Chapitre 10

Décembre 2004 - fin janvier 2005

« Quand on n’a que l’amour

À s’offrir en partage

Au jour du grand voyage

Qu’est notre grand amour…

Quand on n’a que l’amour

Pour vivre nos promesses

Sans nulle autre richesse

Que d’y croire toujours… »

QUAND ON NA QUE LAMOUR, JACQUES BREL

Comme Gilles l’avait prédit, Jeanne avait retrouvé la grande forme vers le début de décembre. Cela faisait des années qu’elle n’avait été aussi bien. Plus de douleurs, de nausées, de fatigue. Plus de travail non plus ! Elle avait la sensation de goûter vraiment aux joies de la retraite pour la première fois. D’un matin à l’autre, dès qu’elle ouvrait les yeux, Jeanne épiait le moindre signe qui aurait pu signifier un retour des douleurs, de la maladie. Invariablement, elle sautait en bas du lit, l’humeur au beau fixe, débordante d’énergie, alignant les projets pour la journée.

Plus rien, il n’y avait plus rien pour lui rappeler qu’elle venait de vivre les mois les plus éprouvants de sa vie.

— Yes !

Elle en profitait sans vergogne, refusant de se dire que le temps lui était compté. Après tout, pourquoi ne ferait-elle pas partie de ces patients qui défient toutes les probabilités ? Même Gilles n’avait pu estimer un laps de temps éventuel. Jeanne était déterminée à ne plus y penser.

De magnifiques poinsettias garnissaient les tables de la serre. Un nouveau casse-tête, un joli village illustrant un Noël d’antan, avait remplacé le paysage d’été enfin terminé. En façade de la maison, Thomas avait réussi à installer puis à décorer le plus incroyable sapin qui soit ! Il devait faire dans les vingt pieds.

Jeanne se laissait porter par l’effervescence qui précède Noël. Vivre un jour à la fois et en profiter autant qu’elle le pouvait, c’était sa nouvelle règle de vie.

Tel que promis, elle s’était présentée à l’hôpital pour les prises de sang. Pour l’instant, c’est tout ce que Gilles avait exigé. Quelques jours plus tard, il lui avait demandé de passer à son bureau. Ce qu’elle fit sans la moindre arrière-pensée. Elle se portait trop bien pour y apprendre de mauvaises nouvelles.

Quand elle se retrouva devant Gilles, tel que convenu, pour ce fameux bilan de santé auquel il semblait tant tenir, Jeanne avait repris un peu de poids et ses cheveux venaient d’être coupés pour s’harmoniser avec ceux qu’elle avait perdus et qui recommençaient à pousser. Gilles ne put s’empêcher de lui souligner qu’elle était de plus en plus jolie.

— Mais qu’est-ce qui se passe, ce matin ? lança-t-elle malicieuse. Maintenant que la maladie a moins d’importance, ton petit côté cabotin refait surface ?

Gilles joua les offensés.

— Nenni, madame. Je vous ai toujours trouvé jolie et si vous n’avez rien compris aux signes que je vous ai désespérément envoyés tout au long de ma vie, je n’y suis pour rien. On sait bien ! Vous n’avez d’yeux que pour votre beau Thomas !

Le ton était à la détente. Jeanne éclata de rire.

— Tu viens de le dire : mon mari est un très bel homme. Le plus beau en fait. Disons que tu es le deuxième en lice, mais très loin derrière.

Machinalement, Jeanne avait pris place dans ce qui lui semblait désormais son fauteuil.

— Trêve de plaisanteries, que révèlent mes prises de sang ?

— Tout est beau !

— Tu es certain ? Tu ne me cacherais rien, n’est-ce pas ?

— Je n’ai rien à cacher, Jeanne. Si je t’ai demandé de venir, c’est justement parce que tout va bien.

— Mais pourquoi ? Tu aurais pu te contenter du téléphone pour me…

— Non, Jeanne, interrompit Gilles, redevenu sérieux. Je ne pouvais pas te dire au téléphone qu’il serait temps d’intervenir pour la tache au poumon.

Une ombre passa sur le visage de Jeanne. Son regard se durcit.

— Pas question ! Pas tout de suite, modula-t-elle enfin, ouvrant la route à une certaine approbation, mais d’une voix qui, étrangement, n’acceptait pas la riposte.

Jeanne avait agrippé les bras du fauteuil et soutenait durement le regard de Gilles qui avait levé les bras d’incompréhension.

— Pourquoi ? De quoi as-tu peur ? Ce serait peut-être te donner toutes les chances d’en sortir pour de bon. Laisse-moi au moins faire un autre scanner.

