Chapitre 7

Montréal, août 2004

« Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre,

Que serais-je sans toi qu’un cœur au bois dormant,

Que cette heure arrêtée au cadran de la montre,

Que serais-je sans toi que ce balbutiement. »

QUE SERAIS-JE SANS TOI, LOUIS ARAGON,

INTERPRÉTÉ PAR JEAN FERRAT

S’il est vrai que, lorsque tout semble nous échapper, le moindre événement heureux prend des proportions inouïes, Jeanne aurait été soulagée et réconfortée devant le tableau de ses enfants réunis dans le petit salon de Mélanie. Elle n’avait aucune crainte à se faire, elle pouvait effectivement se targuer de connaître assez bien sa progéniture. En fait, elle pouvait même se flatter de la connaître suffisamment bien pour être capable d’imaginer les gestes comme les émotions sans trop se tromper.

Tel qu’elle l’avait supposé, ils avaient bel et bien envahi le salon de Mélanie. Maxime avait eu la délicatesse de ne pas poser de questions quand Mélanie lui avait demandé de les laisser seuls un moment. Il s’était éclipsé dans leur chambre et avait monté le volume de la petite télévision qui s’y trouvait. Sébastien s’était avachi dans le fauteuil tandis qu’Olivier et Mélanie partageaient le divan.

Il était à peine trois heures, la pluie semblait ne jamais vouloir s’arrêter et tous les trois avaient déjà une bière à la main. Un petit travers hérité de Thomas. Non que ce dernier soit un grand buveur, loin de là ! Malgré tout, il puisait souvent inspiration et détente, réflexion et réconfort au fond de quelques bouteilles brunes. Dès qu’ils avaient été en âge de le faire, les enfants avaient suivi l’exemple sans être inquiétés outre mesure. Aujourd’hui, on pouvait presque parler d’un rituel familial. La bière était de la plupart de leurs rencontres, de leurs festivités.

Pour l’instant, à la lueur de ce que Jeanne venait de leur apprendre, le houblon servait d’exutoire, de catalyseur.

Mélanie tournait inlassablement la bouteille entre ses doigts, la fixant d’un regard vague comme si elle y cherchait une explication ou une réponse.

Sébastien, lui, reniflait et buvait à petites gorgées, refoulant les larmes le mieux qu’il pouvait. Il se doutait bien que la bosse aperçue sur la jambe de sa mère était plus qu’une simple ecchymose, mais jamais il n’aurait pu imaginer que ce pouvait être un cancer.

Cancer…

Au ton que sa mère avait pris pour en parler, il avait vite compris qu’elle avait peur de ce mot. Alors, au-delà de sa propre tristesse, il y avait Jeanne. Jeanne qui n’avait rien dit, à personne. Était-ce la peur qui l’avait paralysée ou avait-elle tout simplement cherché à les protéger ?

Quant à Olivier, il prenait de longues gorgées, le regard perdu dans le carré de ciel qu’il apercevait par la fenêtre. À le voir, nul n’aurait pu imaginer le chagrin qui lui étreignait le cœur comme une main d’acier froide et brutale.

Tous les trois, chacun à sa façon, étaient convaincus qu’ils devaient encaisser le coup rapidement pour y réagir adéquatement. Cela faisait partie de l’éducation qu’ils avaient reçue. Ne pas se laisser abattre, réagir, trouver la solution. Leur mère aurait besoin d’eux, c’était indéniable, leur père aussi, et dans un avenir rapproché. Cependant, ils savaient très bien qu’ils devraient respecter leur intimité. Jeanne et Thomas étaient leurs parents, soit, d’excellents de surcroît, mais ils étaient d’abord et avant tout un couple. Ils avaient cette chance d’avoir des parents toujours amoureux l’un de l’autre, même après toutes ces années. La richesse de leur vie familiale en était teintée, enrichie, mais parfois, cela rendait les interventions plus difficiles, délicates.

Mélanie en était à cette réflexion, repoussant sa douleur pour se concentrer sur les besoins de ses parents. Les larmes viendraient plus tard. Pour l’instant, elle voulait trouver une façon de faire comprendre à leurs parents qu’ils étaient là, qu’ils partageaient leur inquiétude et voulaient les aider, sans pour autant envahir ce qu’ils considéraient comme leur espace vital. Comment dire, comment faire ? Mélanie l’ignorait. Jusqu’à ce jour, Thomas et Jeanne n’avaient pas eu besoin de l’aide de leurs enfants. Ils étaient encore jeunes, en santé. Apprendre que sa mère souffrait peut-être d’un cancer avait été tel un pavé jeté dans la mare. Malgré le fait qu’elle soit plutôt décidée, voire parfois autoritaire, Mélanie se sentait hésitante, troublée et en même temps terriblement inquiète. Cette sensation lui était étrange. Cette retenue, cette perplexité ne correspondaient pas à ses émotions habituelles. Mais la situation n’avait rien d’habituel. Alors que dans la majorité des cas Mélanie était encline aux réactions rapides, aujourd’hui, elle était indécise, le cœur embarrassé d’inquiétude et de colère.

En réalité, Mélanie était un curieux mélange des personnalités de ses frères, sinon de la famille entière. Réfléchie comme Thomas, elle avait une mentalité analytique aussi bien structurée que celle d’Olivier. Toutefois, cet esprit cartésien était atténué par une sensibilité aussi marquée que celle de Sébastien. De sa mère, elle avait hérité la droiture et la générosité. Fonceuse, têtue et persévérante, elle n’acceptait cependant pas facilement les avis contraires aux siens, surtout quand elle était persuadée d’avoir raison, ce qui arrivait au moins deux fois sur trois !

Mélanie était de ces êtres qui semblaient taillés à même un bloc de granit.

Toute la famille s’y était frottée à un moment ou à un autre. Olivier plus que les autres, étant lui-même quelqu’un qui aimait les analyses claires et les décisions pratiques.

Néanmoins, après s’être heurté régulièrement à la personnalité de Mélanie, Olivier avait pris l’habitude de la laisser parler en premier. Cela avait évité nombre de confrontations inutiles. Quant à Sébastien, c’était depuis toujours qu’il s’en remettait à sa sœur pour beaucoup de choses. À croire qu’il avait appris, bébé, qu’il ne servait à rien d’argumenter avec une jumelle qui avait presque tout appris avant lui.

Aujourd’hui encore, Olivier comme Sébastien attendaient donc que Mélanie prenne la parole avant de s’exprimer. Par habitude, bien sûr, par respect des procédures qui avaient cours entre eux, mais cette fois-ci, pour Olivier, il y avait davantage. Malgré certaines apparences qui avaient toujours laissé croire qu’il était plutôt réservé, pour ne pas dire indifférent, Olivier était blessé, peiné que sa mère n’ait pas songé à le consulter. Il était médecin après tout. Il n’y avait que l’urgence implicite de la situation qui l’avait convaincu de se joindre aux autres chez Mélanie. S’il s’était écouté, il se serait réfugié chez lui, auprès des siens. Auprès de ses fils, pour être précis. Car chez lui aussi, certaines émotions négatives, de plus en plus insoutenables, encombraient l’atmosphère. Il y avait des tensions entre Karine et lui. Beaucoup de tensions. Pourtant, il aimait sa femme, leurs enfants, la vie qui était la leur. Néanmoins, sa profession était pour lui une grande passion. De là les reproches, parfois les accusations et avec Julien et Alexis qui grandissaient, il était de plus en plus difficile de camoufler certaines situations. Olivier le regrettait infiniment, mais que pouvait-il faire d’autre, sinon être présent le plus souvent possible ? Ce qu’il cherchait à faire avec sincérité. Malheureusement, chaque fois qu’il tentait un rapprochement, qu’il faisait des efforts louables pour être plus présent, qu’il projetait une sortie en famille, une urgence venait tout bouleverser. Olivier n’y pouvait rien, il était incapable de refuser quand un patient avait besoin de lui. Et cela, Karine semblait ne pas le comprendre. C’est pour cette raison qu’il avait proposé un voyage en Provence, pour se rapprocher de sa femme et tenter de recoller les pots cassés avant qu’il ne soit trop tard. Il voulait fuir au loin pour ne pas courir le risque d’être dérangé ! Mais voilà ! Ce projet-là aussi risquait de tomber à l’eau. Sans sa mère pour garder les enfants, il ne voyait pas comment il donnerait suite à ses bonnes intentions.

