne avait tellement besoin de cette communion entre eux. Elle aurait voulu que tout cela ne soit qu’un mauvais rêve. Dans un instant, elle allait se réveiller auprès de Thomas. Ce serait une nouvelle journée qui commencerait et rien de ce qu’elle avait vécu aujourd’hui n’aurait existé. Ce serait si facile alors d’apprécier l’existence. Mais Jeanne savait qu’elle ne s’éveillerait pas le cœur en chamade, soulagée de constater que toute cette vilaine histoire n’était qu’un rêve. Le cauchemar était réel et pour l’instant, elle ne savait pas quelle en serait la conclusion. Alors elle n’avait pas le choix, elle devait tout prévoir. Même le dénouement le plus sombre.

Du bout de l’index, elle suivit le contour du visage de Thomas. Elle l’avait toujours trouvé beau et encore plus maintenant, depuis qu’il se laissait pousser la barbe.

— C’est mon look de retraité, disait-il en riant. Un look de paresseux. Fini les corvées !

Jeanne esquissa l’ombre d’un sourire, puis elle déglutit péniblement. Maintenant, c’était maintenant qu’elle devait parler.

— Par contre, Thomas, il y a quelque chose que tu dois savoir, commença-t-elle d’une voix enrouée. Il y aura tout de même une limite à mon acharnement. Je veux que tu me soutiennes, oui, que tu m’encourages, que tu me pousses même au besoin, mais pas à n’importe quel prix. Nous en avons déjà parlé et je veux que tu me promettes de…

Devinant les mots qui allaient suivre, Thomas posa un doigt sur les lèvres de Jeanne pour l’obliger à se taire.

— Tu ne crois pas qu’il est trop tôt pour…

Jeanne se dégagea d’un geste sec.

— Non, Thomas, il n’est pas trop tôt pour envisager le pire, insista-t-elle. Il est là, juste devant moi. J’ai même l’impression qu’il me nargue. C’est un peu pour ça que j’ai dit que j’allais me battre et je vais le faire. Tant qu’il y aura un espoir raisonnable de gagner, je vais lutter. Mais je n’irai pas au-delà de ça. Et je veux que tu me promettes de l’accepter. Là maintenant, ce soir, je veux que tu me promettes d’être avec moi au-delà de la bataille contre la maladie. Quand nous en avons parlé, je ne pensais pas que notre discussion irait plus loin qu’une certaine rhétorique. Aujourd’hui, je suis contrainte de reconnaître qu’il nous faudra peut-être déborder du cadre d’une simple conversation. Je dis bien peut-être. Mais si jamais Gilles en venait à me dire qu’il ne peut plus rien pour moi, il n’est pas question que je survive au jour le jour dans des souffrances inutiles. Ça aussi, je voulais que tu le saches. Quand je te demande de me soutenir, c’est aussi à cela que je fais allusion. Je veux que tu me promettes de respecter mes choix. Pas question pour moi de devenir une illusion de vie. Comme le dit si bien Ferrat, je veux mourir au soleil. Que ce soit demain, dans six mois ou, je le souhaite plus que tout, dans douze, vingt, trente ans…

Pendant que Jeanne parlait, Thomas put lire dans son regard toute l’attente qu’elle mettait dans sa demande. Ces quelques mots avaient creusé un gouffre dans sa poitrine. Depuis l’après-midi, depuis la réaction de Jeanne dans le cabinet de Gilles, Thomas savait que ces mots viendraient. Il espérait que ce serait le plus tard possible. Il espérait tellement qu’ils n’auraient pas à être prononcés. Mais Jeanne voyait la chose autrement. L’assurance de se savoir soutenue serait sa sécurité. Il n’avait donc pas le droit de repousser ces mots en disant qu’ils étaient prématurés. Depuis plus de trente ans, ils vivaient ensemble, partageaient tout et Jeanne venait de lui dire qu’elle voulait être avec lui jusqu’au bout. Pour Thomas, c’était la plus belle preuve d’amour qu’elle pouvait lui donner. Elle lui faisait confiance jusque dans ses choix les plus intimes. Alors il se pencha et après avoir déposé un baiser contre sa tempe, il lui murmura à l’oreille, se faisant violence pour raffermir sa voix :

— Tu sais que tu peux compter sur moi. Je t’aime, Jeanne. Je t’aimerai quoi qu’il arrive. Je t’aimerai au-delà de tes choix.