Jeanne s’était avancée sur le bord de son siège.

— Je déteste ce tube. C’est l’antichambre de l’enfer, ce machin-là. J’étouffe là-dedans. Et puis Noël s’en vient. Je n’ai pas le temps.

— Jeanne !

En quelques phrases, le ton de la conversation avait changé du tout au tout. Jeanne n’avait aucunement envie de rire même si Gilles la regardait encore gentiment, une lueur d’amitié sincère au fond des yeux.

Elle s’accouda sur le bureau.

— Écoute-moi bien, Gilles. Ce que j’ai vécu cet automne est enfin derrière moi et il n’est pas question que je rembarque là-dedans. À aucun prix ! Je veux que ça soit bien clair entre nous. À choisir entre vivre moins longtemps, mais en forme et quelques années de plus, mais malade, je préfère le court terme. Peux-tu me garantir qu’une opération me guérirait ?

Gilles soupira.

— Non, et tu le sais.

Ce fut au tour de Jeanne de lever les bras devant elle, avant de hausser les épaules avec une désinvolture que Gilles ne comprit pas.

— Alors, pour l’instant, on ne fait rien. Tu ignores si l’opération pourrait me guérir, je ne le sais pas davantage. Personne ne sait rien dans cette maudite histoire. C’est probablement mon dernier Noël et je veux le vivre debout auprès des miens et non alitée, en train de me remettre d’une intervention qui ne donnera peut-être rien de plus. C’est Noël et c’est ma fête qui s’en vient ! Ne viens pas gâcher tout ça en me parlant de scanner et d’opération. Pour toi, Noël n’a probablement pas d’importance, tu n’as pas de famille, pas d’enfants…

C’est en prononçant ces derniers mots que Jeanne comprit à quel point ils pouvaient être cruels. Visiblement ébranlé, Gilles avait détourné le regard.

— Pardon Gilles ! Je… je ne voulais pas te faire de peine. Je suis désolée.

Comme Gilles ne répondait pas, Jeanne ajouta :

— D’accord, tu as gagné ! Dès que les fêtes sont passées, promis, j’irai passer un scanner. Ça ne veut pas dire que j’accepte l’opération, mais je laisse quand même la porte ouverte à cette éventualité. On verra. D’accord ? Dans un mois, Gilles. Donne-moi ce petit mois avec les miens. Laisse-moi encore mes illusions pour quelque temps et après, tu auras le champ libre.

Cet espoir indestructible qui continuait de battre, à son corps défendant…

Malgré une visible réticence, Gilles finit par acquiescer.

— D’accord, pour un mois. Mais pas plus.

— Un mois, promis. Et tu n’en parles pas à Tho…

— Pourquoi revenir là-dessus ? Tu sais très bien que ce qui se dit ici…

— … ne sort pas d’ici, compléta Jeanne, les joues empourprées de confusion. Oui, je sais. Encore une fois, pardonne-moi.

Ce fut ainsi que Jeanne négocia un sursis. Elle se dépêcha d’oublier cette visite au bureau de Gilles, se contentant de dire à Thomas que les épreuves sanguines étaient normales et qu’elle passerait un scanner après les fêtes. Puis elle prépara le réveillon comme elle le faisait chaque année et ils eurent la chance de célébrer Noël et sa fête tous ensemble. Ce fut à cette occasion que Mélanie annonça qu’elle était enceinte et à voir la réaction de Sébastien, Jeanne comprit que ce dernier n’avait pas été mis dans la confidence. Il était manifestement blessé. Cela lui fit de la peine même si elle était consciente que son fils avait beaucoup changé depuis un an, depuis qu’il était avec Manuel. Cela suffisait peut-être, aux yeux de Mélanie, pour le tenir à l’écart de certaines choses d’importance dans sa vie.

Jeanne se demanda si elle devait intervenir.

Comment Olivier avait-il dit cela, l’autre jour ? « On a encore besoin de toi. » Oui, c’étaient les paroles de son aîné. Si elle se fiait aux sourires des uns et à la morosité des autres, Jeanne comprit qu’Olivier avait sûrement raison. Quelques mots à Mélanie ne feraient pas de tort à qui que ce soit.

Puis, quand janvier arriva avec ses poudreries et ses froidures, Thomas reparla des voyages et Jeanne lui emboîta allègrement le pas. Passer un scanner ne changerait rien à leurs projets. Ce ne serait qu’un mauvais moment à passer et ensuite, Thomas et elle pourraient se donner corps et âme à la préparation de leur voyage.