Olivier tressaillit quand la voix de Mélanie brisa le silence un peu singulier où il était en train de s’enliser, à la fois très proche et très loin de sa mère.

— Je ne sais pas si vous êtes comme moi, commença Mélanie d’une voix songeuse qui ne lui ressemblait pas, mais j’ai l’impression d’avoir reçu un coup sur la tête. Maman, malade…

Un silence lourd de sous-entendus se posa en maître sur la pièce comme pour montrer l’étendue d’une catastrophe que nul n’avait prévue. Jeanne malade c’était, jusqu’à ce jour, impensable. Personne ne pouvait donc imaginer comment elle devait se sentir. Les regards jetés par ses frères confirmèrent qu’ils pensaient comme elle. Mélanie reprit alors la parole.

— Il va falloir réagir, faire quelque chose, c’est certain, mais j’avoue que je ne sais pas trop comment. Papa et maman sont si… comment dire, si unis. Par moments, j’ai l’impression que l’expression ne faire qu’un a été inventée pour eux. C’est un peu pour ça, je crois, qu’il va falloir intervenir sur le bout des pieds. Avez-vous des idées ? Des suggestions ?

Olivier et Sébastien échangèrent un regard qui disait leur perplexité. Si Mélanie n’avait aucune idée, comment pouvait-elle croire qu’ils en auraient ? Après tout, c’était elle, la fille, celle qui par définition aurait dû savoir ce qui convenait à leur mère. Olivier se décida finalement à parler.

— Et si on ne faisait rien, justement ? Je crois que…

Mélanie leva les yeux au plafond et changea de position sur son siège. C’était bien là une réponse à la Olivier.

— Comment peux-tu te montrer aussi indifférent ? lança-t-elle vivement en interrompant son frère.

Contrairement à Mélanie, Olivier ferma les yeux d’exaspération, avant de revenir à sa sœur pour la dévisager sans amabilité.

— Laisse-moi finir, bon sang ! Cette manie que tu as de sauter aux conclusions trop vite et d’interrompre les gens. Je ne suis ni indifférent, comme tu as eu la gentillesse de le souligner, ni égoïste, crois-moi ! Par contre, je suis convaincu qu’il est nettement trop tôt pour intervenir auprès des parents. Présentement, ils n’ont pas besoin de nous. Être envahis n’est certainement pas ce qu’ils souhaitent le plus.

— Je ne suis pas d’accord, coupa sèchement Mélanie. Quand on traverse des épreuves, la présence des gens qui nous sont chers est importante. Sans les envahir, comme tu dis, je crois qu’il faut envisager une présence relativement constante à l’hôpital. À tour de rôle, justement pour leur laisser une certaine intimité. Comme ça, si papa veut se retirer, il n’aura pas à laisser maman toute seule et courir après l’un d’entre nous, non plus. Et en attendant l’opération, il faudrait les visiter plus souvent. Leur faire sentir qu’on est là en cas de besoin.

— C’est ça ! Avec un peu de chance, maman va s’imaginer qu’on la croit mourante. Trop en faire ne vaut guère mieux que pas assez ! Moi, je propose qu’on laisse porter les choses. Au moins pour l’instant.

— Pas du tout ! Tu feras bien ce que tu voudras mais moi, je vais y aller. Je vais les voir régulièrement. Au moins une fois par semaine. Ils ne verront pas vraiment la différence si j’augmente la fréquence de mes visites. Quant à toi… Fais donc ce que tu veux ! De toute façon, si tu n’y vas pas, là non plus, ils ne verront pas une grande différence. Tu n’y vas jamais.

— C’est méchant ce que tu viens de dire.

— Pas du tout ! C’est une simple constatation.

Le ton avait monté. Olivier et Mélanie se regardaient maintenant en chiens de faïence, loin des émotions qui avaient engendré la discussion. En fait, quand le ton montait chez les Vaillancourt, c’était toujours entre Mélanie et Olivier. Habituellement, personne n’intervenait, sachant à l’avance que les choses finiraient par rentrer dans l’ordre. Cet après-midi, il en allait tout autrement et Sébastien ne put se retenir.

— Ça suffit, vous deux !

Des trois enfants, il avait été le seul à ne pas être vraiment surpris par l’annonce de leur mère. Il s’y attendait. Ce qui ne voulait pas dire qu’il acceptait la chose avec détachement. Bien au contraire. Lui, cela faisait au moins un mois qu’il s’inquiétait. L’image du genou de sa mère, enflé et violacé, ne l’avait pas quitté. Ajoutées à cela l’indisposition de son grand-père avec qui il partageait son quotidien et sa relation tumultueuse avec Manuel, surtout depuis qu’il lui avait annoncé le report de leur projet de maison de quelques mois, il n’en fallait pas plus pour qu’il sorte de ses gonds.

— Ça suffit, répéta-t-il.

Sébastien avait les yeux embués. Chaque fois qu’il était en colère ou inquiet, les larmes lui montaient aux yeux. Il détestait cette sensibilité qu’il n’arrivait pas à camoufler, mais c’était plus fort que lui. Un mot de travers, une parole blessante ou un élan d’indignation et les paupières débordaient. S’essuyant rageusement le visage du revers de la main, il poursuivit.

— Vous rendez-vous compte de ce que vous êtes en train de dire, de faire ? Ça n’a aucun sens de s’engueuler comme vous le faites. On dirait que maman n’a plus aucune importance dans tout cela.

Sébastien venait d’exprimer une vérité qui toucha autant Olivier que Mélanie. Une fois encore, ils en étaient venus à oublier ce qui les opposait, cherchant, l’un comme l’autre, à avoir le dernier mot. Mélanie avait baissé les yeux et contemplait les plis de sa jupe, alors qu’Olivier avait détourné la tête et semblait observer avec grand intérêt la toile d’araignée des fils électriques qui passaient à hauteur de fenêtre.

— Mettons que c’est l’inquiétude qui vous rend agressifs et on n’en parle plus, poursuivit Sébastien, encouragé par le silence qui avait succédé à ses paroles. Si vous continuez à vous crêper le chignon, moi je m’en vais. Vous ferez bien ce que vous voudrez, visite ou pas visite, ça ne me regarde pas. Par contre, je suis persuadé que maman n’a surtout pas besoin d’avoir des enfants qui se disputent à son propos. D’autant plus que cette chicane est totalement inutile. J’estime qu’Olivier a raison pour l’instant.

