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Nations et empires dans la culture politique européenne
des Lumières au début du xixe siècle
David A. Bell
Princeton University
Dans ce bref survol d’un vaste sujet, nous ne pouvons que proposer quelques points de repère que nous espérons utiles pour une discussion des thèmes de ce livre.
Il faut souligner d’emblée le très large éventail de significations et de formes politiques, qui sont associées aux mots de « nation » et d’« empire » au cours de cette période. La variété et l’instabilité sont incommensurables étant donné la variété des registres à prendre en compte, politique, historique, etc. Très souvent les discours sont carrément contradictoires, et non seulement il existe des désaccords, mais ces désaccords se trouvent au cœur de la pensée d’une seule et même personne. Il est bien connu, par exemple, qu’entre ceux qui pensent la nation au début de la Révolution française, l’homme le plus influent est sans doute l’abbé Sieyès. Mais est-ce qu’il a une perspective entièrement cohérente sur le sujet ? On cite très souvent les phrases suivantes, de son pamphlet Qu’est-ce que le tiers état ? : « La nation existe avant tout, elle est l’origine de tout. Sa volonté est toujours légale, elle est la loi elle-même »1. Mais quelques mois auparavant, dans un autre pamphlet, Sieyès dit quelque chose de très différent : il faut « faire […] de toutes les parties de la France un seul corps et de tous les peuples qui la divisent une seule Nation »2. Alors, est-ce que la nation existe avant tout, ou est-ce qu’elle n’existe pas encore ? Est-ce qu’elle est la source de toute autorité politique, ou est-ce qu’elle est un objet qui reste à construire ? Cet exemple devrait nous mettre en garde contre un danger qui pèse, en réalité, sur toute tentative d’écrire l’histoire des concepts : celui de chercher trop de cohérence, trop de clarté, là où il faut plutôt repérer des tensions et des ambivalences3. Nous ajoutons que ce danger pèse encore plus lourd dans les discussions sur le Premier Empire, car dans toute l’histoire européenne, il y a très peu de personnalités politiques qui se sont contredites plus souvent, et avec moins de scrupules, que Napoléon Bonaparte. Voici, après tout, l’homme qui déclare à la fois qu’il est la Révolution française – « je le répète et je le soutiendrai » – mais aussi qu’il a rendu à la couronne française son éclat en la plaçant sur sa tête, après l’avoir trouvée « dans la boue »4. Voici l’homme qui déclare à plusieurs reprises ses intentions paisibles envers l’Europe, mais aussi qui confie à Benjamin Constant qu’il voulait le sceptre du monde, en ajoutant : « Qui ne l’eût désiré à ma place ? »5
Pour explorer l’éventail de significations et de formes politiques qui sont associées au mot de « nation », les phrases de Sieyès que nous venons de citer nous offrent un bon point de départ. Dans un livre publié en 2001, intitulé The Cult of the Nation in France, nous avons développé l’argument suivant : avant l’époque moderne, en Europe, le mot de « nation » signifiait, le plus souvent, rien de plus qu’une communauté de naissance. Les élèves d’une université, par exemple, étaient divisés en « nations » qui rappelaient leurs pays d’origine : la nation allemande, la nation italienne, etc. Les premiers colons français au Canada faisaient un catalogue de « nations » amérindiennes, le mot étant presque synonyme de tribu : la nation iroquoise, la nation huronne, la nation micmac, et ainsi de suite. Autrement dit, la nation était vue comme un phénomène naturel6.
