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L’Europe de Napoléon ou l’échec d’une patrie impériale
Pierre Serna
Université de Paris I/Panthéon – Sorbonne
EA 127/Institut d’histoire de la Révolution française
À la fin du récit halluciné de la bataille qui se déroule sur le Mont Saint-Jean, le 18 juin 1815, confrontation qui devait décider du sort de « ce grand bucheron de l’Europe qu’on appelait Napoléon », Victor Hugo intitule son chapitre « Faut-il trouver bon Waterloo ? »
Sa réponse ne fait pas de doute :
Il faut, afin d’esquisser une première réponse à la nature impériale du projet de construction européenne, donner la parole au principal intéressé qui n’a pas manqué de penser et d’expliquer son rêve en légitimant sa politique, soucieux de laisser à la prospérité l’image d’un constructeur éclairé, d’un visionnaire philanthrope de l’unité du continent. Dictant ses mémoires sur le rocher de Sainte-Hélène, à Las Cases, l’Empereur déchu, explique longuement son projet pour l’Europe. Il explique en détail, à son auditoire et à sa plume favorite, son projet de construction européenne, celui d’une fédération républicaine des nations unifiée autour de sa volonté pacificatrice : « Il eut été possible de se livrer à la chimère du bel idéal de la civilisation : c’est dans cet état de choses qu’on eut trouvé plus de chances d’amener partout l’unité des codes, celle des principes, des opinions et des sentiments, des vues et des intérêts. Alors peut-être à la faveur des Lumières universellement répandues, devenait-il permis de rêver pour la grande famille européenne, l’application du congrès américain, ou celle des Amphictyons de la Grèce ; et quelle perspective alors de force, de grandeur, de jouissance, de prospérité ! Quel grand et magnifique spectacle2 ». Fort de ce premier aveu qui accouche du rêve des États-Unis d’Europe, Napoléon va plus loin évoquant l’union des nations. Il était, détaille-t-il, parvenu à l’agglomération des 30 ou 40 millions de Français, celle des 15 millions d’Espagnols était presque réussie ; quant aux 15 millions d’Italiens il leur promettait après avoir « surveillé, garanti et avancé l’éducation nationale » de la Péninsule, de leur rendre le Piémont, la Toscane, Rome, Parme réunis à la France seulement de façon temporaire3.
Le lecteur n’est pas obligé de croire sur parole l’illustre prisonnier, loin s’en faut. Le captif célèbre est pressé de livrer sa version des faits sur la désastreuse campagne d’Espagne, sommet de cruauté, et sur la spoliation de l’Italie, mise en coupe réglée depuis 1796. Là n’est pas la vérité de ces paroles qui révèlent une plus grande lucidité politique au moment de comprendre que la révélation de sa politique belliqueuse, transformée déjà en légende noire, peut être compensée, au regard de ses contemporains, par le projet politique de construction européenne, invisible du plus grand nombre, et que l’Empereur ne dévoile qu’en servitude, au grand étonnement de Las Cases, n’ayant point perçu, comme la plupart de ses concitoyens, ce versant de la politique impériale. Toute la rhétorique du prisonnier se résume à convaincre qu’il y eut bien projet de domination européenne, non du point de vue dynastique ou pour renforcer le seul pouvoir d’un despote, comme la littérature monarchiste le décrit à longueur de livres, et comme la réalité semble le dévoiler, faisant de Napoléon l’ogre de l’Europe, mais dans la perspective républicaine de constituer pour le futur, un gouvernement parlementaire des nations européennes. Ou plutôt, il y eut la volonté cachée mais bien réelle (les leçons d’un Machiavel républicain ont été retenues) de poser les fondements d’un projet de construction idéale d’un congrès européen.