Jeanne n’avait rien à ajouter. Elle blottit sa tête au creux de l’épaule de Thomas et les larmes qu’elle versa exprimaient son soulagement. Elle pouvait maintenant aller de l’avant et tout tenter pour guérir. Elle irait de l’avant jusqu’à la limite du supportable. Thomas serait là quoi qu’il arrive.

Ce soir-là, ils s’endormirent enlacés, leur souffle emmêlé.

Durant les quelques jours qui suivirent, Jeanne réussit à faire abstraction de toute forme d’angoisse en se plongeant corps et âme dans la préparation du brunch. Les préférences de chacun, les petites surprises, quelques nouveaux plats tirés de livres de recettes qu’elle acheta exprès pour l’occasion. S’occuper le corps et l’esprit lui faisait du bien. Le menu choisi et les achats faits, elle désherba les plates-bandes malgré sa douleur. Le temps passé les mains dans la terre, elle arrivait à oublier. Le samedi fut employé à préparer tout ce qu’elle pouvait cuisiner à l’avance. Le soir, avant de se coucher, elle monta une jolie table dans la salle à manger qui ne servait qu’aux grandes occasions. Ce qu’elle voulait dire aux enfants faisait partie de ce qu’elle appelait une grande occasion. N’allait-elle pas, d’une certaine façon, leur répéter qu’elle les aimait plus que tout et que cet amour serait son viatique, les semaines à venir ?

Et le dimanche fut là, enveloppé de brume et de crachin.

Jeanne s’était réveillée très tôt et fut déçue de constater qu’il n’y aurait pas de soleil. Malgré cela, elle se sentait de bonne humeur. Ce matin, sa jambe ne la faisait presque pas souffrir. Gilles n’avait pas donné signe de vie depuis la visite de lundi et Jeanne essayait d’y voir un message encourageant. Ce que son ami avait aperçu sur les radiographies n’était peut-être pas si inquiétant et ils avaient un certain délai devant eux.

Elle se leva tout doucement et quitta la chambre sans faire de bruit. Thomas dormait toujours à poings fermés et Jeanne ne voulait surtout pas le déranger.

Elle ressentait le besoin intense de disposer d’un moment de solitude avant de parler à ses enfants. Le temps de préparer du café et elle s’installait dans un fauteuil du salon. La bruine s’était changée en une petite pluie presque silencieuse qui dessinait des rigoles sur la vitre. Après les deux semaines de canicule qu’ils venaient de connaître à la fin de juillet, cette ondée était la bienvenue pour toute la végétation. Heureusement, cet été, ses plantes étaient particulièrement magnifiques. Cela posait un baume sur tout le reste. Et avec cette pluie chaude qui tombait drue, les fleurs n’en seraient que plus belles. Machinalement, Jeanne porta les yeux vers la fenêtre où l’eau dégoulinait de plus en plus abondante, puis elle regarda autour d’elle. Que faisait-elle là, au salon, alors qu’il y avait la serre ? Depuis le début de l’été, elle n’y avait presque pas mis les pieds. Brusquement, l’odeur de terre humide lui manquait. Elle se releva sans hésitation et attrapant une orange au passage, elle se dirigea vers la serre.

Elle savait par cœur les mots qu’elle voulait dire aux enfants. Depuis maintenant presque une semaine, elle se les répétait inlassablement le soir, avant de s’endormir. Elle allait se les redire encore une fois, assise confortablement auprès de ses cactus et ses bonsaïs, pour être certaine de ne rien oublier et tout irait bien. Elle ne pleurerait pas. Elle serait ferme, voire stoïque, essayant de banaliser l’événement. Après tout, rien n’était encore sûr. Malin, bénin, personne n’en savait rien.

