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L’Europe au crible de l’écriture de l’Histoire sous l’Empire
Jean-Luc Chappey
Université de Paris I/Panthéon – Sorbonne
EA 127/Institut d’histoire de la Révolution française
En dépit des nombreuses tentatives historiographiques pour tenter d’y trouver une cohérence d’ensemble (ambition personnelle, rêve carolingien ou « idée romaine »), la mise en place du régime impérial et son évolution entre 1804 et 1814 ne répond à aucun projet politique ou territorial. De nombreux spécialistes insistent ainsi sur le caractère pragmatique de cette construction1. Or constater ce pragmatisme ne doit pas empêcher de s’interroger sur les régimes de discours et de légitimité idéologique dans lesquels la conquête militaire et l’expansion territoriale de la France se sont déployées pour tenter d’en mesurer les inflexions et les ruptures. En quoi, par exemple, la conception impériale de l’Europe rompt-elle avec celle construite par les républicains du Directoire dans le cadre de la « Grande Nation » ou de l’expédition d’Égypte ? Parmi celles que se posent les contemporains eux-mêmes, « Qu’est-ce que l’Europe ? » constitue une des questions essentielles qui agitent les débats politiques et intellectuels de la période : s’interroger sur l’Europe, c’est en effet s’interroger sur la nature et les fondements du régime impérial qui, jusqu’en 1808, continue de revendiquer l’héritage républicain. Il apparaît que c’est plus particulièrement par le biais de l’écriture d’une Histoire générale ou philosophique des progrès de la civilisation que se construit cette réflexion sur l’Europe, l’Histoire ne jouant pas seulement un rôle dans la légitimation du nouveau régime impérial, mais apparaissant comme un cadre de construction de l’action politique à laquelle la diplomatie peut, par exemple, donner corps. Les travaux menés par les géographes pour tracer les frontières de l’Europe ou par les naturalistes pour délimiter une race européenne en recourant à l’anatomie comparée, s’inscrivent dans un régime d’intelligibilité (ou un paradigme) fondé sur cette perspective historique dont les principes sont issus des relectures proposées, dans le « moment 1800 », des productions des théoriciens de l’École écossaise de l’université d’Édimbourg : l’analyse des progrès de la civilisation européenne s’impose comme centrale dans les productions historiques et dans les discours de légitimation du régime impérial2. Ainsi, penser l’Europe par l’Histoire est l’objet de prises de position différentes, voire opposées, qui mettent au jour les divisions qui traversent les élites impériales.
Dès 1804, le recours à la notion d’empire et le bricolage théorique dont elle fait l’objet reposent sur une réflexion historique concernant les conditions et les modalités des progrès de la civilisation européenne. La proclamation du régime impérial marquerait, pour certains historiens et théoriciens mobilisés dans les débats, une étape essentielle dans un processus de progrès historique et politique incarné par Napoléon Bonaparte3, les progrès de la civilisation européenne devenant un thème majeur de la légitimité du régime sur la scène internationale. Il donne ainsi cohérence au projet politique, intellectuel et éditorial porté, entre 1804 et 1808, par les rédacteurs des Archives littéraires de l’Europe, un périodique voué, selon sa cheville ouvrière, Joseph-Marie Gérando, à favoriser les communications entre les différentes parties de l’Europe. Réunissant des personnalités éminentes issues des administrations ou des institutions intellectuelles et pédagogiques des différentes parties de l’Europe, ce périodique est présenté, non seulement comme un lieu d’échanges et de circulation des productions venues des horizons les plus divers, mais aussi comme un dépôt des différents matériaux susceptibles de permettre l’écriture d’une histoire générale de la civilisation européenne. Selon ses animateurs, les progrès des diverses nations qui composent l’Europe n’ont été rendus possibles que grâce aux échanges denses et réguliers qu’elles ont entretenus entre elles4. La France doit donc retrouver une position centrale perdue pendant la Révolution française qui l’aurait « isolée » et aurait ainsi provoqué sa « dégradation ». La conception philosophique d’ensemble repose sur la notion de civilisation comme processus. On parle alors de stades de civilisation franchis par les diverses populations du globe sous le jeu d’un environnement qui ne relève plus seulement d’influences naturelles (climats, reliefs, etc.) mais de facteurs politiques, économiques, sociaux ou culturels.