Ils épluchèrent ensemble des montagnes de documentation. Ils optèrent banalement pour Paris comme point de départ à leur périple qui durerait quelques mois et les emmènerait un peu partout en Europe.

— C’est fou, constata Jeanne tout en feuilletant un superbe album que Thomas venait d’acheter, j’ai vécu deux ans à Bruxelles et je n’ai jamais mis les pieds à Paris. C’est pourtant juste à côté, quelques heures de route à peine. Mais c’est vrai qu’à cette époque, papa travaillait tout le temps et maman ne voyageait jamais sans lui.

Ils passaient ainsi de longues soirées à préparer ce voyage qu’ils voulaient commencer dès le mois de mars. Ils prévoyaient être de retour pour la fin du mois de mai, à temps pour la naissance du bébé de Mélanie.

— Et quand on aura vu cette merveille, on repart, lançait souvent Jeanne. L’Indonésie me tenterait assez. Ou les pays scandinaves. Qu’en penses-tu Thomas ?

Jeanne semblait insatiable et infatigable.

Le matin où elle avait rendez-vous à l’hôpital, Thomas et Jeanne se séparèrent au coin de la rue. Lui bifurquait à gauche pour se rendre à l’agence de voyages, alors qu’elle tournait à droite pour rejoindre le trafic qui avançait à pas de tortue vers Montréal.

En revoyant l’appareil qui l’attendait dans la salle d’examen, Jeanne n’arriva pas à réprimer le frisson qui lui descendit le long du dos. La pièce était d’une blancheur désagréable, quelques armoires nickelées la rendaient impersonnelle et froide.

Jeanne déposa son manteau, son sac, se prépara à se coucher sur la table. Dieu qu’elle détestait cette machine, cet endroit ! Pourtant, le personnel était gentil. La jeune technicienne qui l’avait accueillie et devait la rejoindre dans l’instant était celle qu’elle avait rencontrée en août. Quand la jeune femme revint effectivement pour l’aider à s’allonger, Jeanne se laissa faire, silencieuse, elle qui habituellement babillait sans arrêt quand elle craignait une situation. Les yeux fermés, essayant de respirer le plus normalement possible, elle imagina le rayon qui la fouillait jusque dans l’intimité la plus secrète de son corps.

Cet œil glauque, à la fois indiscret et indifférent, qui signerait un jour son arrêt de mort.

— Voilà, c’est fini. Vous pouvez remettre votre manteau.

Jeanne poussa un long soupir de soulagement.

Dans moins de deux heures, elle saurait ce qui se passe en elle. Gilles avait promis de se libérer pour analyser les résultats rapidement. Pourtant, dans l’état actuel des choses, elle aurait préféré ne rien savoir.

Tout ce qu’elle souhaitait, c’était apprendre que rien n’avait bougé. La tumeur n’aurait pas grossi et elle en serait quitte pour avoir rongé son frein pendant quelques heures. Quant à l’opération, elle verrait. Il faudrait que Gilles ait des atouts déterminants pour la convaincre d’accepter.

Et il faudrait qu’il lui garantisse qu’elle serait sur pied en mars.

Quand Jeanne constata que Gilles n’était pas seul, elle décida de le prendre avec humour plutôt que de s’inquiéter. Voilà les atouts que son ami avait choisis de lancer sur la table. Devant un inconnu, Jeanne serait peut-être moins récalcitrante à l’idée d’une intervention. Elle eut même la présence d’esprit de se dire que si Gilles n’était pas accompagné du docteur Lafontaine, c’était qu’il n’y avait toujours pas de métastase aux os. Parce que lui, il n’opérait que les os ! Tant mieux.

Elle avança donc vers Gilles avec assurance, souriante, se disant qu’elle n’avait rien à perdre à écouter cet autre médecin. Après tout, la décision lui reviendrait. Mais Gilles ne répondit pas à son sourire. Il se contenta de prendre la main qu’elle lui tendait et de la garder emprisonnée entre les siennes.

— Voici le docteur Genest. C’est un confrère, oncologue comme moi. Je voulais son avis avant de te parler. Viens, nous allons nous installer dans le petit salon près du poste des infirmières. Nous serons plus tranquilles.

Jeanne comprit à l’instant que quelque chose ne tournait pas rond. Ce n’était pas le scénario qu’elle avait élaboré. Pourquoi l’avis d’un autre médecin si c’était pour analyser une ombre qu’il connaissait déjà ? Pourquoi ce ton grave ? L’estomac de Jeanne se contracta douloureusement.