Mélanie et Olivier s’étaient tournés vers lui avec une symétrie qui aurait pu être drôle en d’autres circonstances. Mais comme Sébastien n’avait pas le cœur à rire, il renifla un bon coup et se dépêcha d’expliquer ce qu’il voulait dire, avant que l’un ou l’autre ne se décide à prendre la parole. C’est alors qu’il se tairait et le regretterait par la suite, comme trop souvent dans sa vie, quand il repensait à certaines discussions où il n’avait pas eu le courage de dire ce qu’il pensait vraiment.

— Oui, je crois que c’est Olivier qui a raison, répéta-t-il en fixant Mélanie. Présentement, les parents n’ont pas besoin de nous. Pas vraiment, en tout cas. Avez-vous remarqué les regards qu’ils échangeaient pendant que maman nous parlait ? Pour ma part, je vais me contenter de téléphoner un peu plus souvent et prendre des nouvelles régulièrement, sans plus. Par contre, quand maman sera à l’hôpital, c’est certain que j’irai la voir. Plus tard, si elle a besoin de chimiothérapie, ce sera sûrement différent. Ce sera difficile pour tout le monde, à commencer par maman. C’est probablement à ce moment-là qu’on pourra intervenir. Mais encore là, je n’en suis pas certain. De toute façon, ce sera à eux de nous dire de quoi ils ont besoin. Pas à nous de décider à leur place. On a juste à leur faire savoir qu’on est disponibles, tous les trois, et c’est tout. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Olivier se tourna franchement vers Sébastien qui, lui, n’avait d’yeux que pour Mélanie. Olivier était certain que la lueur qu’il voyait briller dans le regard de son frère en était une d’excuse. Sébastien regrettait peut-être déjà d’avoir pris les devants, alors qu’habituellement il se contentait de suivre. Il regrettait peut-être ses paroles.

Peut-être.

Olivier ne le savait pas.

Il savait si peu de choses de ce frère arrivé trop tard dans sa vie pour devenir un complice. Il l’avait regardé grandir de loin sans vraiment le comprendre, le trouvant agaçant dans sa différence. Comment Sébastien pouvait-il se laisser mener par le bout du nez par une sœur qui avait le même âge que lui ? Pourquoi ne protestait-il jamais ? Cette question était restée un mystère. Les discussions familiales, les disputes habituelles entre enfants l’avaient régulièrement confronté à Mélanie, jamais à Sébastien. À un point tel qu’Olivier en était venu à considérer que son frère n’avait pas d’échine, pas de personnalité propre.

Sébastien n’était que l’ombre de Mélanie. On ne tient pas compte d’une ombre.

D’autant plus que Sébastien n’aimait rien de ce qui avait de l’importance pour Olivier. Ni les sports, ni les automobiles, ni les virées entre copains. Quand il avait quitté la région de Montréal pour s’installer à Québec chez leur grand-père, c’est à peine si Olivier s’était aperçu de son absence, tellement ils avaient vécu loin l’un de l’autre. Son allégeance sexuelle, sortie au grand jour, n’avait fait que confirmer ce qu’il pensait de son frère : Sébastien n’était qu’une pâte molle.

Mais voilà que ce même Sébastien venait de lui donner raison, au détriment de ce que Mélanie avait proposé. À moins que sa mémoire ne le trompe, c’était une première.

Ce fut à cet instant que Sébastien se tourna vers lui, soutenant franchement son regard. Olivier crut y percevoir une forme de sollicitation. Après tout, Sébastien restait Sébastien. Vraisemblablement, il avait besoin d’une approbation. Pourtant, au lieu d’en être agacé, Olivier était curieusement ému. Pour une première fois, il ressentait une certaine connivence entre Sébastien et lui. Le temps de s’y faire et Olivier admettait qu’il trouvait cela plutôt normal, agréable. Imperceptiblement, il redressa les épaules, répondant à l’interrogation de Sébastien par un grand sourire.

— Je suis d’accord avec tout ce que tu viens de dire, Sébas. À l’âge de nos parents, ils sont encore très capables de vivre sans nous, à fortiori de prendre toutes les décisions qui les concernent. Ce qui ne veut pas dire de les laisser tomber pour autant.

Tout en parlant, Olivier épiait la réaction de Mélanie du coin de l’œil. Déjà que le ton avait monté entre eux, il s’attendait à la voir exploser. Il n’en fut rien. Mélanie resta songeuse un moment encore, toujours concentrée sur les plis de sa jupe, puis, levant la tête, elle promena son regard d’Olivier à Sébastien. Un demi-sourire flottait sur son visage.

— Ben là… Si vous vous liguez tous les deux contre moi, murmura-t-elle visiblement amusée, je n’ai plus qu’à m’incliner.

Ce fut à cet instant précis que le téléphone sonna. Mélanie claqua la langue d’agacement. Qui donc avait le culot de venir les déranger alors que le moment était presque magique ? Elle était tellement heureuse de voir ses frères faire front commun qu’elle en avait presque oublié que c’était contre elle qu’ils se liguaient ! Elle allait commenter vertement l’importunité de cet appel quand elle entendit la voix de Maxime qui leur parvenait de la chambre.

— Mélanie, c’est pour toi !

Elle se releva brusquement en soupirant d’impatience. Cet après-midi, il y avait décidément trop d’émotions pour réagir autrement. Mélanie avait l’impression d’être assise sur une fourmilière et elle avait les nerfs à fleur de peau !

Quand elle revint de la cuisine, où était le second téléphone, son visage n’exprimait plus la moindre exaspération. L’appréhension marquait maintenant ses traits.

— C’était papa, expliqua-t-elle aussitôt d’une voix ébréchée. Maman est en train de faire sa valise. Ils viennent de recevoir un appel de Gilles, leur ami médecin. Il y a eu une annulation. Je n’ai pas trop compris ce que papa a essayé de m’expliquer, il était passablement énervé, mais il y a eu une annulation à cause d’une grippe ou quelque chose du genre. Bref, maman va être opérée demain matin.

Sur ce, Mélanie éclata en sanglots, à l’instant où Sébastien se levait pour venir la rejoindre. Il passa un bras autour de ses épaules.

Olivier était déjà debout.

— Et quoi d’autre ?

Mélanie haussa les épaules, renifla.

— Rien ! Ou plutôt si ! Maman demande simplement qu’on pense à elle, mais elle ne veut surtout pas nous voir. Ni ce soir, ni demain matin.

Un silence éloquent tissa sa trame de sentiments variés entre eux. Mélanie reprit après quelques instants.

— Maman fait dire que ça serait trop dur de rester calme si nous sommes là. On va attendre qu’ils nous appellent. Papa m’a promis de le faire dès qu’il serait en mesure de nous donner des nouvelles.

La voix de Mélanie avait retrouvé une partie de son assurance. Plus besoin de chercher ce qu’il fallait dire ou faire, Jeanne avait décidé pour eux.

Elle promena son regard de Sébastien à Olivier, avant de revenir à Sébastien. À sa façon, elle venait de reconnaître qu’elle se rangeait à l’opinion de ses frères parce que, finalement, c’était eux qui avaient eu raison.

Et ce fut exactement ce qu’ils comprirent.

À partir de cet instant, l’attente commença sans la moindre arrière-pensée. Chacun pour soi, chacun selon ce qu’il était. Dans leur famille, les grandes émotions se vivaient souvent enveloppées de pudeur.