C’est désormais sous l’égide de l’Empire français qu’il convient de travailler au renforcement des relations entre les différentes nations européennes : Paris est appelé donc à devenir le « centre des relations dans toute l’Europe », un centre vers lequel doivent converger les hommes et les matériaux susceptibles d’être les supports de l’écriture de l’Histoire européenne. C’est le rôle du Louvre et des différents dépôts de collections et d’archives (Muséum d’histoire naturelle, Bibliothèque impériale) qui participent à la construction du Paris impérial5. L’expansion commerciale, la conquête de nouveaux territoires ont ainsi pu être présentées comme des facteurs favorables aux progrès de l’humanité tout entière. Dans cette perspective, l’Europe renvoie moins à un territoire géographique particulier qu’à une configuration spatiale qui émerge par et à travers les diverses relations construites par les élites politiques et intellectuelles : à bien des égards, l’Europe telle qu’elle est dessinée par les collaborateurs des Archives littéraires renvoie à une République des Lettres, justifiant ainsi la possibilité d’élargir les frontières de l’Europe à l’Amérique du Nord ou à une partie de l’Empire ottoman, considérées désormais comme des espaces intégrés au processus de civilisation européenne.
Ces idées ne sont pas spécifiques aux collaborateurs des Archives, mais se diffusent largement au sein des élites impériales qui y puisent une partie de leur légitimité : c’est en effet en partie derrière cette idée de progrès de la civilisation européenne que les collaborateurs des Archives tentent de promouvoir une culture commune susceptible de réunir des élites dont la domination sur les peuples serait justifiée par une mission de pédagogie et d’acculturation. L’idée d’Europe s’impose ainsi comme un des fondements de la « fusion » et de la légitimité des élites, tant en France que dans les différents territoires occupés et sous domination. L’administration impériale favorise d’ailleurs la diffusion des ouvrages qui participent à la promotion de cette idée de civilisation européenne. Ainsi, en 1807, Christophe-Guillaume Koch (1737-1813), membre du Tribunat et correspondant de l’Institut national, publie son Tableau des révolutions qui reçoit un accueil très favorable des autorités académiques et pédagogiques, ce type de récit permettant, alors que les autorités cherchent à en refermer la parenthèse, de diluer l’événement révolutionnaire français dans l’épaisseur d’un passé plus lointain :
C’est dans la perspective d’assurer les progrès de la civilisation que l’extension territoriale et la domination de l’Empire français sur une partie de l’Europe sont légitimées. Il s’agit en effet de garantir l’équilibre nécessaire pour assurer la paix face aux dangers que fait peser la puissance navale de l’Angleterre présenté comme étant dans un « état d’hostilité perpétuelle à l’égard des autres nations »7. Face à l’Empire français, l’Empire des mers apparaît dès lors comme un repoussoir et un obstacle aux progrès de la civilisation européenne. Le blocus continental mis en place à partir de 1806 est justifié par certains auteurs comme une « révolution politique […] aussi importante pour le commerce que la découverte du Nouveau-Monde »8. Il crée, selon Jean-Baptiste Dubois de Jancigny, un « beau système fédératif que le génie de la France établit sur des bases impérissables »9. La défense des intérêts commerciaux et économiques communs aux diverses nations devrait garantir la stabilité de l’Europe continentale liguée contre une Angleterre présentée, à rebours, comme une puissance tyrannique. Dans cette perspective, la construction de l’Empire, en permettant à la France de s’étendre jusqu’à ses frontières naturelles, est, toujours selon Dubois, garante de la stabilité et de la paix en Europe10. Le thème de la guerre du Continent contre l’Océan se répand, jouant un rôle indéniable dans la construction de la mythologie de Napoléon Bonaparte. Or, les modalités du rôle de l’Empire français dans le processus de civilisation sont l’objet de divisions au sein des élites impériales. Si certains considèrent que l’Empire doit favoriser les échanges et les communications entre les diverses nations qui doivent conserver leurs particularités, d’autres sont favorables à une politique plus contraignante, justifiant l’exportation du modèle français dans les différents territoires occupés, puis, plus largement en Europe. Le débat entre le modèle fédéral ou unitaire divise ainsi les élites impériales.