Pour ce faire, il fallait dans un premier temps, unir le sud de l’Europe en un héliotropisme assumé et culturel, pleinement revendiqué. « Tout le midi de l’Europe eût donc bientôt été compact de localités, de vues, d’opinions, de sentiments et d’intérêts. Dans cet état de choses, qui nous eût fait le poids de toutes les nations du nord ? Quels efforts humains ne furent pas venus se briser contre une telle barrière ? […] »4. L’idée est originale, qui met en avant l’intuition d’une République impériale européenne édifiée sur la fondation d’un socle méditerranéen. Elle peut ne pas étonner de la part du natif de Corse, si fortement marqué par ses habitus italiens, et façonné dans le laboratoire lombard où il apprit le métier de chef d’État entre 1796 et 1797. Elle demeure pourtant originale dans une Europe du début du xixe siècle, largement travaillée par les idées reçues sur la supériorité des peuples du Nord, sur la décadence des Sud, sur la prétendue force des économies des pays du Nord et sur le retard des espaces méridionaux. Ce projet d’ébauche d’une matrice sudiste et républicaine de l’Europe montre une volonté de construction d’un projet éminemment politique et « civilisationnel », plutôt que la réalisation d’une unité continentale, fondée sur une Europe des marchands et des seuls intérêts, sans fédération institutionnelle.
Dans ce moment de « bonne-mauvaise foi » que sont ces aveux arrangés en détention, Napoléon comprend de façon lumineuse que l’idée d’une république européenne constitue son salut, la planche qui sauvera sa mémoire. La fédération d’un congrès des nations européennes n’est qu’un début. Une dynamique a été imprimée qui doit subjuguer tout le continent. Et l’Empereur déchu a beau jeu de prédire que :
« L’impulsion est donnée et je ne pense pas qu’après ma chute et la disparition de mon système, il y ait en Europe d’autre grand équilibre possible, que l’agglomération et la confédération des grands peuples. Le premier souverain qui, au milieu de la première grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de toute l’Europe, et pourra tenter tout ce qu’il voudra. »5
Que n’a-t-il réalisé plus vite cette construction, lui demande faussement naïf Las Cases ? Les temps n’étaient pas mûrs pour dévoiler ce projet, qu’aucune opinion publique nationale ne pouvait comprendre ni assumer, balbutie Napoléon dans un numéro de grand équilibre argumentatif. Le prisonnier n’a pas convaincu mais il a au moins dévoilé un système de défense imparable, lui conférant une légitimité, usurpée aux Lumières et à la République, la plus valorisante au regard du jugement qu’il va devoir essuyer et qu’il anticipe en fin stratège. La république européenne était son objectif et l’Empire l’étape nécessaire pour y parvenir, le tout inséré dans une dynamique politique et une philosophie de l’histoire que désormais aucune couronne ne peut plus stopper.
A posteriori donc, la construction européenne républicaine constituait le fond même de la politique voulue depuis 1804. Dès septembre 1816, il était revenu longuement sur les conditions de naissance de son projet européen et la nécessité de l’inscrire dans la voie impériale, afin de lui conférer une viabilité politique. Le titre du chapitre IV déroule le raisonnement développé ensuite. « Le peuple français élève le trône impérial pour consolider tous les nouveaux intérêts. Cette quatrième dynastie ne succède pas à la troisième mais à la République. Napoléon est sacré par le pape, reconnu par les puissances de l’Europe. Il a créé des rois. Il a vu marcher sous ses ordres les armées de toutes les puissances du continent6 ». Les précisions données dans la suite du chapitre montrent que Napoléon a clairement conscience que le projet politique européen est subordonné à la nature même du régime qu’il invente, répondant à une double dynamique qu’il ne perd jamais de vue. D’un côté il s’agit de réconcilier la France, ou plutôt les deux France, et d’inventer un système tempéré qui puisse faire concilier « les principes de la république » avec ceux d’une « monarchie constitutionnelle », l’égalité sous l’autorité héréditaire d’un seul en somme. Cette dimension politique paradoxale est seule rendue possible, par la nature même de l’Empire, dont chaque contemporain, revêtu d’une bonne culture classique, sait bien que l’essence de ce pouvoir renvoie à un double principe, celui d’une autorité forte dans les principes respectés de la res publica7. L’ambiguïté constitutive du mot empire convenait seule à la construction progressive d’un projet européen ne devant nullement se fonder sur un système idéologique strict et à imposer, mais sur des réalités à adapter ensemble dans un génie politique « qui mettait en harmonie la France avec le reste de l’Europe » d’après son concepteur8. En effet le second temps du projet après la réunification des Français, était l’intégration des habitus diplomatiques européens au nouveau régime français afin de pouvoir être reconnu des autres dynasties et à terme, rendre possible la construction d’un système pacifié. Dans un troisième