Olivier quitta rapidement l’appartement de Mélanie. Ses fils lui manquaient.

Sébastien fit deux appels à Québec pour prévenir qu’il prolongeait son séjour à Montréal de quelques jours. Son grand-père ne fit aucun commentaire. Manu se permit un long soupir contrarié avant de déclarer qu’il comprenait.

Mélanie chercha réconfort auprès de Maxime et se mit à parler sans arrêt, comme l’aurait fait Jeanne en de pareilles circonstances, avant de revenir au salon pour se blottir dans les bras de Sébastien, pendant que Maxime préparait un souper frugal.

Tous les trois, quelques heures plus tard, ils eurent de la difficulté à trouver le sommeil au moment où, à quelques rues de là, Thomas aussi s’apprêtait à passer une nuit particulière. Par contre, lui, il n’avait même pas l’intention de monter jusqu’à sa chambre. Il savait qu’il serait incapable de fermer l’œil.

Quand il était revenu de l’hôpital, il avait trouvé refuge dans la serre. Il y était toujours. L’odeur des fleurs, c’était l’odeur de Jeanne. Depuis les tout premiers jours où ils s’étaient rencontrés, et ce, bien avant qu’il ne sache qu’elle voulait être horticultrice. Assis dans la noirceur, entouré des plantes que Jeanne préparait pour l’automne, il sentait presque sa présence.

La pluie avait cessé, mais la chaleur persistait. Une fine vapeur montait de la terre détrempée, dessinant des volutes dans les rayons de la lune qui n’était plus qu’un quartier laiteux se faufilant d’un nuage effiloché à un autre. Surplombant la haie, quelques étoiles brillaient au-dessus de l’horizon, lui rappelant cette soirée où Jeanne lui avait demandé d’être à ses côtés quoi qu’il arrive. Il y avait à peine six jours de cela. C’était déjà toute une éternité.

Machinalement, en entrant dans la maison, Thomas avait ouvert une bouteille de bière qu’il tournait et retournait entre ses doigts sans la boire.

Il n’avait pas faim, il n’avait pas soif.

Tant qu’il ne saurait pas ce qui se passait vraiment dans le corps de Jeanne, il n’aurait ni faim ni soif.

Pourtant Jeanne, elle, semblait détendue, sereine. En un sens, pour elle, l’attente avait cessé. De tout son être, Jeanne était déjà engagée dans la bataille.

Elle avait même eu l’air soulagé quand Gilles avait appelé. Elle était installée à la table de la cuisine, devant son ordinateur, quand le téléphone avait sonné. Thomas avait pris l’appel. Une main suspendue en l’air, Jeanne écoutait. Il n’avait pas eu besoin de lui dire qu’elle était attendue à l’hôpital, elle l’avait deviné. Sans hésiter, elle avait éteint l’ordinateur et l’avait placé sur un coin de la table basse du salon.

— Quand je serai assez bien, tu me l’apporteras à l’hôpital, avait-elle dit très calmement. J’aimerais aussi que tu préviennes les enfants. Je crois avoir entendu qu’ils allaient tous chez Mélanie. Dis-leur que je ne veux pas qu’ils se déplacent. Ça me rendrait trop nerveuse de les voir. On les appellera quand tout sera fini.

Puis elle était montée à leur chambre pour prendre un bain et faire une petite valise. Ils étaient partis peu après.

De la même façon, toujours aussi calme, elle n’avait pas voulu que Thomas passe la soirée avec elle.

— Va souper, lui avait-elle dit quand l’infirmière était venue la prévenir qu’elle aurait à recevoir quelques soins préparatoires dans la soirée. Ça ne sert à rien que tu restes ici. Par contre, j’aimerais que tu sois là demain matin. Si ça ne te dérange pas de te lever à l’aube, bien entendu.

Thomas ne s’était pas donné la peine de lui répondre et s’était contenté de l’embrasser longuement, passionnément.

Puis il avait repassé le seuil de l’hôpital, seul, le sac à main de Jeanne pressé contre la poitrine. « Aucun objet personnel ou de valeur dans la chambre », lui avait-on dit. Jeanne avait donc retiré son alliance et sa montre, les avait déposées dans son sac qu’elle avait confié à Thomas.

Depuis cet instant, il avait la sensation que la vie s’était arrêtée. Elle reprendrait son cours après, quand ils sauraient, quand il aurait remis l’alliance au doigt de Jeanne.

Présentement, il entendait son cœur battre à grands coups sourds, presque douloureux. Il se demanda s’il continuerait de battre si jamais…

Thomas se releva d’un bond, s’interdisant de poursuivre une réflexion qui n’avait aucun sens pour l’instant. Il déposa la bouteille de bière sur la table. Il savait que ce soir, il ne la boirait pas. En la déposant sur la petite table que Jeanne avait installée dans un coin de la serre, il devina, dans l’ombre, le casse-tête inachevé qui attendait une âme charitable pour être terminé. La dernière fois où Jeanne et lui y avaient consacré quelques heures, ils parlaient encore joyeusement du voyage en Mongolie.

Hier, Marc et Josée étaient partis sans eux…

Il regarda autour de lui.

Malgré la noirceur à peine trouée par les reflets de la lune, on voyait que la serre était bien rangée. En un sens, elle ressemblait à Jeanne. Ordonnée, pratique, avec un brin de folie suggérée par les potées fleuries disposées un peu partout sur les tables. Les taches pâles, presque diaphanes, dessinées par les fleurs donnaient une certaine légèreté à la pièce. Une délicatesse qui toucha Thomas et lui donna envie de sortir du marasme où il était en train de s’enliser.

Le feuillage des chrysanthèmes en pots luisait dans la pénombre, en attendant que Jeanne leur fasse un petit coin dans les plates-bandes. Serait-elle assez remise pour pouvoir le faire, cette année ? Comme s’il répondait à quelqu’un, Thomas haussa les épaules. Il ne le savait pas. Cependant, il savait fort bien que si Jeanne était en forme, elle aimerait que ses plantes soient robustes, pleines de vie quand viendrait le temps de les transplanter.

Et comme depuis deux semaines, elle avait à peine mis les pieds dans la serre...

Spontanément, Thomas s’approcha de la porte pour faire de la lumière. Les néons crachotèrent un peu, puis envahirent l’espace, le faisant cligner des yeux avant qu’un doux ronronnement se fasse entendre. Thomas leva la tête. C’était la première fois qu’il prenait conscience que les néons faisaient autant de bruit.

Puis, lentement, il regarda autour de lui encore une fois. Ici, c’était le domaine de Jeanne et durant un court instant, il eut l’impression d’usurper des droits qui ne lui appartenaient pas. Lui-même, il détestait que quelqu’un entre dans son bureau. De nouveau, il haussa les épaules, se traitant mentalement d’idiot. Il savait que Jeanne ne verrait pas la situation du même œil que lui. Jeanne c’était la générosité faite femme, c’était le partage et l’amitié. Bien au contraire, elle apprécierait que Thomas se soit occupé de ses plantes, même si elle retrouvait la serre dans un ordre différent du sien. La seule chose que Jeanne détestait, c’était qu’on la regarde travailler.

Attrapant par le coin un des gros livres qui s’alignaient dans l’étagère appuyée contre le mur de pierre de la maison, Thomas s’installa sur une des chaises d’osier et se mit aussitôt à le feuilleter. Par chance, il connaissait le nom de la plante. Il n’aurait pas à passer le livre au peigne fin.