— Quelque chose ne va pas ?

— En effet. Viens, on va t’expliquer.

Jeanne dégagea alors sa main d’un geste sec et emboîta le pas à l’inconnu. Gilles se mit à marcher près d’elle. Il avait enfoncé les mains dans les poches de son veston comme si, sans celle de Jeanne, elles étaient désormais inutiles.

Ce fut le docteur Genest qui prit la parole. Il avait demandé à Jeanne de s’asseoir et il s’était installé à ses côtés. Dehors, le vent s’était levé et il faisait tourbillonner une fine poussière de neige au coin du bâtiment. Jeanne pensa machinalement que la température avait dû dégringoler depuis son arrivée. C’était ce qu’elle avait entendu à la radio, ce matin. On prédisait une chute dramatique de la température. Puis elle reporta son attention au médecin qui consultait la liasse de feuilles qu’il tenait à deux mains.

— Ce n’est jamais facile de parler de ces choses là.

Le docteur Genest avait une voix très grave et Jeanne songea qu’elle convenait parfaitement à la situation. Avec une voix comme celle-là, ce qu’il avait à annoncer ne devait pas être particulièrement agréable.

— Je n’aime jamais annoncer à un patient qu’il fait une rechute.

— Une rechute ?

Jeanne avait détourné la tête et fixait maintenant Gilles qui était resté debout près de la porte, comme s’il voulait surveiller l’accès à la pièce.

— Une rechute ? répéta Jeanne. C’est impossible. Je suis en pleine forme et je n’ai mal nulle part.

— Pourtant l’imagerie ne laisse aucun doute possible, répondit le docteur Genest sans tenir compte du fait que Jeanne ne le regardait pas. Non seulement la tumeur au poumon a-t-elle grossi, mais il y a deux métastases au cerveau. À un endroit où il est impossible d’intervenir. C’est pour cela que Gilles voulait avoir un autre avis. Pour être bien certain que l’opération n’était pas possible. C’est le cas. Je regrette.

Jeanne avait impulsivement porté une main à sa tête et se frottait la tempe d’un geste machinal.

— Au cerveau ? Dans ma tête ? Mais non, vous vous trompez sûrement.

Jeanne secouait la tête dans un geste de déni.

— Ça ne se peut pas. Je n’ai pas mal à la tête et je vous assure qu’une tumeur, ça fait mal. Ça fait même très mal. Je suis bien placée pour le savoir. Je n’arrivais plus à marcher normalement, tellement la douleur était intense, quand j’en avais une au genou.

Gilles se mit à parler à son tour. Il tenait à ce que son confrère soit là pour que Jeanne comprenne le sérieux de son état et qu’elle accepte le diagnostic, même s’il était difficile à entendre. Maintenant, c’était à lui de parler, d’expliquer.

— Toutes les tumeurs ne se ressemblent pas, Jeanne. Celles qu’on a détectées au cerveau sont situées dans une zone généralement insensible. Tant qu’elles seront petites, qu’elles ne comprimeront pas de nerfs autour d’elles, tu ne devrais pas avoir de migraines ni d’étourdissements.

— Je vois.

La réponse de Jeanne avait été machinale. En fait, elle ne voyait rien du tout, se sentait même étourdie à la pensée que dans sa tête...

Elle se releva et se dirigea vers la fenêtre. La neige courait le long du parc de stationnement. Les gens avançaient à petits pas pressés. Elle aurait voulu être capable de crier, de pleurer, de réfléchir un peu, mais l’hébétude qui l’enveloppait lui enlevait toute pensée, toute émotion. Elle avait l’impression d’être une coquille vide.

Le cancer l’avait rattrapée.

Elle entendit la porte qui s’ouvrait et se refermait silencieusement. Le docteur Genest venait de quitter la pièce. Jeanne songea alors qu’elle espérait ne plus jamais le revoir.

— Ça va, Jeanne ?

Elle répondit d’un haussement d’épaules. La question de Gilles était stupide. Non, ça n’allait pas. Ça n’allait pas du tout et personne n’y pouvait rien changer. Elle regretta d’avoir refusé que Thomas l’accompagne. Présentement, il devait l’attendre à la maison, tout heureux d’avoir enfin fait les réservations pour leur voyage. Le voyage… Jeanne esquissa un sourire amer et se décida enfin à se retourner devant Gilles.

— Combien ? Combien de temps encore ?

Cette fois-ci, Gilles ne chercha pas à détourner la question. Jeanne avait droit à une réponse franche.

— Six mois. Peut-être un peu plus. C’est difficile à prévoir exactement.