temps, il s’agissait de rendre aux Européens ce régime familier, au sens littéral du terme, par des alliances matrimoniales que les frères et sœurs de l’Empereur allaient expérimenter avant que lui-même n’esquisse le grand rapprochement avec l’Autriche via son mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise, finalement préférée à la grande-duchesse Anne, sœur de l’Empereur de Russie. Loin de s’opposer aux autres systèmes impériaux, la France inventait une forme originale de structure européenne, seule capable de contenir les héritages de la Révolution, tout en proposant un système d’alliance aux empires traditionnels, dans un jeu de réciprocité où la récente légitimité impériale et dynastique (on s’est éloigné du rêve républicain…) de Napoléon était pleinement reconnue, et en retour les foules républicaines maintenues dans un espace européen contrôlé fermement par les armées et les polices de Napoléon. Encore quelques mois auparavant, en avril 1816, Napoléon avait anticipé l’échec de son projet, expliquant le refus de celui-ci, non de la part des dynasties européennes, mais des Bourbons, ses vrais ennemis, de petits rois au fond, travaillant les cours étrangères contre la nouvelle France impériale, rallumant les brandons de la guerre civile européenne. Napoléon dénonce l’aveuglement des pays à saisir que seul son projet permettait de contenir les velléités républicaines des peuples dans l’Empire. Lui seul offrait à l’Europe un régime policé, et garant d’un équilibre nouveau. Le refus de la part des autres Empereurs de saisir cette alliance objective, proposée par la politique européenne de Napoléon, l’empêchait de naturaliser son projet par le jeu des alliances dynastiques et, en l’isolant, approfondissait la division idéologique, coupant l’Europe, non plus en fonction des frontières, des traités anciens et des cartes des royaumes, mais selon les règles de la politique nouvelle. Le continent se voyait séparé entre républicains et monarchistes, riches et pauvres, partisans de la Révolution et avocats de l’Ancien Régime, en une confrontation que les tenants de l’ordre ancien avaient perdu d’avance : « L’Europe ne formera bientôt plus que deux partis ennemis ; on ne s’y divisera plus par peuples et territoires ; mais par couleur et opinion. Et qui peut dire les crises, la durée, les détails de tant d’orages ! Car l’issue n’en saurait être douteuse, les lumières et le siècle ne rétrograderont pas !… Quel malheur que ma chute !… j’avais refermé l’outre des vents… je pouvais marcher paisiblement à la régénération universelle… »9. Encore une fois, ce n’est pas tant la vérité du projet européen qui est interrogée dans cette réflexion que la lucidité politique de l’Empereur déchu, saisissant bien l’hétérogénéité de son projet continental, mais le justifiant par la situation diplomatique, dynastique et civique constituant alors entre 1802 et 1804 la réalité européenne, lorsque s’élabore le projet de construction d’un empire comme sortie diplomatique de la guerre révolutionnaire et républicaine commencée 12 ans auparavant.
En effet depuis le vote du consulat à vie, deuxième consultation du peuple souverain sur un choix de régime, après la constitution de l’an VIII et avant le vote de 1804, le vote de 1802 ouvre sur une incertitude quant au régime dans lequel se trouve la France. Comment qualifier la nature de son gouvernement, désormais ni république ni monarchie ? La notion d’empire fait son chemin et va s’imposer progressivement dans le discours journalistique, dans la production intellectuelle, enfin dans les instances officielles du sénat et du tribunat10. L’Empire, on l’a trop souvent oublié, du fait du rêve dynastique tel qu’il s’impose à partir de 1806, et se réalise à partir de 1808, en un « super-royaume » avec des États satellites à la tête desquels les frères, les sœurs, leurs maris sont inventés sous la forme de nouvelles majestés, vassalisés à leur frère et beau-frère Empereur, cet empire demeure au départ une République. Le sénatus-consulte organique du 28 floréal an XII (18 mai 1804) affirme en son titre premier, article premier : « Le gouvernement de la République est confié à un Empereur, qui prend le titre d’Empereur des Français… ». L’article 2 précise que « Napoléon Bonaparte, Premier Consul actuel de la République, est Empereur des Français ». Ainsi le régime hybride, bricolé par le Premier Consul, au sortir du coup d’État de 1799, et réaménagé régulièrement pour conférer à son chef toujours plus d’autorité, sort d’une indétermination en s’inscrivant dans un héritage historio-idéologique compris de tous, faisant explicitement référence à la notion d’autorité, de prestige antique, de continuité historique, et de viabilité républicaine transformée en res publica, garante d’un ordre social nouveau, à défaut de respecter les formes de la souveraineté partagée et contrôlée par le pouvoir législatif11. Cependant, de façon précise en 1804, la notion d’Empire renvoie pareillement et explicitement à une dimension européenne présente à l’esprit de tous les contemporains.