L’aube le retrouva, toujours occupé à soigner les plantes de Jeanne. Après les chrysanthèmes, il avait vu aux bonsaïs, selon les directives d’un second livre. Puis il était passé aux cactus, aux potées fleuries…

Ce fut un rayon de soleil, posé en biais sur le feuillage d’un gros hibiscus, qui lui fit lever la tête. Ce fut ce même rayon de soleil qui lui rappela qu’on était déjà lundi et que dans quelques heures, Jeanne serait opérée. À cette pensée, le cœur de Thomas fit un bond et s’affola.

Sans prendre la peine de ranger sécateur, ficelle et arrosoir, Thomas se précipita à l’étage pour prendre sa douche. Curieusement, il n’était pas fatigué. Seuls ses yeux injectés de sang évoquaient la nuit sans sommeil. Il fit rapidement sa toilette, il voulait arriver à l’hôpital avant le réveil de Jeanne, avant qu’on ne l’assomme de calmants en prévision de l’intervention.

Malheureusement, elle était déjà engourdie par la médication quand il entra dans la chambre. Son regard était confus, sa voix hésitante. Quand elle posa les yeux sur Thomas, il eut l’impression qu’elle n’était là qu’à moitié et il dut faire un effort vertigineux pour ne rien laisser voir de sa détresse. L’opération était déjà un risque. Le médecin en lui ne le savait que trop bien. D’autant plus que Gilles avait parlé d’anesthésie générale, car personne ne savait exactement ce qu’ils allaient trouver. Une seule certitude : le docteur Lafontaine allait procéder à l’ablation de la tumeur qui semblait s’être fixée sur le fémur. Pour le reste…

Thomas ferma les yeux un instant, tellement l’incertitude et l’angoisse l’étourdissaient. En lui, il y avait surtout l’homme, le mari, l’amant, celui qui tremblait pour celle qu’il aimait. Impulsivement, il prit une main de Jeanne, l’embrassa et la tint serrée entre les siennes.

Il ne lâcha cette main qu’à l’instant où la civière passa les portes du bloc opératoire qui se refermèrent avec un bruit d’expiration.

Thomas se retrouva dans la salle d’attente sans trop savoir comment il y était parvenu. Ils étaient plusieurs à attendre. Pourtant, il était encore très tôt. À peine sept heures. Instinctivement, Thomas repéra une chaise dans le fond de la salle et il s’y dirigea sans regarder autour de lui. Il ne voulait surtout pas se sentir obligé d’engager la conversation avec des inconnus. Pourtant, il était conscient qu’il partageait les mêmes craintes, les mêmes espoirs que tous ces étrangers.

Puis, il pensa aux enfants. Il se demanda s’ils étaient réveillés, sans pour autant avoir envie de les appeler. Malgré le profond attachement qu’il éprouvait pour eux, entre Jeanne et lui, c’était une question d’amour, d’abord et avant tout. Les enfants avaient été le complément à cet amour et non son aboutissement. De toute façon, il n’avait nul désir de parler. Il savait qu’Olivier discuterait médecine et pronostic, preuves à l’appui, pour se donner toutes les bonnes raisons d’espérer. Sébastien bavarderait parce qu’il se sentirait obligé de meubler le silence et Mélanie parlerait tout court pour contrer son anxiété. Thomas ne se sentait pas la force de leur tenir compagnie.

Plus tard, il les appellerait plus tard, quand il aurait des détails à donner.

L’attente fut longue. Plus de trois heures.

Puisqu’il était médecin, Gilles lui avait proposé d’assister à l’intervention, mais Thomas avait refusé. Il préférait ronger son frein plutôt que de voir le scalpel ouvrir la chair de Jeanne. L’image qu’il n’avait aucune difficulté à élaborer mentalement suffisait, à elle seule, à le faire frissonner.

Quand il aperçut enfin Gilles dans l’embrasure de la porte, il se leva brusquement comme mû par un ressort. D’un geste de la main, son ami lui faisait signe de le suivre dans le couloir. Sans trop savoir pourquoi, Thomas perçut cette exigence comme une manifestation de mauvais augure. Si Gilles cherchait un peu d’intimité, les nouvelles n’étaient pas aussi bonnes qu’elles auraient pu l’être. À moins qu’il ne veuille tout simplement pas troubler l’intimité de tous ces gens qui attendaient. Peut-être…

Thomas rejoignit Gilles en quelques longues enjambées.

Son ami avait les traits tirés. D’un geste machinal, il triturait entre ses doigts le casque qui avait dû protéger ses cheveux pendant l’opération. Le masque qui avait recouvert sa bouche durant l’intervention pendait sur sa poitrine.

Gilles soutint le regard de Thomas durant un bref moment, puis il esquissa un sourire un peu triste.

— Voilà, c’est fait. Jeanne est présentement en salle de réveil. Tu pourras la voir dès que je t’aurai parlé. Permission spéciale parce que tu es médecin. Lafontaine a fait des merveilles. Dans deux jours, Jeanne pourra recommencer à marcher avec une canne. Par contre, la tumeur était maligne, nous en sommes persuadés, Lafontaine et moi. En fait, il y avait trois tumeurs agglomérées et pas très belles à voir, ce qui ne laisse aucun doute. On va quand même attendre les résultats du labo, n’est-ce pas, mais je suis certain à 99% de ce que j’avance. Je regrette tellement.

Il y avait une pointe d’excuse dans la voix de Gilles, comme s’il y était pour quelque chose. Thomas eut le curieux réflexe de lui répondre que ce n’était pas grave, de ne pas s’en faire. Quelques mots vagues, plus murmurés qu’articulés. Puis il craqua. Du plus profond de ses entrailles, il sentit monter un long gémissement qui mourut malgré tout presque silencieusement sur ses lèvres. Il enfouit ses mains dans ses poches parce qu’elles tremblaient légèrement.

Ce que Jeanne avait tellement anticipé tout au long de sa vie était devenu réalité.

Jeanne, sa Jeanne avait un cancer.

Thomas avait la gorge nouée, aucune parole n’arrivait à passer le seuil de ses lèvres.

Il inspira profondément tout en détournant la tête. Deux minutes, il avait besoin de deux minutes pour se ressaisir avant de pouvoir parler.

Gilles et lui étaient au bout du couloir où une large fenêtre quadrillée laissait entrer abondamment le soleil qui, à son tour, carrelait le plancher de tuiles vertes. Involontairement, le regard de Thomas s’y attacha. Par un curieux revirement de l’esprit, Thomas se demanda ce qu’il retiendrait de cet été 2004. La température idyllique ou le cancer de Jeanne ? Aussitôt, il se trouva ridicule d’avoir de telles pensées. Comment pouvait-il se poser une question aussi idiote alors que Jeanne…

Thomas baissa les paupières. Le soleil si beau, si chaud, si agréable cette année lui était subitement intolérable.

Jeanne avait un cancer.

Ce fut à cet instant qu’il sentit un long sanglot monter de sa poitrine, en même temps qu’il s’entendait promettre à Jeanne d’être à ses côtés quoi qu’il arrive.

