Chapitre 9

Montréal, début octobre 2004

« Pour avoir si souvent dormi, avec ma solitude

Je m’en suis fait presque une amie, une douce habitude…

Je ne sais vraiment pas jusqu’où ira cette complice

Faudra-t-il que j’y prenne goût ou que je réagisse

Non, je ne suis jamais seul, avec ma solitude. »

MA SOLITUDE, GEORGES MOUSTAKI

Le cercle infernal des malaises que Jeanne avait tant appréhendés n’avait guère tardé à se manifester. Quelques jours avaient suffi pour faire apparaître des nausées matinales.

— C’est normal d’avoir des nausées, surtout le matin, avait dit Gilles. Je suis navré, ma pauvre Jeanne. Voici une prescription. Ça devrait te soulager. À prendre tous les jours, avant les repas, pour calmer les maux de cœur.

Jeanne avait regardé Gilles d’un air sceptique et avait reporté son voyage à Québec d’une semaine, espérant que le médicament serait efficace et lui permettrait de faire la route sans encombre. Malheureusement, son scepticisme était fondé et la suite des événements lui avait donné raison. Le médicament n’avait rien calmé et des vomissements réguliers avaient suivi à très court terme.

Alors, à l’angoisse qu’elle ressentait, s’était ajoutée une énorme déception. Celle de ne pas s’être confiée à son père.

Pourquoi avait-elle tant tardé à lui parler ? Jeanne comprenait aujourd’hui que c’était ridicule d’avoir cherché à le protéger. Le devoir qu’elle avait de dire la vérité, surtout à un homme de la trempe de son père, devint alors une urgence à ses yeux. Elle n’avait plus le droit de se taire, mais elle ne voulait pas, non plus, lui annoncer par téléphone qu’elle combattait un cancer. Après tout, il avait quatre-vingt-quatre ans !

Mais où puiser la force pour faire le trajet jusqu’à Québec alors que, par moments, elle avait de la difficulté à se déplacer banalement d’une pièce à l’autre chez elle ? Sans parler des indigestions qui survenaient sans préavis.

Ses émotions remontèrent alors à la surface pour s’installer à fleur de peau, son agressivité surtout. Elle en voulait à la vie de se montrer si indifférente à ses désirs. À ses moindres désirs ! Elle ne demandait pas grand-chose ! Elle voulait tout simplement se rendre à Québec pour voir son père ! Était-ce trop demander ?

Seule la présence et le soutien de Thomas l’avaient empêchée de tout laisser tomber. Le matin où elle avait lancé son verre de jus à travers la cuisine, le jour où elle avait envoyé valser les coussins dans le salon, accrochant au passage une statuette de Ladro offerte en cadeau à leur mariage, il l’avait prise dans ses bras sans un mot, se contentant de la serrer très fort contre lui. Quand elle s’était calmée, il avait ramassé les dégâts sans le moindre reproche, avec une patience infinie.

Jeanne se ressaisissait alors et les larmes étaient souvent l’expression de ses excuses.

D’autant plus que rien ne ressemblait à ce qu’elle avait prévu. À commencer par l’horrible machine qui l’avalait tous les matins pour le traitement de radiologie, avec son rayon de lumière qui la fouillait, qui traquait le mal jusque dans ses entrailles, brûlant la peau au passage. Sa terreur des espaces clos venait à bout de ses intentions les plus sincères. Chaque jour, elle ressortait de l’hôpital épuisée.

Était-ce à cause de cela qu’une incroyable fatigue s’était emparée d’elle si rapidement ? Jeanne l’espérait de tout son cœur. Tout et n’importe quoi pour éviter de croire que la maladie gagnait sur elle. Tout pour ne pas se répéter inlassablement qu’elle ressemblait à sa mère.

N’empêche que de jour en jour, Jeanne sentait son énergie diminuer, jusqu’au matin où elle rencontra Gilles, à sa demande, dans une petite salle d’examen de l’hôpital pour faire le point avec lui.

— Comme ma mère, avait-elle alors déclaré en regardant son ami droit dans les yeux. Je ne vois pas ce qui justifie de…

— C’est normal d’être fatiguée, lui avait-il rétorqué, l’interrompant précipitamment. Tout ce que tu ressens est normal et cela ne veut absolument pas dire que tu ressembles à ta mère. Profites-en pour faire la sieste. Profites-en pour te gâter. Chanceuse !

Gilles cherchait-il à dédramatiser la situation ? Peut-être bien, après tout. Pourquoi pas ? Tous ces malaises étaient potentiellement normaux, Jeanne en convenait. N’empêche qu’elle avait vu une ironie macabre dans les quelques mots de Gilles. Comment pourrait-elle se trouver chanceuse alors qu’elle portait un cancer en elle et que le temps lui était peut-être compté ? Elle avait cependant obéi à la suggestion de son ami et s’était installé une chaise longue dans la serre pour dormir l’après-midi, immédiatement après ce qui lui tenait lieu de dîner, parce que ses paupières étaient si lourdes qu’elles fermaient toutes seules. Puis elle n’avait pas eu le choix d’ajouter une autre sieste, un peu avant le souper, tellement elle avait du mal à se tenir debout.

Heureusement, depuis une semaine, Mélanie leur laissait régulièrement des plats prêts à mettre au four. Jeanne aurait bien voulu s’en passer, mais le simple fait de penser à préparer un repas lui faisait monter le cœur au bord des lèvres. Quant à Thomas, il avait fini par admettre qu’il détestait cuisiner. Réchauffer les petits plats de sa fille lui convenait à merveille. En quelques instants, la maison embaumait les casseroles et les rôtis, les légumes et les tartes aux fruits. Néanmoins, même si les mets qui se succédaient, variés et abondants, étaient tous plus appétissants les uns que les autres, Jeanne y touchait à peine et encore, elle le faisait par pure reconnaissance. Elle avait perdu l’appétit et croyait sincèrement qu’elle n’aurait plus jamais faim de sa vie. D’autant plus que les aliments n’avaient aucun goût. Ce qu’elle portait à sa bouche n’était somme toute qu’une suite insignifiante de textures différentes invariablement insipides.

Et à quelques jours de là, ce fut le moment du coucher qui fut devancé de quelques heures. Désormais, Bernard Derome, qui avait repris du service à Radio-Canada, lisait les nouvelles sans Jeanne. Tôt en soirée, de plus en plus tôt, Jeanne montait se glisser sous les couvertures pour n’en ressortir que le lendemain, s’arrachant du lit tout juste à temps pour être à l’heure à l’hôpital où elle était attendue, cinq jours par semaine, pour la radiologie et le mercredi, vers dix heures, pour la chimiothérapie.