Cependant, au cours de l’époque moderne, plusieurs auteurs commencent à définir les nations autrement : c’est-à-dire, comme des constructions politiques. Déjà le Dictionnaire de l’Académie française de 1694 : « NATION : Tous les habitants d’un mesme Estat, d’un mesme pays, qui vivent sous mesmes loix, & usent de mesme langage »8. Ensuite, au moment de la Révolution française, l’idée est née selon laquelle une « vraie » nation doit posséder un degré d’unité et d’homogénéité encore plus fort – et que la France n’a pas encore atteint. Ainsi, pour citer un pamphlétaire de 1788 : « [Les Français] s’aperçoivent bien qu’ils ne sont pas une Nation, ils veulent le devenir »9. Ou selon Marie-Joseph Chénier, en 1793 : « Quel est notre devoir en organisant l’instruction ? C’est de former […] des Français, de faire adopter à la nation une physionomie qui lui soit propre et particulière »10. Ou encore, pour citer l’abbé Henri Grégoire, en 1794 : il faut « fondre tous les citoyens dans la masse nationale »11. Ceci nous donne le contexte de la deuxième phrase, moins connue, de Sieyès, où il dit qu’il faut faire de tous les peuples qui divisent la France une seule nation. Selon cette deuxième perspective, la nation n’est en rien un phénomène naturel. Elle n’est qu’une construction politique. Et pour la construire, il faut la doter d’une nouvelle sorte d’unité qui suppose unité des lois, unité de coutumes, voire unité de langue. C’est pour cette raison que la première République française entreprend ce qui relève d’un vaste projet d’unification nationale, qui comprend, entre autres éléments, le projet de l’abbé Grégoire de détruire entièrement les patois et de faire du français la langue unique et universelle de la France. Quelque chose qui n’était pas vu comme un problème avant la Révolution, ni en France, ni autre part en Europe – en l’occurrence, le multilinguisme – devient tout d’un coup une entrave majeure à l’unité nationale. Bien sûr, selon la première phrase de Sieyès, qui souligne le statut primordial de la nation, ce projet d’unification aurait dû précéder l’établissement d’un régime politique quelconque.
L’évolution contradictoire du concept de la nation dont nous venons de parler préfigure, dans une large mesure, le caractère paradoxal de l’expansion française qui commence dès les premières années de la Révolution. En principe, si la nation est une construction politique, elle n’est pas limitée à une seule communauté de naissance, et donc elle n’a pas l’obligation de rester dans les frontières de cette communauté. Ce n’est pas l’origine ethnique qui compte, ni même la langue, la culture, ou les lois, mais plutôt la volonté politique. Rappelons les mots fameux du député Merlin de Douai en 1790, à propos des droits seigneuriaux des princes possessionnés en Alsace : « Le peuple alsacien s’est uni au peuple français parce qu’il l’a voulu, c’est donc sa volonté seule et non le traité de Münster qui a légitimé cette union »12. Cette phrase est très souvent citée pour illustrer les origines d’un soi-disant nationalisme civique, qui ne privilégie aucunement les citoyens de vieille souche. Cependant, il faut observer que selon la logique de Merlin, la nation française n’a pas de limites naturelles. Elle peut, en théorie, s’élargir indéfiniment, tant qu’elle trouve des voisins qui désirent la « réunion », pour citer le mot-clef de l’époque révolutionnaire. Selon le révolutionnaire utopique Anacharsis Cloots, la frontière orientale de la France pouvait effectivement s’étendre jusqu’en Chine13. Voici donc une définition de la nation qui aura bien sûr une certaine utilité lorsque les frontières françaises commenceront à s’étendre, sinon jusqu’en Chine, au moins très loin vers l’Est.
Cependant, cette vision d’une « Grande Nation » qui peut intégrer plusieurs peuples dans son sein entre en concurrence avec une autre vision, qui est liée plutôt à l’idée qu’une nation est une communauté naturelle et biologique – et donc que l’Europe elle-même est divisée naturellement en nations différentes. Le député Volney, en 1790, prône déjà la convocation d’une soi-disant « assemblée de nations »14. Trois ans plus tard, c’est Robespierre qui déclare : « Remettons entre les mains des peuples leurs propres destinées. Proclamons chez eux la déclaration des droits, et la souveraineté des nations »15.
Cette déclaration prend pour acquise l’idée qu’une nation est quelque chose qui possède naturellement et originellement sa propre destinée. Et selon cette perspective, la France n’a pas le droit d’étendre ses frontières au-delà de son territoire historique, ou, tout au plus, de ses frontières naturelles. Au lieu de faire des conquêtes, elle a le devoir d’accorder fraternité et secours aux peuples qui désirent la conservation de leurs droits naturels. C’est la perspective de la déclaration sur la fraternité de la Convention au mois de novembre 179216. Il est évidemment possible de tracer une démarcation entre cette politique de fraternité universelle d’une part, et la création des républiques sœurs de l’autre, malgré l’évidente hypocrisie qui préside très souvent à la naissance de celles-ci. Les noms antiques de plusieurs de ces républiques – batave, helvétique, ligurienne, étrusque – manifestent les origines supposées naturelles de ces nouvelles créations. Les royaumes satellites de Bonaparte s’inscrivent dans la même direction.
L’histoire du concept d’empire, par comparaison avec celui de nation, est beaucoup moins tumultueuse durant cette période. Le concept n’est pas interrogé de la même façon intense dans les débats politiques et théoriques et il n’a pas la même importance pour l’établissement de la légitimité politique. Néanmoins, ce concept se révèle, lui aussi, très instable et très ambivalent, avec un large éventail de significations et d’associations historiques.