Il serra les paupières encore plus fort pour obliger les larmes à se retirer avant de déborder. Il n’avait pas le droit de s’apitoyer sur la situation. Se laisser aller n’apporterait aucune solution. De toute façon, la situation ne lui appartenait pas. Elle appartenait à Jeanne et celle-ci avait dit qu’elle voulait se battre. Il n’avait donc pas le choix. Il avait promis de se tenir à ses côtés et c’est exactement ce qu’il allait faire.

Lentement, il reprit sur lui. Il recommença à respirer normalement, parvint à détendre ses poings crispés qu’il sortit de ses poches et petit à petit son cœur accepta de ne plus battre comme un fou. Il revint alors devant Gilles.

— Comment vois-tu la situation ? arriva-t-il à articuler sans que sa voix trahisse le maelström d’émotions qui l’avaient envahi.

Gilles haussa les épaules de dépit. Thomas s’était redressé et il le sentait incroyablement fort. Fort de cet amour qu’il savait entre Jeanne et lui. Ses amis habitaient un monde qu’il avait souvent envié, sans jamais réussir à l’atteindre. Intimidé, il n’osa pas le geste d’amitié, une main sur l’avant-bras ou sur l’épaule. Il se contenta d’un pâle sourire qui, l’espérait-il, saurait dire le soutien, la compréhension.

— Malheureusement, il n’y a pas trente-six solutions… Radio, chimio et quelques prières pour ceux qui y croient. Par contre, comme je l’ai déjà dit à Jeanne, la semaine dernière, à part cette petite ombre au poumon, il ne semble pas y avoir d’autres métastases. On a bien pensé enlever également cette ombre au poumon, Jeanne était intubée pour cette éventualité, mais Lafontaine a préféré attendre que le genou soit guéri. Il dit que Jeanne va suffisamment souffrir sans y ajouter une plaie à la poitrine. La tumeur, les trois tumeurs étaient bien soudées à l’os et Lafontaine estime que Jeanne est chanceuse qu’il ait pu tout enlever sans que le fémur soit trop endommagé, mais c’était majeur comme intervention. Ça été long. On était contents d’avoir opté pour une anesthésie générale. On a quand même discuté quelques instants de la possibilité d’ouvrir aussi la cage thoracique, puis je me suis rallié au point de vue de Lafontaine. De toute façon, l’ombre au poumon est si petite que la chimio a de bonnes chances d’en venir à bout. À part ça, comme je viens de te le dire, il n’y a aucune autre présence de métastases.

— Ce qui ne signifie pas qu’il n’y en a pas en préparation, n’est-ce pas ? l’interrompit Thomas, avide de tout savoir.

Pour aider Jeanne, il devait tout savoir. Savoir ce que Jeanne elle-même n’aurait peut-être pas besoin d’apprendre.

— Effectivement, avoua Gilles un peu à contrecœur. Tu es médecin, je ne peux pas te cacher grand-chose. Par contre, je ne crois pas que ce serait une bonne idée de parler à Jeanne en ces termes. Là, c’est le médecin d’expérience qui te parle. Pour l’instant, on ne voit qu’une ombre au poumon et on s’arrête à ça. Il ne sert à rien d’anticiper les pires pronostics, ce serait malsain. Toutefois, l’ami, lui, sait fort bien qu’il n’a rien à t’imposer. Tu sais ce que tu dois faire avec Jeanne. Ça ne regarde que vous…

— Merci de le dire.

— Je le pense sincèrement. Vous êtes deux êtres à part, vous deux. Ce qui fait que je n’ai pas besoin de te demander si tu préfères parler toi-même à Jeanne, n’est-ce pas ? Habituellement, c’est moi qui préviens le patient et si c’est ce que tu préfères, je peux le…

— Je vais parler à Jeanne, affirma Thomas. C’est à moi de lui parler.

— C’est ce que je pensais. Pour les traitements, tu lui diras qu’on va commencer dans moins d’un mois, dans deux ou trois semaines si possible. Le temps que je vérifie les listes et que je lui trouve une place. En attendant, elle est libre de faire tout ce qu’elle veut. Les seules restrictions viendront de sa jambe. C’est à elle de voir jusqu’où elle peut aller. En fait, Jeanne a une santé de fer.

À ces mots, Thomas ne put retenir la moue d’amertume qui lui vint spontanément aux lèvres.

— Justement, parlons-en de la santé de Jeanne ! crachat-il avec rudesse. Elle a été si raisonnable tout au long de sa vie que ça en est ridicule. Ça lui a donné quoi de se priver, de manger avec austérité, d’avoir une hygiène irréprochable ?

Il y avait tellement d’animosité, de ressentiment dans la voix de Thomas que Gilles ne put s’empêcher de hausser le ton.

— Ça donne peut-être une marge de manœuvre suffisamment importante pour que les traitements soient efficaces et qu’elle guérisse.

Thomas se sentit rougir comme un gamin.

— Tu as raison. Je suis ridicule…

Puis se redressant :

— Est-ce que je peux la voir ?

— Bien sûr ! Suis-moi. Elle est en salle de réveil. Si tout va bien, elle devrait retourner à sa chambre dans une petite heure.

Ce fut au moment où les deux hommes allaient franchir le seuil du bloc opératoire que Thomas posa la main sur le bras de Gilles.

— Merci pour tout. Je sais que Jeanne a une confiance absolue en toi et, ça aussi, c’est important pour un patient.

Gilles avait brusquement l’air mal à l’aise. Pourtant, il appréciait ces quelques mots de Thomas.

— J’aurais préféré n’avoir jamais à intervenir dans votre vie, tu sais, confia-t-il d’une voix troublée. Mais puisque le destin en a voulu autrement… Allez, viens ! Je t’ouvre la porte et tu continues tout seul. Ma journée n’est pas finie. J’ai des patients qui attendent ma visite. Jeanne est installée dans le lit près de la fenêtre…

Thomas entra dans la salle sur le bout des pieds, comme on entre parfois dans une église. Mais contrairement à un lieu de culte où la vie elle-même semble feutrée, une cacophonie de bruits divers, étourdissants, l’accueillit sans ménagement. Il y eut même un éclat de rire qu’il trouva aussitôt déplacé. Puis il comprit et s’en voulut d’être si sévère. Les gens qui s’affairaient ici avaient besoin de croire que la vie était la plus forte. Pour eux, ce n’était qu’un travail et il était bien qu’il en soit ainsi. Quant aux patients, ils étaient encore suffisamment engourdis par les médicaments pour ne pas s’en formaliser.

Une fois cette constatation faite, admise, Thomas se sentit beaucoup mieux. Comme si, lui aussi, venait de souscrire à la vie.

Il repéra Jeanne tout au fond de la salle à huit lits, près de la fenêtre comme Gilles l’avait mentionné. Elle commençait à s’agiter. Près d’elle, une infirmière injectait un liquide dans le tube à perfusion. Thomas s’y dirigea rapidement. La jeune infirmière l’accueillit d’un sourire chaleureux, ayant été prévenue de sa venue.

— Bonjour. Madame Lévesque est en train de se réveiller.

Puis devant le regard interrogatif de Thomas qui jetait un coup d’œil à la poche de soluté, elle ajouta :

— Je viens d’ajouter un peu de morphine à son soluté. Sortir d’une anesthésie comme la sienne est assez éprouvant, pas besoin d’avoir mal en plus.

La jeune femme lissa les couvertures, jeta un dernier regard à la perfusion.

— Voilà. Je vous laisse un instant. En cas de besoin, vous pouvez m’appeler, je ne suis jamais bien loin. De toute façon, je reviens dans quelques minutes.