Durant une fraction de seconde, Jeanne regretta même d’avoir convoqué ses enfants. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de partir en peur ainsi ? Ce n’était peut-être qu’une fausse alerte. Pourquoi inquiéter tout le monde ? Décidément, il n’y avait qu’elle pour faire des drames où il n’y en avait pas. Pas encore…

Jeanne soupira. À ses yeux, cette décision prise à l’emporte-pièce n’avait plus qu’un avantage, celui de neutraliser les émotions. Puisqu’on ne savait rien, il ne servait à rien de pleurer. Ce serait donc une bonne chose de parler maintenant, elle pourrait le faire froidement.

C’était sans compter la bouffée d’émotion qui l’envahit quand elle aperçut ses trois enfants arrivant ensemble, dans une seule auto. Ils s’étaient donc parlé… Et qu’est-ce que Thomas avait bien pu leur dire quand il les avait invités à venir manger seuls, sans conjoint ?

Mélanie, la plus directe des trois, entra la première. À sa démarche un peu guindée et malgré son sourire, Jeanne devina aussitôt qu’elle était morte d’inquiétude. Elle comprit en même temps que ses belles résolutions venaient de s’envoler. Plus question d’attendre à la fin du repas pour parler et surtout plus question de masquer ses émois. À l’instant, Jeanne n’était plus qu’un cœur pétri d’appréhension et de tristesse. S’il fallait que ce soit grave, très grave !

La peur lui était revenue, intacte, absolue, laissant planer les pires pronostics.

Thomas était venu la rejoindre dans l’entrée. Passant un bras autour de ses épaules, il convia tout le monde à passer au salon. Des mimosas étaient servis…

TIRÉ DE LAGENDA DE JEANNE

Les enfants sont partis depuis plus d’une heure et je suis encore toute tremblante. Tremblante d’émotion. J’ai de merveilleux enfants.

Et le meilleur mari qui soit.

Thomas me connaît mieux que je ne me connais moi-même. Il avait préparé le terrain, j’en suis certaine, car les enfants n’ont pas semblé surpris outre mesure. Ce qui fait que je n’ai pas eu à trop parler. Une chance ! J’avais la gorge nouée par l’émotion. De les voir, tous les trois devant moi, de sentir la chaleur de la main de Thomas, posée sur mon épaule…

Le temps n’existe plus. Ils sont mes enfants, mes bébés. C’est peut-être ridicule de parler ainsi, mais je m’en fous ! Je les aime, j’aime cette vie qui est la nôtre et je vais me battre pour tout garder…

Ils ont facilement compris que c’était moi et, moi seule, qui aurais à vivre les décisions comme les traitements. C’est mon corps qui est malade, non le leur. Je n’ai pas eu à insister. Toutefois, il serait illusoire de croire que je ne les appellerai pas. Mélanie n’a pu retenir une grimace de dérision quand j’ai souligné que je ne leur donnerais que les bonnes nouvelles, les enjoignant de ne pas m’appeler.

— C’est toi qui dis ça ? Allons donc maman ! Tu es la première à prendre le téléphone quand ça ne va pas ou quand ça va très bien. Et tu voudrais nous faire croire que tu préfères notre silence ? Ne me demande pas de feindre l’indifférence, j’en suis incapable.

Je ne me suis pas entêtée. Mélanie a raison. Je suis de celles qui ont besoin d’exprimer leurs émotions. Pourquoi serais-je différente, alors que je vis les moments les plus angoissants de mon existence ? Pour protéger ceux que j’aime ? Ridicule. Je ne protégerais personne. À commencer par moi-même. Je sais que j’aurai envie de les appeler. Et je sais aussi que je serais déçue, s’ils ne le faisaient pas. Pourquoi avoir pensé le contraire ? La peur me fait sûrement fausser bien des données. Si je ne suis pas assez bien pour répondre, Thomas sera là. Il prendra la relève.