L’Empire vient régler un problème d’essoufflement des institutions consulaires mais aussi et surtout vient organiser un nouvel ordre diplomatique européen qui, deux ans après la signature de la paix d’Amiens, commence déjà à donner des signes de faiblesse en demandant une direction nouvelle et un souffle régénéré afin de résister à la puissance d’Albion ne respectant plus la paix signée en 1802. De façon classique pour les acteurs, témoins de la transformation institutionnelle, la notion d’empire ne renvoie point seulement à la construction d’un système particulier d’autorité autocratique, mais plus sûrement à un système de construction d’allégeance extraterritoriale que la référence à Charlemagne ne manque pas d’activer dans les livres d’histoire et que la réalité diplomatique des années 1802-1804 ne manque pas de rappeler.
Napoléon nostalgique de soleil pourra évoquer son rêve méditerranéen en 1816. En 1804 la réalité géopolitique de la zone d’influence de la France en Europe est bien différente. À cette époque, la république consulaire est protégée par un glacis de territoires qu’il s’agit d’intégrer dans un projet de domination d’un espace européen précis, dépendant de Paris et de sa diplomatie, mais demandant pour cela une refondation des relations diplomatiques que la réalité institutionnelle d’un empire permet, agrégation officielle sous une autorité unique de diverses réalités politiques. Napoléon l’exprime ainsi le 17 mars 1805 au moment de recevoir la couronne d’Italie : « Ce qui a été réuni à notre Empire par les lois constitutionnelles de l’État, y restera réuni. Aucune nouvelle province n’y sera incorporée, mais les lois de la république batave, l’acte de médiation des dix-neuf cantons suisses et ce premier statut du royaume d’Italie, seront constamment sous la protection de notre couronne et nous ne souffrirons jamais qu’il y soit porté atteinte. »12 Cette première géographie de l’Empire, énoncée par Napoléon lui-même, montre un héritage direct et éminemment politique : ce sont les républiques sœurs du Directoire qui constituent le fondement de son pouvoir. L’armature de l’Empire plonge directement dans l’histoire de la République directoriale. Ce sont les généraux républicains, dont Bonaparte, qui ont construit l’ossature de l’Empire de 1804. L’Empire n’est qu’une déclinaison de la politique républicaine dans son plan d’expansion sous la forme de la Grande Nation entre 1796 et 1798. Ainsi toute la construction européenne de Napoléon, dans sa matrice républicaine laisse supposer que la première façon d’unifier cet embryon d’Europe nouvelle ne fut pas la loi impériale mais bien la constitution de l’an III, comme structure de modélisation de l’Europe selon une constitution partagée et adaptée aux réalités locales13. Ainsi, en feignant d’ignorer qu’il était le continuateur de la mise sous contrôle de cet espace sous le prétexte de changer de régime, Napoléon ne pouvait désarmer les inquiétudes légitimes que les Empires germanique et russe alimentaient à son égard et à l’égard de cette Europe aux accents un peu trop français d’où toute velléité révolutionnaire n’avait pas entièrement disparu14.
Dans ces conditions, l’observateur parvient un peu mieux à débrouiller le paysage politique confus que n’a pas manqué de construire l’Empereur, rendant encore plus difficile de répondre à la nature de son projet de construction européenne. L’Empire a été, dans un premier temps, le royaume de républiques différentes, puis dans un moment clef qui se situe entre 1806 et 1808, le sens politique de la construction bascule, et l’Empire devient, de façon quasi inversée, une sorte de république autoritaire de royaumes, fédérés autour de la figure unique et présidentielle de Napoléon commandant ses rois-frères15.