Sur ce, elle s’éloigna dans un froissement de tissu amidonné.

Prenant une profonde inspiration, Thomas baissa les yeux. Jeanne était toujours branchée au respirateur et son visage était bouffi. Il eut peine à la reconnaître. Puis elle fit une petite grimace de douleur qui lui arracha un sourire ému. C’était bien sa Jeanne. Il posa délicatement la main sur la sienne et il sentit son cœur se gonfler de tendresse, malgré le déchirement qu’il éprouvait.

Depuis l’instant où Gilles lui avait appris que la tumeur était maligne, Thomas se demandait quand et comment il allait l’annoncer à Jeanne. Ce ne sont pas là des paroles faciles à prononcer. De la voir si fragile, si démunie, branchée à toutes sortes de machines qui semblaient la maintenir en vie ravivait cette sensation d’embarras, de malaise devant une vérité qui serait difficile à dire. Peut-être devrait-il attendre à demain ?

Se sentant malhabile et angoissé, Thomas assistait, impuissant, au réveil de Jeanne, à demi penché au-dessus du lit. Elle semblait souffrir, elle qui avait si peur de la douleur. Instinctivement, dans les dernières vapeurs de l’anesthésiant, elle essayait d’atteindre le tube du respirateur qui encombrait sa gorge. Retenant la main de Jeanne qui cherchait à attraper l’attirail qui l’agaçait, Thomas leva la tête et chercha l’infirmière du regard. Celle-ci se dirigeait justement vers eux.

— Alors ?

— Je crois que le tube l’incommode.

L’infirmière se pencha vers Jeanne, consulta un tableau électronique que Thomas aurait été bien en peine de décrire, revint à Jeanne.

— Oui, vous avez raison. Elle cherche à respirer par elle-même. C’est bon signe. J’appelle le médecin. En attendant, essayez de lui parler, de la ramener pour de bon parmi nous en lui promettant que l’inconfort cessera bientôt. Je reviens dans un instant.

Thomas reporta les yeux sur Jeanne. Il se souviendrait longtemps de ces quelques instants en tête-à-tête avec Jeanne. Ils furent les plus doux, les plus faciles de toute sa journée. S’accroupissant près du lit, il posa la tête contre celle de Jeanne et se mit à lui parler comme il savait si bien le faire quand venaient les moments d’intimité entre eux. Il raconta le soleil qui brillait encore et toujours. Il lui parla des oiseaux qui avaient accompagné le lever du jour. Il lui rappela l’odeur des roses et l’amour qu’il avait pour elle.

Tous ces mots un peu fous, échevelés, amoureux étaient porteurs de tout l’espoir dont il était encore capable. Pour Thomas aussi, l’attente venait de prendre fin. Désormais, la bataille de Jeanne serait sa bataille. Il ne restait plus qu’à l’annoncer. Alors, lui qui ne priait jamais, il implora le ciel de lui faire signe quand le bon moment serait venu, il pria Dieu de lui donner les mots capables de dire sans blesser.

Pendant ce temps, Jeanne sortait tout doucement des torpeurs nauséeuses de l’anesthésie, portée par le murmure de la voix de Thomas. Elle avait la tête lourde, prise dans un étau, et le corps ankylosé. Elle se demanda pourquoi elle avait la bouche si sèche et la gorge si douloureuse. Aurait-elle pris froid ?

La mémoire lui revint d’un seul coup.

Non, elle n’avait pas pris froid. On était en plein été et c’était un très bel été, particulièrement chaud et ensoleillé. Non, si elle se sentait si mal en point ce n’était pas à cause de la température mais de son opération pour cette bosse au genou.

Jeanne ressentit un bref moment de soulagement. Voilà, c’était fait.

La voix de Thomas lui parvenait, de plus en plus claire, et les mots qu’il murmurait à son oreille prenaient leur sens petit à petit. Malgré la nausée qu’elle ressentait, Jeanne était bien de ces mots un peu fous qui la réchauffaient.

Puis il y eut d’autres voix et Jeanne sentit un mouvement d’air autour d’elle. Ce fut à ce moment qu’elle ouvrit les yeux.

— Bienvenue parmi nous, lui annonça une voix d’homme qu’elle ne connaissait pas. Je vais vous retirer le tube du respirateur, vous n’en avez plus besoin. Je ne vous cacherai pas que ça va être un peu désagréable, mais après vous allez vous sentir de mieux en mieux. On ne devrait plus tarder à vous retourner à votre chambre.

Effectivement, le médecin avait raison, ce fut assez éprouvant de sentir le frottement dans sa gorge quand on lui retira le respirateur mais peu après, Jeanne ressentit un grand bien-être dans le simple geste de pouvoir avaler normalement. Elle glissa alors dans une torpeur bienfaisante qui, l’espace d’une seconde, lui fit penser à l’euphorie qu’elle avait ressentie après ses deux accouchements quand elle se répétait en litanie que c’était enfin fini. Une litanie qui, aujourd’hui, la replongea dans un état de demi-sommeil.

Jeanne ne revint à la réalité qu’une fois installée dans son lit.

La chambre était fraîche. Quelqu’un avait pensé à tamiser la lumière crue du soleil de midi en tirant les rideaux et un ventilateur ronronnait faiblement sur le bureau au pied du lit. Jeanne eut le réflexe de s’étirer longuement, comme elle le faisait chaque matin au réveil, mais une sensation de déchirure lui fit avorter le geste. Sa jambe élançait, encore et toujours, mais d’une douleur nouvelle, différente de tout ce qu’elle avait connu depuis un an. Ce fut malgré tout cette douleur qui lui rappela la dernière pensée qu’elle avait eue avant de s’endormir. En réalité, cette dernière réflexion avait été plutôt une prière pour que la tumeur soit bénigne. Un simple kyste, une bosse sans importance. C’était toujours possible. Personne ne le savait vraiment.

Maintenant, elle pouvait savoir…

Jeanne hésita une fraction de seconde avant d’ouvrir les yeux. Son cœur s’était emballé, lui suggérant de reporter à plus tard, à demain, à jamais… En même temps, elle sentait la présence de Thomas à ses côtés. Thomas qui, lui, devait connaître la vérité...

Jeanne se décida d’un coup, souleva les paupières et tourna la tête vers Thomas qui la regardait dormir.

Elle n’eut pas besoin de demander quoi que ce soit. La réponse était inscrite dans le regard de Thomas qui la couvait tristement des yeux. Elle tendit une main vers lui.

— Quand est-ce que je commence les traitements ?

La voix de Jeanne était rauque, déformée, à peine reconnaissable. Mais son regard, lui, était vif, presque dur. Thomas comprit qu’il ne servirait à rien de tergiverser. Jeanne avait tout deviné. Il toussota à deux reprises pour raffermir sa voix.

— Probablement dans deux semaines. Gilles va venir te voir à ce sujet.

Il y eut un silence durant lequel Jeanne regardait fixement devant elle. Un silence tellement lourd que Thomas se remit à parler précipitamment, pour combler le vide, pour repousser les angoisses. Bien maladroitement, il tenta d’imprimer un peu d’enthousiasme à sa voix.