Elle détestait toujours autant le tunnel de la mort, comme elle avait spontanément baptisé l’appareil à radiologie, mais ce n’était rien à côté des aiguilles qui s’enfonçaient dans son bras le mercredi matin. Chaque fois, elle regardait d’un mauvais œil l’intraveineuse qui était censée lui redonner la santé. Elle avait la sensation très vive que c’était un poison qu’on lui distillait ainsi, goutte à goutte. Si elle était ici pour guérir, jamais elle ne se sentirait si faible, elle en était convaincue. Pourtant, Gilles ne semblait pas inquiet.

— Tu n’as pas tort de parler de poison. La substance que l’on injecte est effectivement une sorte de poison pour tuer le cancer. C’est un peu normal qu’il t’affaiblisse au passage. Ton système immunitaire est mis à rude épreuve. Ne t’inquiète pas, c’est temporaire.

— Ne t’inquiète pas ? Facile à dire, ça ! Je commence à en avoir assez !

— Je comprends, mais il n’y a pas d’autre solution.

— Oh si, il y en a une autre ! Je peux tout laisser tomber, Gilles.

Jeanne avait l’impression qu’une lutte à finir s’était engagée entre Gilles et elle. Malgré tout, elle lui faisait toujours confiance. C’était probablement pour cela qu’elle n’avait pas encore abdiqué.

— Donne-moi encore quelques semaines, Jeanne, implora Gilles. C’est tout ce que je te demande. Quelques semaines pour être bien certain qu’on a tout éliminé.

— Éliminé ! Qu’est-ce qu’on en sait ? Fatiguée comme je me sens, je ne dois pas combattre très fort.

— Quelques semaines encore, allez, s’il te plaît !

Jeanne avait accepté, un peu à contrecœur. Plus les jours passaient et moins elle voyait l’utilité des traitements. En trois petites semaines, elle ne se reconnaissait plus. Elle se sentait malade comme jamais elle ne l’avait été auparavant. Ses nuits étaient ponctuées de rêves absurdes où sa mère tenait souvent le premier rôle. Sa vie n’était plus qu’une routine infernale dont elle ne voyait pas la fin.

Et le voyage à Québec n’avait toujours pas été fait ! Jeanne doutait qu’elle puisse l’entreprendre un jour. Pourtant, il lui fallait prévenir son père et elle ne voulait toujours pas le faire par téléphone. Pas plus qu’elle ne voulait s’en remettre à Sébastien. Pour elle, la situation virait lentement au cauchemar. Un mauvais rêve qu’elle vivait tout éveillée, les yeux grands ouverts sur sa réalité, ne distinguant plus le jour de la nuit, elle qui dormait presque tout le temps. Dans son cas, il n’y avait plus de réveil sécurisant.

Pourtant, en ce début d’octobre, la température offrait une douceur d’été. Le jardin flamboyait d’ocre et de feu, mais Jeanne ne savait plus l’apprécier. Et dire qu’un an plus tôt, elle supervisait les travaux de construction de sa serre ! Chaque fois que Jeanne y repensait, elle ressentait un malaise indéniable. Car finalement, c’étaient ces travaux qui avaient reporté aux calendes grecques son intention de se présenter au centre de conditionnement physique. Si elle y était allée, on aurait probablement demandé un examen, à cause de son genou qui faisait mal. Et si on avait diagnostiqué son cancer plus vite, on aurait opéré plus vite et peut-être que la tache au poumon n’aurait pas eu le temps d’apparaître et que… Invariablement, la réflexion de Jeanne s’arrêtait là. Il n’y avait que des suppositions dans toute cette histoire. Pour l’instant, plus les jours passaient et plus elle était persuadée qu’elle y laisserait sa peau. On ne pouvait être aussi épuisée qu’elle l’était, aussi nauséeuse malgré les médicaments, sans qu’il y ait quelque chose d’inhabituel.

— Lâche pas, Jeanne, lui répétait Gilles chaque fois qu’il venait la voir lors des traitements. Il ne reste plus que deux petites semaines. Après, on fait plusieurs examens pour déterminer où tu en es.

— Où j’en suis ? Je suis au bord de l’épuisement, mon pauvre Gilles. Peut-on faire un burnout de chimiothérapie ? C’est exactement comme ça que je me sens. Au bord du précipice. Mais n’aie pas peur ! Je t’ai donné ma parole et je vais la tenir. Tu as parlé de deux semaines supplémentaires et j’irai jusqu’au bout. Après, on verra.

Mais pour Jeanne, tout était vu d’avance. Encore deux semaines d’enfer et après, quels que soient les résultats, elle arrêtait tout. Elle voulait recommencer à vivre. Comme avant. Peu importe le temps qu’il lui resterait, Jeanne voulait le vivre pleinement. Pas à moitié, comme c’était le cas depuis les dernières semaines. Présentement, le seul endroit où elle avait la sensation de vivre pleinement, c’était dans la serre et encore, elle n’y allait que quelques minutes à fois, car elle était trop fatiguée. Néanmoins, ces petites minutes étaient précieuses pour elle. Quand elle voyait aux semis qu’elle préparait pour les fêtes, Jeanne n’était plus qu’une femme comme les autres, fabriquant un peu de bonheur pour les siens. Le reste du temps, elle était une ombre, un fantôme.

Malheureusement, Jeanne n’arriva pas à tenir cette dernière promesse faite à Gilles, celle de tenir bon jusqu’au bout. Un matin, au réveil, elle fut incapable de se lever. Ses jambes refusaient de la porter et la nausée était si forte qu’elle demanda à Thomas de lui apporter un bol.

— En passant par la cuisine, appelle Gilles, l’hôpital, je ne sais pas ! Appelle qui tu veux, mais ce matin, je reste ici.

Gilles se présenta dans l’heure. Jeanne était toujours au lit. Thomas eut la délicatesse de les laisser seuls, alors qu’il se mourait d’inquiétude. Gilles s’installa maladroitement sur le bord du lit. Les visites à domicile ne faisaient pas partie de sa routine.

Jeanne avait les traits tirés, les yeux cernés jusqu’au milieu des joues. Depuis une semaine qu’il ne l’avait vue, elle avait terriblement changé. « Terriblement vieilli », pensa-t-il le cœur serré. Impulsivement, il prit la main qui reposait sur la dentelle du drap.

— Ça ne va pas ?

— Non, ça ne va pas du tout.

— Il ne reste que dix jours, Jeanne. Faut pas…

Jeanne prit une profonde inspiration pour se donner la force d’interrompre Gilles.

— Arrête, veux-tu ! Je sais bien que c’est ton devoir d’insister mais là, je ne marche plus. Tu m’as dit de t’appeler si jamais je percevais quelque chose d’anormal, n’est-ce pas ? Alors, je t’ai appelé.