Si pour les uns, le progrès de la civilisation est le produit de relations et d’échanges entre les diverses nations ouvrant vers le modèle d’une Europe fédérée, pour les autres ce progrès ne peut être que le produit d’une entreprise d’unification autour du modèle français. Civiliser, ce serait donc uniformiser comme peut l’affirmer dans son Itinéraire complet de l’Empire français [1804] l’ingénieur Hyacinthe Langlois11. L’auteur y célèbre le rôle civilisateur de la France à travers le travail de ses ingénieurs, en particulier dans la construction des routes et des réseaux de transports. Selon lui, l’objectif de l’expansion territoriale est de promouvoir un système politique homogène et unifié, dominé par l’Empire français. À l’inverse, les membres des Annales littéraires défendent l’idée que l’Empire français doit incontestablement jouer un rôle dans le processus de civilisation européenne, mais qu’il convient de pas faire disparaître la diversité des nations, puisque c’est dans leurs échanges que se trouve le moteur du processus de civilisation : l’isolement ou l’hégémonie ont été, selon eux, à l’origine de la disparition des grands Empires… Or, la conception d’une nécessaire uniformisation (qui est différente d’un souci d’unité12) tend à s’imposer partout où pèse la puissance militaire française à partir de 1807-1808. C’est dans cette perspective d’une Europe uniformisée que Napoléon pense postérieurement à son « association européenne » incarnée par « les mêmes principes, le même système partout, un code européen, une cour de cassation européenne, une même monnaie sous des coins différents ; les mêmes poids, les mêmes mesures, les mêmes lois. L’Europe n’eût bientôt fait de la sorte qu’un même peuple, et chacun, en voyageant partout, se fût trouvé toujours dans la partie commune »13.
Ce discours, participant à ce que l’on peut définir comme le « tournant autoritaire » de l’Empire, peut sans doute expliquer la disparition des Archives littéraires en 180814. Cette inflexion suscite en effet des résistances au nom du nécessaire « équilibre européen », une notion défendue par le professeur à l’université de Göttingen, Arnold Herman Ludwig Heeren dans son ouvrage (Geschichte des europäischen Staatensystems, Göttingen, 1800) traduit en français en 1809. L’auteur voit dans cet équilibre une condition du progrès de la civilisation européenne, une idée qu’il puise encore dans les théoriciens de l’École écossaise dont il est l’un des meilleurs spécialistes en Europe15. L’idée d’un empire « hégémonique » en Europe tend selon lui à mettre en danger ce processus :
« [On] peut considérer l’Europe comme un système d’États dont l’histoire offre un véritable ensemble. Ces relations furent le résultat des progrès de la civilisation qui devait nécessairement multiplier les points de contact entre les États voisins ; en sorte qu’il s’établit entre eux des centres d’intérêts communs […] L’idée d’un équilibre européen est toujours entrée à un certain point dans tout système librement établi entre des peuples civilisés. On l’a vu en Grèce comme en Italie ; elle tient essentiellement à la nature de tout système de ce genre ; elle est le fruit naturel du perfectionnement de la politique, et ne peut être abandonnée sans qu’il en résulte nécessairement l’extermination ou l’asservissement des faibles. »16
Dès 1808, alors que le terme même de « république » disparaît des papiers officiels, le thème d’une guerre présentée comme un outil nécessaire aux progrès de la civilisation (aux dépens du commerce) s’impose en outre avec force et se diffuse par des productions nombreuses. Signalons par exemple la publication en 1809 à Nantes d’un ouvrage de Pierre Dejoux (président du consistoire de la Loire-Inférieure et de la Vendée) issu d’un Discours prononcé après le Chant du Te Deum, ordonné par S.M.I. et R. pour les victoires remportées par ses troupes en Espagne, ainsi que leur entrée dans la ville de Madrid. L’auteur présente la guerre comme « nécessaire » puisqu’elle est un moyen de progrès de la civilisation :
Parallèlement, la valorisation de la supériorité de la civilisation européenne participe de la construction d’un nouveau rapport entre la métropole française et ses colonies. Il semble bien qu’il existe une relation, peu soulignée par l’historiographie, entre la transformation profonde du regard porté sur les populations coloniales sous l’Empire, regard qui rompt avec l’idée d’isonomie territoriale républicaine, et l’émergence d’une nouvelle conception de la civilisation comme processus spécifique à l’espace géographique européen18. Ce mouvement visant à confisquer, au profit des seuls Européens, la notion même de civilisation et de ses progrès est ainsi affirmée, dès 1805, par les rédacteurs du Spectateur français du xixe siècle : « Malgré le grand principe, aujourd’hui si à la mode, de la perfectibilité de l’espèce humaine, on n’observe pas que les peuples sauvages fassent quelques progrès vers la civilisation : ils paraissent destinés à rester toujours dans une sorte d’enfance. »19 S’il convient sans doute de replacer cette inflexion dans cette invention de la « modernité » qui caractérise les premières décennies du xixe siècle20, ces prises de position contestent l’idée d’une histoire générale de l’humanité (portée par les Lumières et les républicains du Directoire) et tendent à privilégier l’idée qu’il existe des civilisations différentes dont certaines sont reléguées hors de l’Histoire21. C’est ainsi comprendre l’impossibilité de créer un « muséum des antiques » réunissant des collections des peuples anciens et des peuples dispersés sur le globe22, c’est encore comprendre la portée des discours scientifiques qui utilisent désormais les ressources de l’anatomie comparée ou de la mesure de la force musculaire pour formaliser une vision hiérarchisée et fragmentée des diverses civilisations23 : par là, seule la civilisation européenne, de race blanche, est « par nature » vouée au progrès et est appelée à remplir une véritable mission de civilisation auprès de populations irrémédiablement sauvages. Il apparaît que la promotion d’une nouvelle conception de la supériorité de la civilisation européenne a contribué à légitimer de nouvelles formes de domination française sur ces diverses colonies, entraînant d’ailleurs, par les réactions suscitées contre la politique raciale, la fin de l’Empire colonial français entre 1808 et 1810.