— C’est peu.

— Je sais.

Jeanne lança un regard éperdu autour d’elle. Avisant la chaise la plus proche, elle fit péniblement le pas qui l’en séparait et elle se laissa tomber lourdement. Puis les larmes parurent, abondantes, douloureuses.

Gilles était déjà à ses côtés, entourant ses épaules. Finalement, il aurait dû attendre que Thomas soit avec eux.

— Je m’excuse, Jeanne. J’aurais dû attendre pour t’annoncer que… Thomas devrait être là. J’ai hésité, je ne savais pas. Je m’en veux un peu. Mais on avait dit qu’on se voyait aujourd’hui, ici…

— Non, non, ça va aller, fit Jeanne au bout d’un moment.

Elle renifla bruyamment.

— Il n’y a pas de meilleure façon pour annoncer le pire. Si j’ai bien compris, le cancer qui semblait assez lent s’est mis à galoper. C’est bien ça ?

— Malheureusement, oui. En quelques mois, il s’est multiplié dans ton poumon et il a migré vers le cerveau.

— Et si j’avais accepté l’opération avant Noël, est-ce que ça aurait été différent ?

Gilles s’attendait à cette question. Une question à laquelle il n’avait pas vraiment de réponse. Quelle était la condition de Jeanne avant Noël, personne ne le savait. Même un scanner ne montrant que la tumeur au poumon n’aurait pu être concluant. C’est pourquoi il avait décidé à l’avance de ce qu’il répondrait. Ce que Jeanne avait à vivre était suffisamment difficile sans y ajouter la culpabilité.

— Non, Jeanne. L’opération n’aurait pu permettre d’enrayer la progression. Quand on s’est vus avant Noël, les métastases au cerveau devaient déjà être là. Ce qui veut dire que c’est toi qui avais raison.

— Comment ça ?

— Ça t’a permis de passer une belle période des fêtes avec les tiens, sans être affaiblie par une intervention.

Jeanne ferma les yeux un instant, revoyant ses petits-fils émerveillés devant l’immensité du sapin, ses enfants heureux de se retrouver, heureux des cadeaux qu’ils avaient choisis pour eux. Olivier et Karine proches l’un de l’autre, Mélanie resplendissante... Gilles disait vrai : elle avait vécu un merveilleux Noël.

— Et maintenant, qu’est-ce que je peux encore faire ? Thomas et moi, nous nous apprêtions à partir pour l’Europe. Je ne…

— Mais vous partez pour l’Europe comme prévu, interrompit Gilles avec chaleur. Pour l’instant, pas question de changer quoi que ce soit à ta vie.

— C’est vrai ?

— Bien sûr que c’est vrai !

Jeanne renifla encore, s’essuya le visage du revers de la main.

— Tiens, prends ça !

Gilles lui tendait un papier-mouchoir qu’il venait de sortir de sa poche. Lentement, Jeanne se ressaisissait. Savoir qu’elle pourrait partir en voyage avec Thomas lui apparaissait comme une planche de salut.

« Un jour à la fois, se répéta-t-elle en se mouchant lentement, consciencieusement. Comme un alcoolique, je dois vivre un jour à la fois. D’abord prévenir Thomas, puis revoir notre projet sous un nouvel éclairage. C’est tout. Prendre les choses l’une après l’autre. »

Jeanne inspira profondément. Au loin, une cloche retentit, stridente, suivie de peu par le bruit de pas rapides qui longeaient le couloir. De l’extérieur, parvint en même temps un éclat de rire qui lui donna l’impression qu’il remplissait toute la pièce où elle se trouvait.

La vie continuait autour d’elle.

La vie continuait de battre en elle. Son cœur, un peu trop rapide, en témoignait.

Jeanne jeta un dernier regard par la fenêtre, à la fois partie prenante et très détachée de ce monde qui l’entourait.

Curieusement, elle n’avait pas envie de rentrer chez elle. Pas tout de suite. Elle n’était pas prête à regarder Thomas droit dans les yeux pour lui dire que la fin arriverait plus vite que prévu. Elle avait encore besoin d’un peu de temps pour elle. Juste pour elle, pour se faire à l’idée.

Elle ramassa son sac à main qu’elle avait laissé tomber par terre, reprit son manteau avachi sur une chaise, puis se tourna vers Gilles, qui, pour l’instant, semblait n’avoir rien d’autre à faire que de rester à son entière disposition.

— J’aimerais prendre un café. Noir et très chaud. Peux-tu me dire où se trouve la cafétéria ? C’est tellement grand ici que j’ai de la difficulté à m’orienter.