Depuis le Moyen âge, dans le registre juridique un « empire » est très souvent synonyme tout simplement de « régime souverain ». Tout État est empire s’il veut se soustraire à l’autorité de l’empire romain universel et à ses successeurs. Ainsi, la fameuse déclaration du roi Henri VIII d’Angleterre en 1533 : « This realm of England is an Empire »17. La France, à l’époque moderne, est souvent désignée par l’expression « l’Empire français », sans référence aux colonies d’outre-mer. En 1790, c’est Robespierre lui-même qui parle à plusieurs reprises de l’« Empire français » dans un discours qui justifie l’annexion d’Avignon18. Cet usage, bien sûr, rappelle en même temps que le mot « empire » pouvait être synonyme aussi de « monarchie universelle », d’où la concurrence entre un empire français et un empire universel à la romaine.
Mais le registre juridique n’est pas le seul qui nous concerne ici. Au xviiie siècle, les registres historique et politique sont tout aussi importants et ils offrent plusieurs acceptions différentes d’empires. Il y a, bien sûr, l’Empire romain, et ses successeurs orientaux et occidentaux – c’est-à-dire, un empire qui prétend à la monarchie universelle, et qui est essentiellement homogène. De nouveaux territoires sont intégrés pleinement dans les structures administratives impériales et dans la culture dominante. Mais il y a aussi l’empire de Charles Quint, et a fortiori le Saint-Empire romain germanique de l’époque moderne – c’est-à-dire un empire beaucoup plus proche de ce que l’historien anglais John Elliott appelle une monarchie composée – « a composite monarchy »19. Ici, les États spécifiques de l’empire conservent pleinement leurs structures administratives et leurs cultures, tout en reconnaissant l’autorité suzeraine de l’Empereur. Au xviiisiècle, les trois grands empires de l’Europe centrale et orientale – la Russie, l’Autriche, et la Turquie – offrent aux observateurs occidentaux plusieurs variations sur ce thème impérial. Et nous n’avons pas encore fait mention des empires coloniaux de cette époque : anglais, français, espagnol, portugais, néerlandais. Selon l’historien David Armitage, le concept d’un Empire britannique est né au xvie siècle pour décrire l’union des trois royaumes d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande20. Mais au cours du xviie siècle ; les élites créoles et les administrateurs impériaux révisent le concept pour incorporer désormais les territoires coloniaux dans un empire de type nouveau – fédératif dans une certaine mesure, mais où les colonies ont décidément un statut de dépendance.
Nous pensons qu’il est ainsi très important de souligner qu’en 1804, le mot « empire », tout comme le mot « nation », avait une signification extrêmement ambiguë et variable. Est-ce que Napoléon Bonaparte voulut, en 1804, entériner et couronner, pour ainsi dire, une seule définition non ambiguë du mot, et l’associer avec son nouveau Premier Empire ? Au contraire, en tant qu’homme politique exceptionnellement habile, il voulait jouer sur tous les registres à la fois, et exploiter autant que possible une ambiguïté utile. Par son sacre, il rappela Charlemagne, et par une grande partie de son iconographie il semblait revendiquer la succession romaine ; ainsi il paraissait prétendre à l’empire universel, la domination du monde. Mais à Tilsit c’est son « Empereur frère » Alexandre qu’il embrasse, sur un pied d’égalité. En Italie, comme le rappelle Michael Broers, il pratique un impérialisme culturel qui rappelle, à plusieurs égards, les pratiques des empires coloniaux21. Mais dans le Mémorial de Sainte-Hélène, il insistera auprès de Las Cases sur l’idée qu’il envisageait son empire comme une sorte de fédération de peuples, une union européenne avant la lettre22. C’est précisément la multivalence, pour ainsi dire, du concept d’empire, qui est tellement avantageux pour Napoléon Ier. Elle lui permet d’être monarque sans être roi de France. Elle lui permet de se hisser au niveau de ses « Empereurs frères » sans abandonner entièrement l’héritage révolutionnaire. Elle flatte ses sujets par l’allusion à l’empire universel romain, mais sans revendiquer si ouvertement la succession romaine que cela puisse empêcher la négociation d’une paix éventuelle avec ses adversaires.