Mais était-ce la seule motivation européenne de Napoléon en 1804 puis 1805 que celle de fédérer selon des principes régénérés de l’Empire, les anciens espaces de l’Europe révolutionnée, républicanisée, royalisée et dorénavant « impérialisée » ? Il est deux autres empires dont il est trop peu souvent question au moment d’évoquer la genèse du modèle français et qui disent aussi, point tant la nouveauté que la difficulté diplomatique dans laquelle a dû se trouver le nouvel Empereur en 1804. Tout d’abord et depuis le désastre militaire de 1802 et 1803 aux Antilles, 1804 ne vient que le confirmer, la France a perdu le cœur de son empire colonial : elle a perdu ce qui faisait la richesse de son empire extramarin, les plantations de Saint Domingue. Trop peu souvent est soulignée la coïncidence des deux dates, celle de la proclamation de l’Empire français et celle de la fondation de la république d’Haïti, en 1804, comme démenti le plus cinglant à Bonaparte de son rêve sitôt fracassé d’empire colonial français en Amérique. L’empire de Napoléon naît aussi de cet échec cuisant, humiliant, à la suite de la lourde défaite subie par le corps expéditionnaire français, se livrant à l’une des campagnes les plus violentes de l’histoire coloniale française qui n’en a pas manqué16. Dès lors, l’empire colonial français amoindri, diminué, il s’agit pour la France de trouver un autre espace d’expansion et de domination. Le nouvel Empereur sait bien que pour des raisons vitales, le commerce et l’industrie français doivent trouver des débouchés, des ressources que seul le contrôle d’un autre espace doit permettre. La construction d’un vaste empire en Europe avec les conséquences économiques d’échanges préférentiels qu’il implique masque difficilement la perte d’un autre empire, colonial qui avait assuré la prospérité de la France au xviiie siècle dans l’Atlantique17. La frontière continentale du pays ouverte sur le projet de construction européenne, constitue un pis-aller, la côte ouest et l’appel du large étant bloqués, au sens littéral du terme, depuis l’échec retentissant de Trafalgar la même année qu’Austerlitz. Il faut dire que l’Autre empire, tel un fantôme planant sur le projet européen de Napoléon, a fini par s’imposer. Cosmopolite, mondial, commercial, maritime, britannique, monarchique et parlementaire, le Commonwealth, ou empire de l’Angleterre s’oppose point par point à celui, européen, continental, politique, terrestre, français, révolutionnaire et royal qui lui fait directement face et que Bonaparte tente d’homogénéiser en vain. Un leitmotiv quasi obsessionnel traverse de part en part le mémorial de Sainte-Hélène : l’échec de la construction européenne de l’Empire n’a qu’une seule explication, une seule raison, l’Angleterre, encore et toujours. Ce ne sont jamais les vieux empires qui sont attaqués mais l’Angleterre qui fait rater tout projet de fédération, de confédération et de rapprochement des nations européennes. Les Anglais ont violé le traité de paix d’Amiens, ils n’ont pas reconnu le nouvel Empereur, ils ont fait échouer la paix en 1806, ils ont fomenté la sédition du Portugal et de l’Espagne, ils ont su retourner l’empereur de Russie contre son allié français18. En refusant de lui octroyer une reconnaissance officielle, les Anglais ont bloqué le processus de construction légale et internationalement reconnu du système européen. De fait, la leçon de 1783 avait été retenue à Londres. En reconnaissant la République américaine au traité de Versailles, les Anglais avaient fortement contribué à consolider une jeune république qui n’était rien que moins solidement établie, comme les forces centrifuges visant à disloquer la jeune confédération où les partisans d’une restauration monarchique le démontraient. Les Anglais ne seraient plus dupes de la modernité politique imposée sous couvert de traités traditionnels. En refusant de négocier avec l’Empereur 20 ans plus tard, les Anglais ont refusé de reconnaître le projet d’une fédération des nations européennes sous l’égide de la France. Le cabinet diplomatique anglais bloquait tout processus de construction sur le long terme du modèle continental voulu par Napoléon, contraint comme les spécialistes de la guerre l’ont montré, de chercher à abattre son adversaire inexpugnable au-delà de la Manche, en vain, puis de se retourner contre ses alliés de la veille, devenus entre-temps, partenaires de commerce avec l’Empire britannique19.