Jeanne dut s’interrompre, tellement ces quelques mots lui avaient demandé d’effort. De la main, elle fit signe à Gilles qu’elle n’avait pas terminé, quand elle vit qu’il voulait prendre la parole.

— Je t’en prie, laisse-moi finir.

Le temps de respirer à quelques reprises, puis Jeanne poursuivit.

— Je rencontre des gens tous les jours. Des gens qui vivent sensiblement la même chose que moi. Je sais bien que je ne suis pas la seule à traverser un drame. Je les vois ces gens aussi démunis, aussi apeurés que moi. Il y en a en chaise roulante, d’autres ont perdu tous leurs cheveux. Certains sont maigres à faire peur, alors que d’autres semblent gonflés comme des outres. Je vois tout ça, Gilles. Je suis consciente de ce qui m’arrive et je suis consciente que je ne suis pas la seule. Par contre, personne n’est aussi faible que moi. Personne, tu m’entends. Je le perçois dans les regards que je croise. Quoi que tu puisses en penser, je sais que ce n’est pas normal. Je le sens en moi.

Jeanne avait terminé d’une voix rauque et haletante, hachurée comme une mauvaise transmission radio. De l’index, elle pointait sa poitrine, là où le mal se tapissait. Là où son cœur battait.

Gilles demeura silencieux, la main posée doucement sur celle de Jeanne. Puis, la pression se fit plus forte.

— D’accord, articula-t-il enfin. On interrompt tout ça pour l’instant. Prends la journée pour refaire un peu de forces et demain, je veux te voir à l’hôpital pour quelques examens. Je vais m’arranger pour que tu n’aies pas à attendre, c’est promis.

— Merci, fit Jeanne dans un souffle. Merci de ne pas insister.

— Maintenant, je te laisse dormir. Si tu le permets, je vais parler à Thomas.

— D’accord. Oui, tu as raison, il faut qu’il soit au courant. Il y a eu suffisamment de secret autour de tout ça, ajouta Jeanne en fermant les yeux.

Gilles n’osa lui demander ce qu’elle entendait par ces mots. Il lui semblait, au contraire, que tout avait toujours été clair entre eux, même si Thomas avait été parfois tenu un peu à l’écart. Pour l’essentiel, il était au courant de tout.

Gilles quitta la chambre en soupirant, sans faire de bruit. Thomas l’attendait à la cuisine avec du café très fort. Il avait des tas de questions à poser à son ami. À commencer par savoir s’il y croyait encore à ces traitements. Car lui, à l’instar de Jeanne, il n’y croyait plus tellement.

Quand Jeanne réussit enfin à se lever, quelque trois heures plus tard, une multitude de cheveux jonchaient son oreiller.

Elle resta immobile un long moment, agrippant nerveusement un coin de la couverture, assise sur le bord du lit. Puis, du bout du doigt, elle caressa les longs fils bruns et gris entremêlés, les ramassa machinalement, à pleines mains, essayant de comprendre le sens des battements fous de son cœur.

Déception, alors qu’elle croyait vraiment qu’elle échapperait au moins à cela ? Ridicule vanité de savoir que, d’ici peu, elle serait complètement chauve ?

La vérité, qui était tout autre, la frappa brutalement. Si son cœur battait si fort ce n’était nullement par déception ou vanité. C’était la conviction que ces cheveux, sur l’oreiller, étaient le premier détachement que la vie lui demandait de faire. Les autres suivraient inexorablement.

Jeanne Lévesque se mourait petit à petit. Ce n’était pas une simple appréhension, une vague intuition qui lui faisaient débattre le cœur. C’était une certitude aussi aveuglante que le soleil qui brillait ce matin.

Alors Jeanne ferma les yeux sur les larmes qui s’étaient mises à couler. Brusquement, le soleil lui semblait beaucoup, beaucoup trop éblouissant.

Les résultats aux différents examens ne tardèrent pas. Le temps d’une fin de semaine, deux trop courtes journées où Jeanne, néanmoins, eut la sensation de prendre du mieux. Le dimanche, au souper, elle réussit même à manger presque normalement et, quelques heures plus tard, elle eut droit à une nuit sans cauchemar.

Lundi midi, Gilles l’appelait pour lui demander si elle était assez forte pour se présenter à son bureau.

— Oui, je crois. C’est drôle, mais en quelques jours à peine, je me sens nettement mieux. J’irai avec Thomas.

Elle n’osa cependant pas demander à quoi ressemblaient ces résultats. La flamme de ses espoirs était vacillante, mais toujours vivante. Après tout, le martyre qu’elle venait d’endurer n’avait peut-être pas été vain.

Quand elle entra dans le bureau de Gilles, Jeanne évita son regard. Elle voulait étirer l’espoir jusqu’au bout. Une main emprisonnée dans celle de Thomas, elle s’installa sur le bord du fauteuil dont elle commençait à connaître les moindres ressorts. Puis elle inspira profondément, leva la tête et affronta un regard qui la déconcerta. Gilles ne semblait ni triste ni joyeux.

— Alors ?

Gilles ébaucha une moue indéfinissable.

— Il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. Laquelle veux-tu en premier ?

— La mauvaise. Même si en parlant ainsi, j’ai l’impression qu’on est en train de jouer dans un mauvais drame.

— Allons-y donc pour la mauvaise nouvelle.

Gilles avait ouvert le dossier de Jeanne qui grossissait à vue d’œil depuis les dernières semaines. Il le feuilleta un moment, avant d’en retirer quelques feuillets roses et jaunes.

— Ta fatigue, Jeanne, tes nausées et tes vomissements étaient, en réalité, une réponse fulgurante de ton organisme. La chimio n’a pas opéré comme on l’espérait. Au lieu de détruire les cellules cancéreuses, elle s’est attaquée aux bonnes cellules. D’un traitement à l’autre, ton organisme faiblissait de plus en plus. C’est assez rare, en fait je n’ai vu que quelques cas au cours de ma carrière, mais ça arrive. Désolé de voir que ça tombe sur toi. En même temps, ça explique peut-être ce que ta mère a vécu. Si les médecins de l’époque se sont entêtés, je comprends mieux les symptômes que tu m’as décrits. Quand tu m’as dit que la chimio avait tué ta mère, tu n’avais probablement pas tort. En partie, du moins. Malheureusement, il semblerait bien que tu aies hérité de ce travers. Donc, plus de chimio pour toi, c’est contre-indiqué. Ta formule sanguine est une catastrophe alors que le mois dernier, elle était impeccable. Voilà pour la mauvaise nouvelle. Et tant mieux que tu sois une femme entêtée ! On a pu détecter le problème à temps.