J’ai demandé à Sébastien d’être discret vis-à-vis de son grand-père. Je veux lui parler moi-même et le ferai uniquement quand j’aurai toutes les cartes en main. Là-dessus, je suis catégorique. D’apprendre que je souffre de la même maladie que maman va lui donner un choc. S’il n’en a jamais reparlé, c’est qu’il ne l’a toujours pas accepté. J’en suis certaine. Comment réagira-t-il ? Avec son cœur qui a donné des signes d’essoufflement, je n’aime pas ça. J’ignore comment je vais m’y prendre pour lui annoncer la nouvelle. Je verrai en temps et lieu. Cela dépendra en grande partie de ce que j’aurai à lui annoncer…

Toujours cette maudite incertitude. Déjà que l’intervention m’effraie, voilà qu’en plus je ne sais pas ce qui m’attend au réveil.

Et Gilles qui n’a pas appelé…

Ce matin, je percevais le silence de Gilles comme un bon présage, cet après-midi, je ne sais que penser. Il m’a laissé entendre qu’il y avait moyen de contourner les listes d’attente, mais je crois qu’il se faisait des illusions sur son pouvoir décisionnel. Si j’en crois les journaux, j’ai le temps de…

Stop !

Pas de pensée sombre. Je veux me concentrer sur les dernières heures passées en famille. J’ai cru entendre Mélanie dire à ses frères qu’elle les invitait chez elle ensuite. Ça me fait plaisir de constater qu’ils ressentent le besoin de se retrouver entre eux. Finalement, je n’ai peut-être pas été une mauvaise mère. Même si souvent j’ai eu tendance à me faire des reproches de toutes sortes dès que quelque chose ne tournait pas rond, je crois que l’essentiel de ce que j’ai voulu donner à nos enfants est demeuré intact. Ils l’accommodent à leur sauce, d’accord, mais les valeurs sont foncièrement les mêmes. Comme je l’ai souvent prétendu : on ne peut pas donner ce qu’on n’a pas et à l’impossible, nul n’est tenu. Je les ai aimés et j’ai toujours senti que je devais être à l’écoute. À l’écoute de chacun, pour tenter de répondre à leurs attentes le mieux possible. C’est très simple, mais aussi délicat. Finalement, si j’essayais de faire un bilan, je pourrais affirmer que je crois les avoir suffisamment écoutés pour aujourd’hui bien les connaître.

Alors que j’écris ces mots, un sourire pointe malgré moi.

Est-ce que je les connais assez pour tenter de deviner à quoi ressemble leur réunion ? Peut-être bien. Je les vois, assis dans le petit salon de Mélanie. C’est elle qui dirige la conversation. De cela, je suis certaine, elle l’a toujours fait. Olivier doit écouter, comme Thomas le ferait, les yeux dans le vague, mais l’esprit vif. Il n’interviendra qu’à la fin de son discours. Puis, Sébastien aura le dernier mot. Enfin, c’est souvent comme ça entre eux. Toutefois, je ne peux savoir ce qu’ils vont dire, sinon qu’ils doivent se demander comment je vis tout cela. L’image que j’ai projetée n’était qu’une demi-vérité et je suis persuadée qu’ils s’en sont rendu compte. Je n’ai jamais été une de ces femmes fortes que l’on se plaît à imaginer aujourd’hui. Je ne suis pas une superwoman et je ne l’ai jamais été. Tout à l’heure, ils ont eu la délicatesse de ne pas m’interroger sur mes sentiments, ils doivent sûrement se poser des questions présentement. Saurais-je leur répondre ?

Est-ce que je sais moi-même comment je me sens ?

C’est tellement difficile à décrire ! Je suis à la fois insouciante et en colère. Un instant, je n’y pense pas, la seconde suivante, je tremble de peur devant l’avenir.

Je me vois sur le plus haut tremplin. Ça m’a pris un temps fou à me décider à monter et maintenant que c’est fait, que je suis prête à sauter, on me demande d’attendre un signal qui tarde à venir. Je sens que le courage peut être quelque chose d’éphémère, de très volatile. Je suis sur mon tremplin et je regarde droit devant parce que j’ai peur de regarder en bas. J’ai peur du vertige que je n’ai pas encore, j’ai peur de la chute que j’ai le temps d’imaginer, j’ai peur de la douleur possible quand je vais frapper l’eau.

Si on me demandait comment je me sens, il n’y aurait peut-être qu’une seule chose à répondre.

J’ai peur de mourir…