À peine eut-elle le temps de dire ces mots qu’elle se reprenait.

— Non, ce n’est pas vrai. Je ne veux pas savoir comment me rendre à la cafétéria. J’y suis allée tout à l’heure et je serais sûrement capable de me débrouiller seule. Ce que j’aimerais vraiment, c’est que tu m’y accompagnes. Si tu as le temps, bien sûr. Je ne voudrais pas abuser de…

— J’ai tout mon temps, Jeanne.

Gilles se retournait déjà pour ouvrir la porte quand Jeanne ajouta, songeuse :

— Comment suis-je donc faite ? Je viens d’apprendre que je vais mourir bientôt et mon premier réflexe, après avoir pleuré bien sûr, c’est de prendre un café. Je ne comprends pas. Suis-je normale ?

Gilles saisit intuitivement que, sous des apparences anodines, cette question banale était essentielle. De sa réponse, à lui, découlerait peut-être le refus ou l’acceptation. Il fit un pas vers Jeanne qui le fixait, une quête incommensurable au fond des yeux.

— Tu es Jeanne, c’est tout ! C’est bien toi d’avoir besoin de la chaleur d’un breuvage pour te réconforter. Ça te ressemble de vouloir le partager avec quelqu’un. Tu es faite comme ça. Je t’ai toujours entendue rire facilement et trop parler. Ce n’est pas le cancer qui va changer ta personnalité. Tu aimes parfois l’imprévu, mais tu tiens en même temps à ta routine. On le sent très bien quand on va chez toi. Certains jours, l’accueil est sans méprise mais parfois, il arrive qu’on sente que l’on dérange beaucoup. En ce moment, tu as besoin de réconfort. Le café est fait pour ça et ma présence aussi. Je ne suis rien, moi, dans ton monde d’émotions. Tu as besoin d’une oreille pour t’écouter et tu as peur de blesser celle de Thomas. Alors tu te retournes vers moi. C’est correct ! Quand tu auras mis un peu d’ordre dans tes pensées, tu pourras rejoindre ton mari et c’est là que tu trouveras ta sécurité et la force nécessaire pour aller jusqu’au bout.

Jeanne était bouleversée de tant de perspicacité. Elle hocha lentement la tête en signe d’approbation, tout en ébauchant un sourire à travers ses larmes.

— Je ne pensais pas que tu me connaissais aussi bien. Cela me fait tout drôle de t’entendre parler de moi comme ça. Je suis émue, avoua-t-elle en reniflant. Pendant ce temps-là, moi, j’apprends à connaître un homme merveilleux. Ce fichu cancer aura au moins eu ça de bon. J’aurai reçu le cadeau d’une amitié sincère qui m’est très précieuse, oui, très précieuse depuis quelque temps.

— Merci, ça me touche. Dis-toi que la vie est généreuse, Jeanne. Si tu demeures attentive aux signes qu’elle te fera, elle pourra t’offrir de ces petits cadeaux imprévus jusqu’à la dernière minute.

Jeanne approuva d’un signe de la tête.

— D’accord, oui, je serai attentive.

Elle resta silencieuse un moment, laissant les mots de Gilles faire leur chemin en elle, permettant à sa mémoire de bien retenir tout ce qu’elle venait d’entendre. Puis lentement, elle hocha la tête, inspira, secoua les épaules. Elle reprenait pied dans l’instant présent.

— Et maintenant, un bon café ! C’est vrai que ça me ressemble. J’adore le café bien fort et j’avoue que j’en abuse. Toutes les occasions, tous les prétextes sont bons pour en boire. En route, j’ai soif !

Ce ne fut que quelques instants plus tard, alors qu’ils marchaient vers la cafétéria que Jeanne revint sur leur conversation.

— C’est vrai ce que j’ai dit tout à l’heure. Je découvre en toi un homme sensible, profond. Tu ne donnes pas cette impression ! À te voir aller, j’avais imaginé que tu étais un homme un peu superficiel, sans consistance. Ce qui n’est pas le cas. Comment se fait-il que tu sois toujours sans compagne ? Une vraie compagne, stable, aimante, en mesure de partager ta vie et tes rêves.

À ces mots, Gilles porta le regard loin devant lui et, sans cesser de marcher, il confia d’une voix grave :

— À force de côtoyer la mort, on devient peut-être trop exigeant envers la vie.

Puis il ouvrit une porte sur sa droite et s’effaça pour laisser passer Jeanne.

— Après vous, madame ! Un étage à descendre et nous serons rendus.