Ce qu’avait réussi la République, fût-ce consulaire, c’est-à-dire la reconnaissance de sa diplomatie européenne, l’Empereur n’y parviendra pas, voyant son projet de construction européenne vidé de sa légitimité, non reconnu par la première puissance commerciale, industrielle, financière et coloniale du monde. C’est la modernité et la puissance même de l’empire mondial anglais qui ont rendu inviable la modernité différente de l’empire européen français, fût-il cadenassé par des us et coutumes administratifs et par la diffusion d’un droit commun20. Que vaut une entité politique que ne reconnaît pas le pays le plus puissant du monde ? Napoléon est toujours resté « le Palestinien » des Anglais, ou du moins le crocodile revenu d’Égypte, comme la caricature de William Holland (« The corsican crocodile dissolving the Council of frogs ») se plaisait à le décrire, le stigmatisant ainsi comme un étranger à l’Europe, terre de civilisation.
Comprendre la construction européenne de Napoléon exige de faire des détours ou de prendre les chemins de l’histoire de façon parfois peu rectiligne, souvent régressive. Commençant à la fin du Second Empire avec Victor Hugo, puis remontant le temps, pour faire escale à Sainte-Hélène, avant de se poser à Paris en 1804, et continuant le périple par la Grande Nation et sa constitution de l’an III déclinée de façon différente, il faut remonter le temps encore pour terminer ce voyage dans l’espace européen, au milieu du xviiie siècle, 100 ans avant le début du périple historique, en Corse, là où prit corps le principe d’une gestation possible de l’Europe22. Il ne s’agit pas de construire le destin européen de Bonaparte de façon déterministe, dans un destin écrit sur le sable d’Ajaccio, comme il ne s’est pas agi de reconstruire la fibre libérale de Napoléon à Sainte-Hélène soutenant sa volonté de libérer les peuples européens. Simplement dans cette hypothèse introductive qui consiste à défendre l’idée que c’était bien la Révolution qui avait porté l’idéal européen de Bonaparte et constituait la vraie matrice de son projet de fédération des peuples, il ne peut être oublié ce qu’a été l’expérience politique de la Corse dans la seconde moitié du xviiie siècle, laboratoire politique européen à sa façon.
Le terme de patriotisme dans la culture politique corse et au travers des incidences politiques perceptibles dans la construction de la culture politique de tout le clan Bonaparte, permet d’éclairer d’un jour nouveau les origines du projet européen du futur Empereur. Le terme de patrie renvoie dans un premier temps, de façon impérative à un espace, celui de ses ancêtres, espace de libertés anciennes, de privilèges à défendre contre tout envahisseur23. C’est le moment « paolien » de l’histoire du xviiie siècle corse. Puis, la philosophie des Lumières aidant, le patriotisme véhicule l’idée de souveraineté de la communauté dans un espace régénéré et débarrassé de toutes les formes qui le rattachent au passé, fussent les anciennes libertés qui n’étaient que des privilèges masqués. Le patriotisme devient alors un concept politique omniprésent avant que celui de Nation – apparu tardivement dans son acception politique, vers 1787 –-, avec lequel va se confondre l’entité France, ne prenne le relais de la Corse, en s’imposant aux enfants de Paoli et de Charles Bonaparte, le père. De façon officielle le 30 novembre 1789, l’assemblée nationale fait de l’Île Corse « une partie intégrante de l’Empire français ». Le sort du jeune officier d’artillerie basculait. Ne rompant pas avec le vieux patriotisme corse, il embrassait la notion nouvelle d’une patrie qui devenait un empire de liberté nouvelle et qui donnait à tous, en fonction de leurs talents, une possibilité de reconnaissance, allant de pair avec la naissance d’un nouvel État. Le patriotisme devenait un concept politique de faisabilité de l’État sous la forme d’une autorité reconnue dans un espace nouvellement fédéré, littéralement pour le tout jeune commandant de la garde nationale d’Ajaccio, un « Empire français ». Ce n’est pas la France que Napoléon a aimée mais la construction politique qui s’appelait France. Plus tard les balbutiements milanais vont lui permettre d’expérimenter cette politique sur un espace différent, avant que le contrôle du pouvoir ne lui laisse entrevoir la possibilité d’inventer, à l’échelle de l’Europe, un projet politique qui aurait selon lui la force de fondation de 1789.
Devenu lui-même Empereur, Napoléon choisit au fur et à mesure que son pouvoir grandissait, de tourner le dos à cette patrie européenne et de considérer ses habitants, ni comme des hommes ni comme des animaux, entre les deux, comme des sujets.