Jeanne s’attendait à tellement pire que cela qu’elle ne put s’empêcher d’esquisser un vague sourire.

— Plus de chimio ? Ce n’est pas ce que j’appelle une mauvaise nouvelle. D’autant plus que tu as dit qu’il y en avait une bonne. Alors ? Quelle est-elle cette bonne nouvelle, que j’aie enfin une raison de fêter ?

Cette fois-ci, Gilles dessina un sourire franc.

— Aucune autre métastase ! Absolument rien ! L’ombre au poumon persiste, mais elle n’a pas grossi.

— Ce qui veut dire ?

— Tout simplement qu’à mon avis, on se retrouve face à un cancer qui évolue lentement. Pour l’instant du moins.

— Mais encore ?

Brusquement, Jeanne était fébrile. Elle avait l’impression que son cerveau était une éponge en train d’emmagasiner des tonnes d’eau pour pouvoir les filtrer plus tard. Elle voulait que Gilles soit clair, précis pour qu’aucun détail ne lui échappe.

— Malheureusement, je ne peux rien ajouter pour le moment. Quand tu es venue me consulter, tu avais mal au genou depuis un an. Les examens ont montré, sans l’ombre d’un doute, que tu avais une tumeur à la jambe et une autre au poumon. On a opéré le genou et présentement, il n’y a que des tissus sains dans ta jambe. Aurait-on dû enlever la tumeur au poumon en même temps ? Probablement. Mais l’ombre était si petite que Lafontaine et moi, on a cru sincèrement que la radiologie et la chimio en viendraient à bout. On s’est trompés, mais on ne pouvait pas savoir. Présentement, ton système immunitaire est si mal en point qu’il n’est pas question d’opérer. Par contre, la tumeur n’a pas grossi. On va donc parier là-dessus. On ne peut rien faire de plus. On ne peut pas dire que tu es en rémission parce que tu as toujours une tumeur au poumon, mais cependant ton état ne s’est pas détérioré.

— En fait, ce que tu essaies de me dire c’est que la médecine ne peut pas grand-chose pour moi et que je vais devoir apprendre à vivre avec mon cancer. Est-ce que j’ai bien compris ?

— Effectivement, dans l’état actuel des choses, c’est le portrait de la situation. Mais dis-toi bien que tu n’es pas la seule à qui ça arrive. Il y a des tas de gens qui vivent avec un cancer. Et ce, pendant des années !

Jeanne resta silencieuse un moment, la tête penchée comme si elle contemplait les fils du tapis. Puis elle la releva brusquement.

— Combien de temps ? Il me reste combien de temps ?

La question de Jeanne avait fusé si fort et le ton était si froid que Thomas en tressaillit. Jeanne lui jeta un regard qui ressemblait à une excuse, puis elle revint à Gilles. Il lui fallait savoir ce dernier détail.

— Combien de temps, Gilles ? répéta-t-elle plus doucement.

— Je ne peux rien te répondre, ma pauvre Jeanne, avoua-t-il, visiblement navré. Je ne cherche pas à noyer le poisson, c’est vrai : on l’ignore. Il arrive parfois que le pronostic soit facile à établir. C’est habituellement le cas quand on se retrouve devant un cancer qui ronge tout rapidement. L’estomac, le foie, les reins… On parle alors en termes de semaines, de quelques mois. Ce qui n’est pas ton cas. Ton cancer, il était sur ton fémur. Je te l’ai dit tout à l’heure : chez toi, on est devant un cancer qui semble vouloir évoluer lentement. Je n’en sais pas davantage. C’est une maladie maudite, sournoise, imprévisible. Je peux seulement te dire, sans risquer de me tromper, que tu as devant toi de nombreux mois. Un an, peut-être même un peu plus. Mais encore là, ce ne sont que des prévisions basées uniquement sur l’étude de certains cas. Tu peux tout déjouer et vivre encore des années ! Et si dans quelque temps on peut enlever la tumeur au poumon, avec un peu de radiothérapie, tu pourrais encore guérir. Parce qu’on ne doit pas l’oublier : il n’y a toujours que cette ombre au poumon et rien d’autre. Je pourrais aussi te dire que la médecine évolue vite et que d’ici ce temps, il y aura peut-être autre chose pour…

— … pour me guérir, compléta Jeanne, une pointe de sarcasme dans la voix. Arrête ton baratin, veux-tu ? Je n’y crois pas et aie au moins l’honnêteté d’avouer que toi non plus, tu n’y crois pas !

— D’accord ! On n’embarque pas là-dedans. Par contre, la radiologie peut s’avérer efficace. C’est peut-être grâce à elle si ta tumeur au poumon n’a pas bougé. En cas de besoin, on peut y revenir.

Jeanne eut un geste évasif de la main.

— On verra… Et pour l’instant, qu’est-ce que je dois faire ? Qu’est-ce que je peux faire, devrais-je dire !

À ces mots, Gilles ouvrit tout grand les bras comme s’il voulait prendre la pièce à témoin de l’immensité des possibilités.

— Tout ! Tu peux tout faire.

Puis redevenant sérieux, Gilles appuya les coudes sur son bureau et fixa Jeanne droit dans les yeux.

— Le plus beau conseil que je peux te donner, le seul en fait, c’est d’en profiter. Offre-toi tout ce que tu as toujours voulu t’offrir. Prends chaque journée à bras le corps, fais-en des moments uniques, privilégiés. Comme nous devrions tous le faire, finalement. Car l’heure de tombée, Jeanne, la vraie, celle qui ne laisse aucune chance de retour, elle est la même pour tous. Personne, pas plus moi que toi, ne peut prédire à quel moment elle va survenir. Alors profite de chaque seconde. De toute façon, dans quelque temps, tu te sentiras beaucoup mieux. Les nausées, la fatigue vont se résorber d’elles-mêmes. Pas demain, pas la semaine prochaine, mais d’ici un mois, je dirais que tu vas être bien. Très bien, même. Avec un peu de chance, pendant un bon moment, tu vas te sentir comme avant. Alors, les seules restrictions qui existent sont celles que tu voudras bien t’imposer. Moi, je n’en vois aucune.

— Aucune ? Ça veut dire que je peux voyager ?

— Voyager, faire du saut en parachute, escalader des montagnes ! Je te l’ai dit : les seules restrictions viendront de toi. La seule chose que je te demanderais, c’est de venir me voir aux deux mois pour un bilan de santé. Si tout va bien, comme je viens de te le dire, on pourrait penser à une intervention pour enlever cette ombre que je n’aime pas. Par contre, si jamais le cancer avait décidé d’accélérer sa progression, on pourrait peut-être le prendre de court et lui envoyer quelques rayons bien sentis.