Jeanne effectua le trajet du retour dans un trafic aussi dense que celui du matin. La journée avait passé sans qu’elle ait donné signe de vie à Thomas. Il était près de seize heures. Il devait s’inquiéter, Jeanne en était consciente. Pourtant, elle n’avait pu se résoudre à lui donner un coup de fil. Elle risquait d’éclater en sanglots seulement à entendre sa voix. D’ailleurs, il existe de ces confidences qui doivent se faire les yeux dans les yeux.

Quand elle arriva enfin devant chez elle, l’immense sapin scintillait sur la blancheur de la neige qui coiffait la maison et les arbustes. Jeanne eut une bouffée de tendresse pour Thomas. C’était pour elle qu’il avait tant travaillé à dresser cet arbre de Noël. Parce qu’il y en avait un dans le film qu’ils avaient regardé ensemble et qu’elle avait dit qu’elle le trouvait joli, le lendemain, Thomas partait à la recherche du patriarche qui serait digne de sa belle. C’étaient les mots exacts qu’il avait employés et Jeanne avait pouffé de rire. Aujourd’hui, les fêtes étaient terminées, mais Jeanne tenait à conserver son arbre. « Au moins jusqu’à notre départ », avait-elle lancé à la blague. À bien y penser, son souhait se réaliserait. S’ils voulaient partir en voyage, Thomas et elle devraient le faire rapidement. Plus question d’attendre au mois de mars pour s’envoler vers l’Europe.

Dès qu’il entendit la porte s’ouvrir, Thomas déposa la casserole qu’il venait de sortir de l’armoire et attrapant l’enveloppe de leurs réservations, il se dirigea à grandes enjambées vers le vestibule. Durant l’après-midi, il avait tenté de se raisonner en se disant que Jeanne avait profité de sa présence en ville pour effectuer quelques achats. Ce n’était pas son genre de ne pas prévenir, mais bon, une fois n’est pas coutume.

— Regarde, Jeanne ! J’ai nos réservations. Nous partons pour Paris le 10 mars.

Il venait de déboucher dans le couloir en brandissant l’enveloppe.

Jeanne se retourna lentement et Thomas s’arrêta pile. Il y avait, sur le visage de Jeanne, une indicible tristesse.

— Non, Thomas, fit-elle alors d’une voix très calme. Nous ne partirons pas pour Paris. Je préférerais aller à Amsterdam et nous devrons le faire le plus rapidement possible. Mars, c’est peut-être un peu loin pour moi, si on veut passer quelques mois en Europe.

Thomas comprit instantanément que les nouvelles étaient mauvaises. Il savait aussi pourquoi Jeanne avait choisi Amsterdam plutôt que Paris. Enfouissant l’enveloppe dans la poche arrière de son pantalon, il s’approcha et prit Jeanne tout contre lui.

— Le scanner a dévoilé ce que tu ne voulais pas voir, n’est-ce pas ?

— Oui. J’ai des métastases au cerveau. Petites, indolores, mais bien là.

— Gilles, lui, que…

— Non, s’il te plaît, pour l’instant, je préfère ne pas en parler.

Thomas avait la gorge nouée. Il aurait voulu ajouter quelque chose, n’importe quoi, il n’y arrivait pas. Jeanne se fit toute petite dans ses bras.

— Serre-moi fort, serre-moi très fort. Donne-moi un peu de ta chaleur, Thomas, car moi, je suis transie jusqu’au fond de l’âme.

Les bras de Thomas se firent enveloppants autour des épaules de Jeanne et comme on guide un enfant ou un vieillard, il l’aida à marcher pour se rendre au salon.

— Là, là, arriva-t-il enfin à prononcer. Viens auprès du feu. Nous allons nous installer sur le divan et nous réchauffer tous les deux. Moi aussi, j’ai froid. Et après, quand nous irons un peu mieux, je sortirai tous nos livres et nous regarderons ensemble ce qu’il y a de beau à visiter à Amsterdam. C’est sûrement une ville aussi intéressante que Paris. D’accord ?

Jeanne ne répondit pas. Elle appuya la tête contre le bras de Thomas et se mit à contempler les flammes qui valsaient dans l’âtre en se demandant si le ciel, finalement, ressemblait à cette ville fantastique qu’elle imaginait dans l’incandescence des bûches.

Ce soir, elle voulait croire en Dieu, même si la vie lui faisait un croc-en-jambe qui prenait l’allure d’une profonde injustice et qu’elle s’était toujours imaginé que Dieu était juste. Cette injustice, après tout, était peut-être le fait de l’homme. N’empêche qu’elle lui laissait une affreuse amertume dans le cœur.