Pour conclure, nous voudrions hasarder quelques mots quant à la relation entre les concepts de nation et d’empire au moment de la création du Premier Empire. On a très souvent remarqué combien Napoléon Bonaparte a profité de sa décision de prendre le titre d’empereur, au lieu de celui de roi. La création de l’empire lui a donné un autre avantage, très important, mais beaucoup moins remarqué. Nous le formulerions en ces termes : la création de l’empire a donné à Napoléon Ier la possibilité d’échapper au double défi de la « nation » révolutionnaire. Tout d’abord, elle lui donne des formes de légitimation politique qui ne dépendent pas de la volonté de la nation française : l’héritage romain, entériné par le pape ; l’association avec les Empereurs russes et autrichiens ; surtout la légitimation que lui donne la gloire militaire – n’oublions pas, dans ce contexte, les origines militaires du titre « imperator ». En outre, elle lui permet de créer un état qui peut imposer des normes administratives, judiciaires et fiscales – par exemple, le Code Napoléon – sans l’obligation de fondre tous les citoyens dans une même nation. Autrement dit, Napoléon peut intégrer les pays conquis dans l’Empire sur un pied d’égalité, sans nécessairement exiger – au moins en théorie – l’abandon de leurs coutumes et de leurs langues. Il va sans dire que ce modèle impérial n’a pas le temps de se consolider. L’expérience reste inachevée et ceux qui résistent à l’expansion de l’Empire se servent du discours de la nation contre lui de façon très efficace.
1. Emmanuel-Joseph Sieyès, Qu’est-ce que le tiers-état ?, 3e éd., Paris, 1789, p. 111.
2. E.-J. Sieyès, Instructions envoyées par M. le duc d’Orléans pour les personnes étrangères de Sa procuration aux assemblées de baillages relatives aux États généraux, Paris, 1789, p. 44.
3. Voir Quentin Skinner, « Meaning and Understanding in the History of Ideas », History and Theory, vol. VIII, 1969, p. 3-53.
4. Napoléon Bonaparte cité in Steven Englund, Napoleon : A Political Life, New York, Simon and Shuster, 2003, p. 227 et in Frédéric Bluche, Le Bonapartisme : Aux origines de la droite autoritaire (1800-1850), Paris, Nouvelles éditions latines, 1980, p. 35.
5. Cité in J.-Christopher Herold, The Mind of Napoleon : A Selection from his Written and Spoken Words, New York, 1955, p. 276. Voir aussi Annie Jourdan, « Napoléon et la paix universelle : Utopie et réalité » in J.-C. Martin (dir.), Napoléon et l’Europe, PUR, 2002, p. 55-69.
6. David-A. Bell, The Cult of the Nation in France : Inventing Nationalism, 1680-1800, Cambridge, Mass, 2001.
7. E.-J. Sieyès, op. cit., 1789, p. 17.
8. Dictionnaire de l’Académie Françoise, Paris, 1694, « Nation ».
9. Cité in Joséphine Grieder, Anglomania in France, 1740-1789 : Fact, Fiction and Political Discourse, Genève, 1985, Droz, p. 140.
10. Réimpression de l’ancien Moniteur, vol. XVIII, p. 351.
11. Henri Grégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française, in Rapports de Henri Grégoire, ancien évêque de Blois, Caen, 1867, p. 27.
12. Cité in Jacques Godechot, « L’empire napoléonien », in J. Pirenne (dir.), Les Grands Empires, Paris, Recueils de la Société Jean Bodin, 1973, p. 438.
13. D.-A. Bell, op. cit., 2001, p. 100.
14. Archives parlementaires, vol. XV, p. 576.
15. Maximilien Robespierre, Lettre de Maximilien Robespierre à ses commettants, in Œuvres de Maximilien Robespierre, éd. Albert Laponneraye, vol. I, Paris, 1840, 3 vol., p. 346.
16. Voir sur ce sujet Marc Belissa, Fraternité universelle et intérêt national (1713-1795). Les cosmopolitiques du droit des gens, Paris, Kimé, 1998.
17. « Ce royaume d’Angleterre est un empire ». Cité in David Armitage, The Ideological Origins of the British Empire, Cambridge UP, 2000, p. 35.
18. Réimpression de l’ancien Moniteur, vol. VIII, p. 300.
19. John-H. Elliott, « A Europe of Composite Monarchies », Past and Present, no 137, 1992, p. 48-71.
20. D. Armitage, op. cit., 2000.
21. Michael Broers, « Cultural Imperialism in a European Context ? Political Culture and Cultural Politics in Napoleonic Italy », Past and Present, no 170, 2001, p. 152-180.
22. Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, G. Walter, 2 vol., Paris, 1956-57, vol. I, p. 1075, vol. II, p. 345.