— Aux deux mois ? D’accord…

Puis se retournant vers Thomas, Jeanne ajouta :

— Maintenant, on va rentrer. Il me tarde d’être dans mon jardin.

Jeanne était déjà debout, ajustait les plis de sa jupe et attendait que Thomas veuille bien se lever à son tour. Comme après une visite de courtoisie vient le temps de quitter pour ne pas être impoli, Jeanne s’en allait.

Elle semblait complètement détachée de la conversation qui venait d’avoir lieu. Où donc se cachait la femme émotive chez qui les larmes débordaient souvent pour un oui ou pour un non ? Jeanne semblait si indifférente que Gilles ne put s’empêcher de jeter un regard à la dérobée en direction de Thomas. Mais ce dernier n’avait d’yeux que pour sa femme. Il s’empressait de la suivre, alors qu’elle se dirigeait vers la porte.

Jeanne remercia du bout des lèvres, Thomas eut un geste de l’épaule accompagné d’un sourire las qui pouvait passer pour une forme de regret devant la situation, puis la porte se referma sur eux.

Alors Gilles soupira longuement.

Il ne restait plus que deux patients à recevoir avant de revenir à l’hôpital pour sa dernière tournée, mais le cœur n’y était plus.

Machinalement, il marcha vers son bureau et tout en restant debout, il replaça les feuillets roses et jaunes dans la chemise de carton beige, la referma et la déposa sur la pile de droite, là où il rangeait temporairement les dossiers des patients déjà vus. Puis brusquement, il reprit le dossier de son amie et l’envoya valser à travers la pièce.

Jeanne ne méritait pas ce qui lui arrivait. Personne ne méritait cela.

Gilles se sentait impuissant, malheureux, choqué.

C’était injuste de voir une femme comme Jeanne souffrir de cette maladie perfide. Non, vraiment, elle ne méritait pas cela.

— Et la jeune Judith qui attend à côté non plus, murmura Gilles, revenu brusquement à la réalité du moment.

Alors il redressa les épaules, passa une main tremblante sur son visage, contourna le pupitre massif en acajou, ramassa les feuilles éparpillées, les replaça sur le coin du bureau et se dirigea vers la porte.

Quand il ouvrit le battant de bois capitonné pour préserver l’intimité et qu’il fit signe à la jeune femme à qui il avait donné rendez-vous, il avait même réussi à se composer un sourire. Judith, qui à vingt ans combattait une leucémie avec une lucidité incroyable et un courage irréprochable, n’avait pas à essuyer le sentiment d’impuissance qui s’était emparé de lui.

Jeanne, quant à elle, resta silencieuse tout au long du trajet vers la maison. Le trafic était lourd, la chaleur curieusement humide pour la saison. Elle avait baissé la glace et, la tête appuyée contre le cuir usé du siège, elle laissait le vent caresser son visage. Thomas se retournait souvent vers elle, anxieux, prêt à écouter tous ces mots fous qu’elle savait si bien lancer habituellement. Pourtant, alors qu’elle devait vivre les pires angoisses de son existence, Jeanne ne disait rien. Aussi longtemps qu’elle demeurerait silencieuse, Thomas respecterait son besoin de solitude. Cependant, quand elle voudrait parler, il serait là. Il serait son pilier et sa force, comme elle l’avait demandé. Jeanne venait d’apprendre que la médecine ne pouvait rien pour elle ou si peu. Gilles avait été clair. Jeanne jouait sa vie comme certains jouent à la roulette russe. La nouvelle devait être dure à encaisser, elle devrait s’y faire. Pourtant, l’avenir n’était pas si sombre. Pas dans l’immédiat. Ils avaient encore du temps devant eux. Du temps pour se gâter, pour voyager, pour se faire plaisir. Du temps pour faire reculer l’échéance maudite dans ses plus lointains retranchements. Du temps pour permettre une autre intervention qui peut-être finirait par la guérir.

Il restait du temps pour s’aimer encore et encore.

Voilà ce qu’il dirait à Jeanne quand elle déciderait d’aborder la question. Ils étaient toujours deux à s’aimer et rien d’autre n’avait d’importance.

De toute la fin de l’après-midi, Jeanne ne prononça que quelques mots. Elle s’absorba dans la préparation du souper, elle qui n’avait pas cuisiné depuis des semaines. Le pâté chinois de Mélanie attendrait jusqu’à demain pour être mangé. Ce soir, Jeanne avait besoin de la normalité rassurante du quotidien, même si une vague nausée lui tordait toujours l’estomac. Ensuite, elle picora dans son assiette plus qu’elle ne mangea, avant de fuir pour se réfugier dans la serre. Thomas fit donc la vaisselle en solitaire, puis il se dirigea vers le salon. Contre toute attente, il réussit à s’évader de la situation en obligeant sa pensée à se concentrer sur un vieux film américain. Jerry Lewis le fit même sourire. Il fallut un vieux reportage sur le Rwanda, dont on parlait de plus en plus ces temps-ci, à cause d’un livre et du projet d’un film, pour briser la digue de ses émotions. Devant les images intolérables des massacres, Thomas pleura silencieusement l’absurdité d’un monde qu’il ne comprenait plus. Quand il entendit les pas de Jeanne qui montait lentement vers leur chambre, sans même lui souhaiter bonne nuit, il pleura la femme qu’il ne reconnaissait plus. La maladie avait transformé la Jeanne qu’il aimait. Il aurait tant voulu qu’elle crie ses peurs et sa douleur parce qu’alors, il aurait pu la consoler.

Ce fut au moment où il se glissa dans le lit, au moment où il passa son bras autour de sa taille et posa la tête sur le même oreiller que Jeanne craqua. Elle se mit à trembler et le flot impétueux des mots et des pleurs fondit sur lui avec fracas.

— J’ai peur, Thomas, j’ai peur. Je ne veux pas. Ramène-moi dans le passé. Oblige ce maudit cancer à s’éloigner de moi. Je t’en prie, ne me laisse pas mourir !

Jeanne s’était retournée face à Thomas et l’entourait de ses deux bras noués autour de sa taille, la tête enfouie sur sa poitrine.

— Je t’en supplie, aide-moi ! Je ne veux pas mourir tout de suite !

La seule envie que Thomas avait, c’était de mélanger ses larmes à celles de Jeanne. Lui aussi, il avait peur. Pourtant, il avait promis. Il serait donc fort pour deux et par amour pour Jeanne, il tiendrait promesse. Tout doucement, il se mit à caresser son dos et le geste lui fit également du bien. Alors, quand il sentit qu’il était assez calme pour parler sans que sa voix trahisse sa propre déchirure, il murmura à son oreille :

— Je suis là, Jeanne, et je t’aime. Je ne laisserai personne te faire du mal.