TIRÉ DE LAGENDA DE JEANNE

Je vais mourir.

Cette phrase que j’ai déjà écrite vient de prendre son sens définitif. Il n’y a plus d’échappatoire possible. Je n’ai plus d’illusion. Il ne me reste que quelques souhaits. J’espère simplement que j’aurai le temps de les réaliser. Être encore présente au moment de la naissance du bébé de Mélanie fait partie de ces souhaits. J’en fais un but à atteindre. Si la volonté a quelque chose à voir dans tout ce processus, alors je serai toujours là au mois de mai.

Devant la mort, je le concède aisément, c’est la mère en moi qui est la plus dévastée. J’aurais voulu voir grandir mes petits-enfants, j’aurais voulu voir vieillir mes enfants. Cela me sera refusé. C’est injuste, profondément injuste.

Je ne parlerai d’aucune échéance avant de partir pour l’Europe. Ni à mon père ni aux enfants. Ils apprendront bien assez tôt que le temps se compte désormais en semaines pour moi.

Dans deux semaines, nous nous envolons pour Bruxelles. C’est la destination la plus proche d’Amsterdam pour laquelle nous pouvions avoir des billets rapidement. Une auto nous attend à l’aéroport et nous avons décidé de filer aux Pays-Bas. Je veux savoir comment ça se passe là-bas quand quelqu’un a choisi de ne plus souffrir…

Nous avons pris des billets ouverts. Ainsi, nous pourrons revenir quand nous le voudrons, sans nécessairement repasser par Bruxelles.

Ce matin, Thomas a enlevé les lumières du sapin. Mon dernier Noël est terminé. Il a été beau, c’est ce qui compte.

Demain, je vais commencer à préparer les bagages. Cela m’étonne un peu, mais j’arrive à prendre les journées l’une après l’autre. Le fait de me savoir impuissante devant les événements permet peut-être ce détachement. Le fait aussi de n’avoir aucune douleur aide sûrement. Je m’éveille en pensant au voyage et rien d’autre ne doit venir troubler le plaisir que je ressens à l’idée de partir. Depuis le temps que nous rêvons de visiter l’Europe…

Hier soir, Gilles est passé à la maison et m’a remis une prescription pour que je puisse avoir des calmants avec moi. « Au cas où, a-t-il dit. Juste au cas où. » C’est gentil d’y avoir pensé, même si Thomas aurait pu le faire. Après tout, il est médecin lui aussi, même s’il n’a jamais pratiqué.

J’ai insisté et Gilles a finalement accepté de rester souper avec nous. Ça m’a fait du bien cette soirée entre amis. Hier, je ne voyais que l’ami en lui et je crois que Thomas aussi. Pendant que je faisais la vaisselle, je les entendais rire au salon.

J’aime entendre les rires de Thomas.

La dernière fois que j’ai écrit, ma tête débordait de questions et mon cœur de colère. Il n’est pas facile d’apprendre qu’on va mourir.

Depuis, mon âme s’est assagie. Quand vient le jour où l’on se retrouve devant une évidence que l’on ne peut ni repousser ni effacer, a-t-on le choix entre accepter ou refuser ? Je ne le crois pas. Il y va de sa santé mentale. Je me retrouve à cette croisée des chemins. J’ai mal à hurler, mais je ne hurlerai pas. J’ai peur à vouloir me cacher, mais je ne me cacherai pas.

Une phrase, lue je ne sais plus où, me revient.

« Vaincre le cancer, c’est dominer l’angoisse. »

Saurai-je y arriver ? Où peut-on apprendre à dominer cette angoisse de l’inconnu, de ce qui apparaît comme un grand trou noir devant soi ?

Je sais bien qu’il existe des regroupements, des gens capables de m’aider. Pourtant, je me refuse toujours cette possibilité. Je ne suis pas encore prête à parler de ma mort avec des inconnus. C’est un peu curieux, moi qui suis si facilement volubile avec les étrangers. Pour l’instant, je préfère cheminer en solitaire avec Thomas. Lui seul connaît le pourquoi de notre voyage vers Amsterdam. J’espère trouver là-bas ce que nos lois refusent ici. Après, quand j’aurai obtenu quelques réponses à mes questions, nous pourrons voyager en touristes.

Nous avons pris des billets ouverts. L’ai-je déjà écrit ?

Ainsi, Thomas pourra revenir quand il le voudra.

Moi, je ne sais pas si je reviendrai…