— Pour ce qui est de l’opération, ça s’est très bien passé. Gilles dit que le docteur Lafontaine a fait des merveilles. Tu devrais même pouvoir recommencer à marcher dans deux jours. Ce qui veut probablement dire que tu vas être à la maison avant la fin de la semaine. Dès que tu as fait quelques pas, tu peux partir. C’est merveilleux, n’est-ce pas ? Et devine ce que j’ai fait ! Je t’ai préparé une petite surprise. Tu sais, les chrysanthèmes que tu as plantés dans des pots ? Eh ! bien, figure-toi donc que la nuit dernière, comme je n’arrivais pas à dormir, je me suis permis de…

Jeanne n’écoutait plus. Ce qu’elle voulait savoir avait été dit. Malheureusement, elle n’avait pas entendu ce qu’elle espérait entendre. Les derniers vestiges d’une certaine pensée magique s’étaient envolés.

Thomas continuait de parler et Jeanne regardait fixement devant elle sans manifester la moindre émotion. Elle s’attendait trop à cette éventualité pour être vraiment surprise. Elle se laissa porter par une déception amère, le temps de retrouver de profonds regrets portés par une colère froide quand elle se répéta que c’était injuste, puis elle ferma les yeux en glissant sa main tremblante dans celle de Thomas.

Aussitôt, ce dernier se tut. Ses mots vides n’abusaient personne.

Jeanne poussa un long soupir frémissant, appréciant que Thomas ait compris son envie de silence. Elle avait terriblement besoin de cette solitude un peu particulière qui se vit à deux dans la tranquillité et le respect. Elle savait que Thomas ne dirait plus rien et c’était ce qu’elle voulait.

Juste sentir la présence de son homme, sa chaleur et rien d’autre. Se réchauffer l’âme auprès d’un amour qui n’a besoin d’aucun mot pour se manifester. Être bien du simple fait de savoir sa main emprisonnée dans celle de Thomas, protégée par celle de Thomas et faire le vide de tout le reste.

Thomas n’osa bouger. Même au bout d’une demi-heure, il était encore immobile, assis tout contre le lit, épiant le visage de Jeanne. Il se demandait seulement si elle s’était rendormie ou si elle cachait son désespoir derrière le paravent de ses paupières closes.

TIRÉ DE LAGENDA DE JEANNE

En tout et partout, ça n’aura duré que trois petites journées. C’est pas beaucoup. Pas même une semaine. C’est fou comme l’existence tient à peu de choses, finalement. La mienne a basculé en trois minuscules journées. Je dirais même en trois insignifiantes journées. Et c’est pour de bon, cette fois-ci. Il n’y a plus d’échappatoire possible, sinon celle de trouver le courage d’affronter ce qui s’en vient. L’espoir qu’il me reste est bien mince. Je m’oblige à dire qu’il est directement proportionnel à la détermination que je saurai démontrer.

Voilà que j’écris ces mots qui me sont venus spontanément et je sens un sourire qui se forme bien malgré moi. Thomas serait fier de moi, j’en suis rendue à penser en termes mathématiques ! Mais c’est bien parce que je n’ai pas le choix. Je dois garder la tête froide, ne viser que l’objectif de m’en sortir, sans y mêler toutes ces émotions que je sens à fleur de peau, à fleur de cœur. Si je me laisse emporter par les émotions, je n’arriverai à rien, j’en suis certaine. Je ne veux pas que les gens que j’aime se doutent de ma terreur et de ma colère. Parce que je suis en colère, même si rien n’y paraît. Je ne me comprends plus. J’en veux à l’univers entier pour cette injustice et je n’arrive pas à crier cette rage. Je voudrais détester quelqu’un pour canaliser ma colère, mais je ne déteste personne. J’ai demandé à Thomas de me soutenir et c’est moi qui cherche à le protéger. J’ai l’impression que cette déchirure dans ma vie a déchiré l’essentiel en moi. Je voudrais me cacher dans un petit coin, me rouler en boule en attendant que l’orage s’éloigne, mais je sais que l’orage ne s’éloignera que si je lui fais face.

Suis-je prête à me battre ?

Honnêtement, je l’ignore, même si c’est là l’image que j’essaie de donner à tout le monde. Surtout à Thomas. Je le sens si bouleversé malgré ce petit air brave qu’il affiche. Alors je joue les décontractées, mais sans trop me faire d’illusions. Probablement que je n’ai pas l’air plus finaude que lui ! Car je dois l’avouer : une terreur immense me tord l’estomac. J’ai un trac fou. C’est pour ça que j’essaie de donner le change, mais je ne sais pas vraiment si j’y arrive. Les regards qui se posent sur moi sont tellement difficiles à cerner, à décortiquer. Est-ce de l’inquiétude, de la tristesse ? Probablement un peu des deux. Surtout de la part des enfants. Quand ils sont venus me voir à l’hôpital, ils semblaient retenir leur souffle tellement ils étaient bouleversés. Pour eux, je dois rester forte. Je ne veux pas qu’ils aient de moi la même image que celle que j’ai gardée de ma mère.

Depuis que je sais que la tumeur qu’ils m’ont enlevée était maligne (maintenant, il n’y a plus aucun doute, les résultats sont arrivés ce matin), je n’arrête pas de penser à maman, de me comparer à elle. C’est probablement très dangereux, mais c’est plus fort que moi.

J’ai tellement peur de souffrir.

J’ai tellement peur que ça soit inutile.

Comme dans le cas de ma mère ! Pourquoi est-ce que ça serait différent pour moi ? La médecine a évolué, les pronostics sont nettement plus favorables aujourd’hui, mais une petite voix ne cesse de répéter en moi : « Et puis ? Qu’est-ce que ça change, ma pauvre Jeanne ? On a toujours dit que tu ressemblais à ta mère… »

Et cette petite voix en moi est tellement sarcastique.

S’il fallait que…

Stop !

Il faut que je mette mes peurs de côté. Mes souvenirs aussi. Je dois le faire, je dois me concentrer sur l’objectif, sur l’avenir, en autant qu’il m’en reste un. Chose certaine, je veux guérir et quand je dis ça, il n’y a aucun doute dans mon esprit. Rien d’autre n’a d’importance. Alors, quoi qu’il puisse m’en coûter, je ferai tout ce qu’on me demandera de faire.

Gilles m’a remis une pile de documents à lire. Ils sont sur ma table de nuit. Je n’ai pas trouvé l’énergie nécessaire pour attaquer toute cette lecture. Il va pourtant falloir que je m’y mette. Promis, ce soir, je vais le faire. Avec Thomas. Plus que jamais, j’ai besoin de le sentir tout près de moi.

Gilles m’a aussi donné un numéro de téléphone pour un regroupement quelconque. Non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas un regroupement quelconque. C’est un groupe d’entraide pour des gens qui sont dans ma situation. Même si habituellement je suis plutôt encline à parler librement à des inconnus, présentement c’est fort différent. On n’étale pas sa peur de mourir comme on peut parler de ses craintes devant la souffrance. Alors je n’appellerai pas ces gens, aussi compétents puissent-ils être. Plus tard peut-être, on verra, mais pas pour le moment. La présence de Thomas est la seule que je tolère. Et celle des enfants aussi, à l’occasion. Mon univers présent s’arrête à eux. C’est dommage, mais les amis devront attendre. Même si je sais que Josée va être malheureuse d’être tenue à l’écart quand elle reviendra de voyage, je n’arrive pas encore à dire à voix haute ce que je pense dans le secret de mon âme.

Car je suis bien consciente que c’est la peur de mourir qui domine, encore plus forte que la colère, et pour l’instant je suis incapable d’en parler.