— Je n’ai pas peur des gens, tu sais. J’ai peur du temps qui vient. J’ai peur qu’il passe trop vite.

— Nous le retiendrons, Jeanne, ce temps qu’il nous reste. Il n’appartiendra qu’à nous. Il n’appartiendra qu’à toi. Nous en ferons ce que tu voudras en faire.

— Promis ?

— Oh oui ! Promis ! Et je serai là, toujours, pour te protéger.

— Tu ne pourras pas me protéger contre la douleur et je ne veux pas souffrir.

— Je sais. Je sais que tu ne veux pas souffrir, mais c’est encore loin, tout ça.

— Tu crois ?

— Bien sûr ! C’est ce que Gilles a dit, non ?

— C’est vrai, Gilles l’a dit. Il a dit aussi que je pouvais voyager. Je veux voyager, Thomas. Je veux voir le monde avant qu’il ne soit trop tard.

— Alors nous verrons le monde. Il nous appartiendra, pour le temps où tu voudras qu’il nous appartienne.

— Et si un jour je veux revenir, nous reviendrons, n’est-ce pas ?

— Nous reviendrons.

— Et si un jour je te dis que j’ai assez connu ce monde qui nous entoure, quand la bête en moi se sera réveillée, quand la souffrance dominera l’envie de continuer et que je choisirai de tout arrêter, tu seras encore là, n’est-ce pas ?

— Je serai toujours là, Jeanne, toujours.

Après ces mots, il y eut un long silence. Puis doucement, Jeanne relâcha son étreinte et s’appuyant sur un coude, elle regarda intensément Thomas. Le lampadaire, au coin du terrain, plongeait la chambre dans une pénombre ouatée et Jeanne pouvait attacher son regard à celui qu’elle voyait briller dans le noir.

— Alors j’ai envie de poursuivre ma route. Pour un temps. Pour le plus longtemps possible, avec toi.

Après ces quelques mots, Jeanne reposa la tête sur la poitrine de Thomas et la chambre s’enveloppa d’un second silence, lourd de cet avenir que Jeanne traçait déjà dans son esprit et dans son âme. Puis elle ajouta :

— Tout à l’heure, quand j’étais dans la serre, je ne savais pas si j’allais continuer, avoua-t-elle à voix basse comme si elle cherchait à faire le point. C’est bien beau profiter de chaque jour qui passe, mais quand la mort ne fait que donner un sursis, c’est difficile d’imaginer qu’il reste encore du beau. Alors aussi bien en finir tout de suite. C’est ce que je me disais. Puis j’ai pensé aux enfants et à mon père. J’ai pensé aussi à tous ces voyages qu’on a rêvé de faire et qu’on aurait peut-être encore le temps de faire. Alors, j’ai eu envie de continuer. Mais il y avait une condition. Tu viens de la remplir. Je sais maintenant que je pourrai aller jusqu’au bout de mes choix, au bout de ma tolérance à la douleur, car tu seras là si jamais je ne pouvais, toute seule, mettre un terme à mon voyage. Je sais bien qu’on en avait déjà parlé, mais ce n’était pas pareil. Il y a trois mois, on était encore dans l’univers des suppositions. Alors qu’aujourd’hui…

Jeanne ne termina pas sa pensée. C’était inutile. Elle savait que Thomas la comprenait, partageait avec elle cette vision de l’avenir qui n’appartenait qu’à eux.

Quand son cœur se fut assagi et que son âme fut suffisamment rassurée, Jeanne glissa une jambe autour des hanches de Thomas, se coula étroitement contre lui.

— Fais-moi l’amour, Thomas. Fais-moi sentir vivante comme avant. Parce que je veux vivre, mon amour. Je veux être vivante avec toi pour toujours.

Alors Thomas l’enlaça. Il souleva le corps amaigri de Jeanne pour la coucher sur lui en l’embrassant. Spontanément, leurs mains retrouvèrent les gestes d’une passion qui était unique parce qu’elle leur ressemblait depuis si longtemps déjà.

Et cette nuit-là, Thomas et Jeanne eurent de nouveau vingt ans et presque toute la vie devant eux.

Au matin, Jeanne se sentait beaucoup mieux. Alors que, devant la glace, elle nouait un vieux fichu datant de l’époque où c’était à la mode de se promener la tête enturbannée comme une gitane, Jeanne en profita pour bien s’examiner.

Elle avait maigri, elle qui souhait tant redevenir mince. Pourtant, au lieu de s’en réjouir, elle regretta amèrement ses belles rondeurs qui affichaient, sans la moindre équivoque, une santé florissante. Que de temps perdu à se plaindre pour quelque chose qui n’en valait pas la peine !

Elle se fit un sourire triste.

Avec l’air qu’elle avait, elle n’aurait pas besoin de parler à son père. Il devinerait aisément qu’elle était malade. Très malade. Le foulard autour de sa tête dirait même le nom de sa maladie.

Jeanne soupira, s’approcha du miroir, s’observa sévèrement.

Heureusement, elle n’avait perdu ni cils ni sourcils. À l’aide d’un maquillage soigné, elle pourrait même avoir fière allure. Peut-être…

Alors elle sortit de sous l’évier le petit sac rose où elle rangeait ses produits de maquillage. Elle n’appréciait pas ces artifices qui modifiaient la physionomie, en usait avec parcimonie et plutôt rarement. Mais ce matin, elle n’avait pas le choix. Elle voulait se faire la plus jolie possible pour son père. Il faisait beau, elle n’avait pas trop mal au cœur et la nuit avait été réparatrice. Alors elle irait à Québec. Thomas était d’accord. Il comprenait que, pour Jeanne, cette visite à son père était une étape obligatoire avant de pouvoir regarder librement vers l’avenir.

— Après, on s’attaquera au reste de la planète, avait proclamé Jeanne au déjeuner. Mon périple partira de Québec pour s’étendre au monde entier !

Thomas avait savouré cette bonne humeur apparente comme on savoure un bon vin, espérant même s’y enivrer !

Ils prirent donc la route sur le coup de dix heures.

La nature québécoise était à son plus beau. Les champs avaient été fauchés et quelques arbres solitaires, oriflammes d’une saison qui n’existe vraiment que chez nous, offraient une luxuriance de couleurs contre le bleu parfait du ciel. Jeanne fit la route dans un état de contemplation silencieuse.

Son père était au jardin à couper quelques roses pour en faire un bouquet.

Jeanne s’arrêta dans l’embrasure de la porte de la cuisine. Son père aussi avait maigri et il s’était voûté.