1. Victor Hugo, Les Misérables, [1862] Le Livre de Poche, 2003, t. I, p. 486-488.
2. Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Saint Hélène, Paris, rééd. Point-Seuil 1999, t. II, novembre 1816, chap. XII, p. 1462.
3. Ibid., p. 1464-1465.
4. E. de Las Cases, Mémorial…, op. cit., p. 1464.
5. Ibid. p. 1565.
6. E. de Las Cases, Mémorial, op. cit., t. II, p. 1224, septembre 1816.
7. La définition du mot empire dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert montre bien l’ambiguïté et complexité du terme : « Il y a des auteurs qui ont trouvé très difficile à déterminer le nom qu’il falloit donner au gouvernement de l’Empire. En effet, si on le considère comme ayant à sa tête un prince à qui les états de l’Empire sont obligés de rendre hommage, de jurer fidélité et obéissance, en recevant de lui l’investiture de leurs fiefs, on sera tenté de regarder l’Empire comme un état monarchique. Mais d’un autre côté l’empereur ne peut être regardé que comme le représentant de l’Empire, puisqu’il n’a point le droit d’y faire seul des lois : il n’a point non plus le domaine direct des fiefs, puisqu’il n’a que le droit d’en donner l’investiture, sans avoir celui d’en priver, sous aucun prétexte, ceux qui les possèdent, sans le consentement de l’Empire ; […] D’où il faut conclure que le gouvernement de l’Empire est celui d’une république mixte. » Plus proches des contemporains de 1804, la cinquième édition du dictionnaire de la feue Académie laisse planer un plus grand doute en insistant davantage sur les aspects autoritaires du mot. En 1798 et en plein renouveau du second Directoire républicain, cela n’est point surprenant : « EMPIRE. Commandement, puissance, autorité. Vous avez un empire absolu sur moi. Il exerce un empire tyrannique sur ses amis. Il a pris empire, beaucoup d’empire sur un tel. […] Il signifie aussi, Domination, Monarchie. L’Empire des Assyriens. L’Empire des Perses. L’Empire des Grecs, des Romains. Alexandre aspiroit à l’Empire de toute la terre. [] Empire, signifie encore L’étendue des pays qui sont sous la domination d’un Empereur. L’Empire d’Orient. L’Empire d’Occident. L’Empire Ottoman. L’Empire Romain s’étendoit depuis l’Océan occidental jusqu’à l’Euphrate. Étendre les bornes d’un Empire. Il se dit aussi de tous les Pays qui sont sous la domination d’un grand Roi. L’Empire François […]. »
8. E. de Las Cases, Mémorial…, op. cit., t. II, p. 1225.
9. E. de Las Cases, Mémorial…, op. cit., t. I, avril 1816, samedi 13, papiers Europe. Politique, p. 519.
10. Voir Pierre Serna, « Le bonapartisme ou l’invention de l’extrême centre comme point aveugle de l’échiquier politique français » in Napoléone e il bonapartisme nella cultura politica italiana 1802-2005, Guerini e Associati, 2007, p. 11-34 et le numéro spécial de la revue Siècles, L’Empire avant l’Empire/État d’une notion au xviiie siècle, no 17, 2003.
11. P. Serna, « Ralliement vertueux ou transformisme honteux des élites au temps du Consulat et de l’Empire », in Da Brumaio ai Cento giorni, Cultura di governo e dissenso politico nell’Europe di Bonaparte, a cura di A. de Francesco, Milan, Guerini e associati, 2007, p. 177-196.
12. Henri Prévost Saint Lucien, Histoire de l’Empire français sous le règne de son premier Empereur, Paris, Prévost Saint Lucien, an XII, 1805, p. 18, cité par Jean-Luc Chappey, « La notion d’empire et la question de la légitimité politique », p. 123, in N. Petiteau, « L’Empire avant l’Empire. État d’une notion au xviiie siècle », Siècles. Cahiers du Centre d’histoire « Espaces et cultures », Université Blaise Pascal-Clermont-Ferrand II, no 17, 2003.