Armand Lévesque était maintenant un vieil homme. La dernière fois que Jeanne l’avait vu, il se tenait encore droit comme un i. Elle regretta tous ces derniers mois où leurs liens s’étaient résumés à quelques appels sans profondeur. Là aussi, que de temps perdu ! Elle descendit alors les quelques marches qui menaient au parterre.

— Papa ?

Armand se redressa, heureux d’entendre la voix de Jeanne, et il se retourna le plus rapidement que le permettaient ses articulations douloureuses.

Il comprit aussitôt.

Il se doutait que quelque chose n’allait pas, Jeanne n’était jamais restée aussi longtemps sans venir le voir. Il n’avait rien demandé parce qu’il respectait sa fille jusque dans ses silences. En un seul regard, il venait d’avoir la réponse à toutes ses interrogations. Ce foulard sur la tête, cette maigreur nouvelle… Alors, il laissa tomber les fleurs qu’il avait à la main et les bras grands ouverts, il lui dit :

— Ma Jeanne ! Comme tu ressembles à ta mère !

Entre le père et la fille, souvent, les choses essentielles avaient été dites à mots couverts. À son tour, Jeanne comprit. Elle n’aurait pas besoin de parler. Alors elle s’élança vers les bras de son père. Et là, sur l’épaule qui avait consolé ses peines d’enfant, Jeanne versa ses premières larmes de chagrin. Un chagrin que seul un cœur de père ou de mère pouvait comprendre. Avant, il n’y avait eu que des larmes de colère ou d’inquiétude.

Ce ne fut que plus tard, alors qu’Armand et Jeanne s’étaient assis près des rosiers, qu’il se permit de la questionner. Jeanne lui raconta tout, calmement. Elle lui parla de son refus de regarder la réalité en face, de sa colère quand elle avait eu à confronter l’évidence, de ses peurs devant les traitements à cause de ce que sa mère avait vécu. Finalement, elle lui apprit que tout comme Béatrice, elle n’aurait pas la chance d’être guérie par la chimiothérapie. Elle était condamnée à plus ou moins longue échéance. Même l’éventualité d’une seconde opération ne la réconfortait pas. S’il y avait une ombre au poumon, même si Gilles intervenait et l’enlevait, il finirait par y en avoir d’autres ailleurs. Pour Jeanne, cela ne faisait aucun doute : la migration des métastases était commencée et sans chimio, rien ne pourrait l’arrêter.

— Le médecin a parlé de plusieurs mois. Du moins, il l’espère. Je l’espère aussi. Thomas et moi, nous voulons voyager. À part les pays où j’ai eu la chance de vivre enfant et du Mexique, je ne connais rien du monde qui m’entoure.

— C’est une bonne idée. Les voyages permettent de mieux se connaître. C’est important, je crois, à n’importe quel moment de la vie. Profites-en bien, Jeanne. Regarde autour de toi ces paysages différents, écoute ce que des inconnus auront à te dire et quand tu reviendras, tu sauras un peu mieux pourquoi tu vis et pourquoi on doit tous, un jour, partir.

— Merci, papa. Ça me fait du bien ce que tu viens de dire. Je regrette tellement de ne pas t’avoir parlé avant.

— Non, ne parle pas de regret, Jeanne. Jamais. C’est ce que ta mère avait compris avant de mourir. Il ne faut pas confondre tristesse et regret. Elle disait qu’elle était triste de nous quitter, d’abandonner une vie qu’elle aimait follement, mais elle ne regrettait rien. Et c’est ce qu’elle m’a demandé de faire. Elle m’a dit de vivre ma tristesse parce que c’était normal, humain de le faire, mais en même temps, elle m’a demandé de ne jamais laisser les regrets prendre la place, car ils étaient trop amers. Elle voulait que je le fasse pour elle et pour toi, sa petite Marie-Jeanne.

En prononçant ce nom, Armand dessina un beau sourire.

— Elle ne t’aura jamais appelée autrement que Marie-Jeanne ! Même si tu tempêtais sur tous les tons, elle y tenait. Elle disait que tu avais le plus beau prénom du monde !

— Oui, je m’en souviens.

Jeanne était émue.

— Parle-moi de mon enfance, papa. Raconte-moi comment c’était quand j’étais une petite fille. La mort de maman a tout effacé. Ce qu’il me reste d’elle, c’est l’image d’une femme brisée par la maladie. Dis-moi comment c’était avant. Dis-moi qui était ma mère.

Armand esquissa alors un second sourire, un peu plus moqueur cette fois.

— Sans vouloir t’offenser, Béatrice était la femme la plus merveilleuse du monde. Rieuse, primesautière et sage à la fois. Généreuse de tout. C’était une femme extraordinaire.

Tandis que son père parlait, tout comme Sébastien l’avait fait l’autre soir, Jeanne s’était relevée pour venir s’installer à ses pieds sur le gazon. Puis elle avait appuyé la tête sur ses genoux. Elle n’était plus que l’enfant, heureuse de pouvoir s’abandonner un instant.

— Continue, papa. Parle-moi de notre famille.

Armand ferma les yeux à demi, cherchant dans sa mémoire.

— D’abord, il faut que tu saches que dès les premiers instants de ta vie, il était évident que tu ressemblerais à ta mère. Tout comme elle, tu fronçais déjà les sourcils en posant un regard curieux sur le monde qui t’entourait. Quel bébé facile tu as été ! Attends que je me souvienne… Oh oui ! Tu devais avoir à peu près quatre ans. On vivait alors en Égypte et souvent…

Ce fut ainsi, bercée par la voix de son père qui était un merveilleux conteur, que Jeanne put enfin visiter cette enfance qu’elle croyait avoir oubliée. Et d’anecdotes en commentaires, petit à petit, elle retrouva l’album des images de ses jeunes années.

TIRÉ DE LAGENDA DE JEANNE

Olivier est venu me voir en fin d’après-midi. Ils ont fait un merveilleux voyage, Karine et lui. J’étais tellement mal en point que j’avais oublié qu’ils étaient partis. Je n’ai même pas entendu les deux petits qui jouaient sûrement dans la cour de Madeleine. Et Thomas ? Les a-t-il vus ? Je ne le sais pas, il ne m’en a pas parlé. Il va falloir que je pense à remercier Madeleine. J’irai la voir demain avec un bouquet de roses. Je sais qu’elle aime les fleurs.

La grossesse de Mélanie semble vouloir se prolonger au-delà des huit semaines habituelles qui ont été siennes jusqu’à maintenant. Je croise les doigts ! Encore un petit mois, selon son médecin, et on pourra respirer.

Hier, chez papa, j’ai rencontré Sébastien. Il n’a pas bonne mine, mon fils. J’ai cru comprendre que Manuel a recommencé à faire de la maison son unique préoccupation. J’ai essayé de lui soutirer des détails, mais il s’est montré on ne peut plus évasif. Que s’est-il passé ? Thomas aurait-il quelque chose à voir avec cette subite mauvaise humeur ? Car si j’ai bien compris, Manuel serait à prendre avec des pincettes. À suivre !

Voilà pour le côté agendaire de mes écrits. Maintenant la partie courrier du cœur…

C’est fait, tout le monde est au courant. Josée, ma voisine, les enfants, mon père. Oui, tout le monde sait, à commencer par moi.

J’ai un cancer et la médecine ne peut pas grand-chose pour moi. Je vais donc mourir.

Tout le monde doit mourir un jour, je le sais. Je ne suis donc pas différente des autres, mais je ne suis pas prête. Alors j’ai peur que la maladie me rattrape trop vite pour m’entraîner dans sa déchéance.

Gilles a vaguement parlé d’une autre intervention mais moi, je ne suis pas certaine que je suis prête. S’il fallait que cette opération soit aussi inutile que la chimio, j’aurais alors gaspillé une partie du temps qu’il me reste. Je n’ai pas envie de passer les derniers mois de mon existence à déménager régulièrement de chez-moi à l’hôpital pour en revenir affaiblie. Je veux me refaire une certaine santé, retrouver mes forces et profiter pleinement des mois à venir. Tant que l’ombre au poumon ne bougera pas, je veux m’en tenir à ça. De toute façon, Gilles désire attendre que mon système immunitaire soit rétabli avant de décider quoi que ce soit. Et cela me convient.

C’est curieux ce calme qui m’habite depuis mon retour de Québec. La révolte n’aura duré que le temps où je vivais dans l’incertitude, comme s’il me restait encore l’illusion de pouvoir changer la situation. Maintenant, cette révolte ne servirait plus à rien, sinon à me faire perdre un temps devenu précieux.

Le dernier refus, je l’ai vécu quand le verdict est tombé de la bouche de Gilles. Il a été immense. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’on pouvait vivre une émotion avec autant d’intensité. Je ne voulais tellement pas de cette réalité qui serait désormais la mienne que je me suis cachée derrière un mur d’indifférence. Comme si Gilles avait parlé de quelqu’un que je ne connaissais pas. J’ai réagi ainsi, je crois, dans un réflexe de survie. Je ne désirais pas entendre ces mots que j’appréhendais depuis des mois et des mois. Pourtant, je savais qu’ils viendraient. Au tréfonds de mon cœur, je savais que j’avais un cancer. Je savais que j’allais en mourir. Pourtant, l’autre jour, j’ai refusé d’entendre les mots de Gilles. Ils me faisaient trop mal, dans tout ce qu’ils avaient d’irrévocable. Je me suis bâti une carapace d’indifférence et j’ai essayé d’y croire. Mais ce refus, non plus, n’a pas vraiment duré. Je n’ai plus la moindre minute à perdre en émotion négative.

Gilles a raison : les quelques mois qu’il me reste à vivre, je veux qu’ils soient les plus beaux mois de ma vie.

J’écris ces mots pour me donner un courage que je n’ai pas encore. J’écris ces mots dans tout ce qu’ils portent de réconfort. Il est sécurisant d’affirmer que ce qui reste à vivre sera plus beau que ce qu’on a déjà vécu. Est-ce que j’y crois vraiment ? Je l’ignore.

Mais voilà que je me mens à moi-même. Je n’y crois pas à ces mois qui pourraient être les plus merveilleux. Comment peut-on emprunter le chemin le cœur léger quand on sait que la mort nous attend à l’extrémité ? Que pourrais-je promettre pour éloigner l’échéance ? Je ne veux pas mourir. Je regarde autour de moi et je ne veux rien quitter.

Pourquoi ? Pourquoi moi et maintenant ?

Ce matin, j’ai vu un reportage sur Félix Leclerc. Pendant plus d’une heure, je l’ai vu vivant, jeune, poète. Son œuvre lui survit encore aujourd’hui. Sa poésie reste source d’inspiration même si elle est teintée de nostalgie.

De moi, que restera-t-il ? Pourquoi vais-je mourir ? Pourquoi maintenant ? Je ne suis pas prête, mais peut-on l’être un jour ? Gilles m’a dit que la mort s’apprivoisait, mais j’ignore comment. Je voudrais être profondément croyante, car la mort aurait peut-être un sens, dans l’espoir d’une certaine continuité, d’une certaine immortalité. Je me pensais croyante, mais la peur qui m’habite me dit le contraire. Ma mort aura-t-elle alors un sens ? Pourquoi est-il si difficile de se débarrasser de l’idée qu’avec nous, toute vie devrait disparaître ?

J’ai peur. J’ai beau essayer de me convaincre du contraire, j’ai peur de n’être plus qu’un souvenir qui pâlira avec le temps, comme ma mère est devenue pour moi un fantôme figé dans le passé. Trop longtemps, je n’ai gardé d’elle qu’une image qui a hanté ma vie, celle de la souffrance et de la résignation.

C’est dommage, car avec papa, j’ai enfin retrouvé la femme que la mémoire m’a refusée pendant toutes ces années.

C’est dommage, car maman était bien vivante, une battante, alors que je ne la voyais qu’à travers la mort.

C’est dommage, parce que cette image que j’avais d’elle a dicté mon comportement face à ma douleur au genou.

Je ne veux pas que mes enfants soient confrontés à ce même mauvais tour de l’esprit. Je ne veux pas qu’ils gardent de moi un souvenir amer.

Alors je vais écrire. Je vais leur écrire. Ce sera ma façon à moi d’échapper au désespoir. Savoir qu’un jour Thomas et les enfants liront ces quelques lignes me permet d’entretenir l’idée que je continue à bâtir du futur.

On dit qu’une image vaut mille mots. Alors je vais utiliser les mots pour créer des images qui sauront peut-être simplifier mes pensées pour les rendre accessibles et éloquentes. Ce sera une partie de l’héritage que je laisserai à ceux que j’aime. Je vais m’offrir ce temps d’écriture pour créer un lien avec les miens. Un lien qui me survivra et qui restera vivant.

J’aurais aimé que ma mère y pense et me laisse quelques mots qui auraient pu apaiser ma peine. Quelques mots que j’aurais lus et relus, en imaginant sa voix qui les redisait pour moi. Uniquement pour moi.

Maman, comment as-tu fait pour continuer de sourire ? Moi je ne sais pas. Je me souviens de ton sourire. Tu l’as gardé jusqu’à la fin. Toute ma vie, j’ai pensé à toi en me disant que tu t’étais résignée. Aujourd’hui, je comprends que ce n’était pas de la résignation. C’était du courage. Seul un être courageux peut sourire devant la mort.

Et moi, je ne veux pas mourir.