13. L’on sait aujourd’hui qu’il faut nuancer les propos de Jacques Godechot qui voyait dans les républiques sœurs de simples mises en place du texte de l’an III dans La Grande Nation. L’expansion révolutionnaire de la France dans le monde de 1789 à 1799, Paris, Aubier, 1958. Aussi bien en Hollande qu’en Italie, le texte français fut loin d’être accepté sans discussions, ni sans profonds remaniements. Voir Annie Jourdan, La Révolution batave entre la France et l’Amérique (1795-1806), PUR, 2008, et Antonino De Francesco, Una storia d’Italia, Milano, Guerini Associati, 2004.
14. En effet il existe un autre modèle de construction européenne que le général robespierriste en 1794 n’a pu ignorer, une fois sa casaque retournée : c’est le modèle des républicains démocrates français et des patriotes européens du Directoire qu’il a côtoyé en Lombardie. Les milieux radicalement à gauche de l’échiquier du Directoire ont développé un programme de fédération des peuples et des nations européennes, contre la politique spoliatrice et expansionniste de la Grande Nation. Ces républicains demeurent et nourrissent d’abord un horizon d’attente de la construction européenne sous la forme d’une vaste république fédérale à partir de 1799, et imaginent ensuite une nouvelle dynamique révolutionnaire que le moment 1848 va illustrer tragiquement. Voir Bernard Gainot, « Vers une alternative à la Grande Nation : le projet d’une confédération des États-nations en 1799 » in Républiques sœurs. Le directoire et la Révolution atlantique, P. Serna (dir.), PUR, 2009, p. 75-86.
15. Avec beaucoup de justesse Thierry Lentz a pointé les deux moments de bascule du régime vers une « monarchisation » à marche forcée, en 1806 avec les décrets du 31 mars qui fondent une Maison impériale, et le 29 février 1808 avec la fondation de la noblesse impériale, le tout dans un environnement européen qui voit une partie de l’Allemagne, de la Pologne et de l’Italie, passer sous le contrôle de l’Empereur, sous des formes diplomatiques pour le royaume de Naples, de Westphalie ou le duché de Varsovie qui renvoient de façon explicite aux formes de l’Europe des monarchies. Voir T. Lentz, Nouvelle histoire du Premier Empire, t. I, Napoléon et la conquête de l’Europe, Paris, Fayard, 2002, p 214-215 et 342-343.
16. Yves Bénot, La Démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992.
17. Paul Cheney, Globalization and the French Monarchy, Harvard University Press, 2010.
18. E. de Las Cases, Mémorial…, op. cit., p. 1225.
19. En ce sens, Napoléon n’est point parvenu à faire ce que l’Angleterre a réussi dans les îles britanniques, et qui n’allait pas du tout de soi au regard de l’histoire des xviie et xviiie siècles : créer un traité d’union ou de contrôle colonial, dans le cas de l’Irlande, avec une forte identité politique et économique, conférant à l’Angleterre une puissance d’impulsion capable de constituer en bloc les îles britanniques, embryon de l’empire. L’Empire britannique a commencé par la construction imposée par Londres de la Grande-Bretagne.
20. La construction européenne voulue et stimulée par Napoléon s’est aussi édifiée par l’échange d’expériences, par la technicisation des modes de gouvernance de territoires qui devaient désormais fonctionner ensemble, sous un appareil de lois unifiées, à partir de traditions différentes. Ce dernier fait n’a pas empêché sur place, localement l’autonomisation des appareils administratifs face à la France mais aussi face à leur propre État, consolidant la raison administrante comme fait marquant d’un héritage napoléonien ayant insufflé une raison d’État qui s’était émancipé de son concepteur. Voir Matthijs Lok, « L’extrême centre est-il exportable ? Une comparaison entre la France et les Pays-Bas, 1814-1820 », Annales Historiques de la Révolution française, no 357, juillet 2009, p. 143-160.
21. Virginie Martin, La Diplomatie en révolution. Structures, agents, pratiques et renseignements diplomatiques. L’exemple des diplomates français en Italie, 1789-1796, Thèse, Paris I, dir. P. Serna, 2011.
22. Sur l’idée d’Europe au xviiie siècle, voir le no 4 de La Révolution française, Revue électronique de l’Institut d’Histoire de la Révolution française, revues. org, « Dire et faire l’Europe à la fin du xviiie siècle », P. Serna (dir.).
23. Steven Englund, Napoléon, Paris, éd. de Fallois, 2004.
24. Cité ibidem, p. 79.