Les années 1807-1810 sont ainsi traversées par de nombreux débats sur les modalités des progrès de la civilisation européenne. Certains historiens en viennent même à s’interroger sur les risques d’un déclin de l’Europe. En 1808, le professeur d’histoire Étienne Jondot remarque, dans son Tableau historique des nations, les déplacements successifs des foyers de civilisation : il constate en effet que « les lumières s’échappent du centre vers les extrémités […] Les peuples montent tour à tour sur cette échelle, pour s’exposer aux regards de la postérité, et ils en descendent pour retomber dans les ténèbres de l’ignorance et de l’oubli »24. C’est dans ce contexte particulier qu’émerge le débat sur les effets des croisades sur les progrès de la civilisation européenne et plus largement la question du foyer de la civilisation européenne : les « origines » de la civilisation européenne doivent-elles être recherchées en se tournant vers le Nord (à travers, par exemple, les mythes celtiques) ou bien vers le Midi, plus précisément, vers la Méditerranée ?
C’est à l’occasion d’un prix proposé en avril 1806 par la classe d’histoire et de littérature ancienne qu’est posée la question suivante : « Examiner quelle a été l’influence des croisades sur la liberté civile des peuples de l’Europe, sur leur civilisation, et sur les progrès des Lumières, du commerce et de l’industrie. » Cette question s’inscrit dans la continuité de celle proposée dès 1802 par l’Institut sur l’analyse de l’influence de la réforme de Luther sur l’histoire européenne, concours remporté par Charles de Villiers (1765-1815) en 1804. Comme le souligne ce dernier dans la préface d’un des deux ouvrages primés en 1808, « la classe d’histoire et de littérature ancienne de l’Institut semble avoir conçu le beau dessein d’embrasser dans une série de questions, le cycle entier de la civilisation graduelle de l’Europe »25. Cette question mise au concours constitue sans doute, pour les membres de l’Institut, un moyen de diriger l’attention des savants et, plus largement, du public lettré vers l’Orient et la Méditerranée au moment où est publié le premier volume de la Description de l’expédition d’Égypte. Le thème des croisades est alors à la mode, faisant même son apparition sur les scènes théâtrales parisiennes. L’interrogation sur les croisades et sur leurs liens avec l’histoire de la civilisation européenne n’est pas neuve. Ce thème est central dans la réflexion menée par Robertson dans son Histoire de l’Empire de Charles Quint publiée en 1769 et traduite en français en 178826. Robertson affirme ainsi, non seulement que les croisades ont permis d’unifier l’Europe contre des ennemis communs, mais encore que c’est par le biais des échanges avec les sociétés arabes que les progrès des institutions politiques, de l’économie et de culture ont été possibles. S’il critique les causes des croisades, il reconnaît qu’elles ont eu des conséquences heureuses. À bien des égards, il semble, selon cet auteur, que l’Europe advienne comme sujet d’histoire grâce à un véritable moteur de civilisation que sont les croisades. Les deux ouvrages primés en 1808 par l’Institut s’inscrivent dans la continuité des théories de ce représentant de la philosophie écossaise.
Les deux vainqueurs, André-Urbain Maxime de Choiseul-Daillecourt (1782-1854) dans son ouvrage intitulé De l’influence des croisades sur l’état des peuples en Europe publié en 180927 et, de nouveau, Arnold Heeren dont l’Essai sur l’influence des croisades publié en 1808, et traduit par Charles de Villers, proposent, à leur tour, de considérer ces croisades comme des conditions essentielles des progrès de la civilisation européenne28. Si le premier se construit alors une réputation (il n’a que 26 ans en 180829), le second est, on l’a vu, déjà renommé au sein des milieux savants européens. Si les deux auteurs dénoncent les violences qu’elles ont entraînées et critiquent les motivations politiques et religieuses qui les ont justifiées, ils n’en reconnaissent pas moins les effets positifs : ces croisades ont permis, selon eux, d’unir des sociétés européennes alors divisées et de permettre à ces sociétés d’entrer dans une histoire commune, celle de la civilisation européenne. En permettant, selon Heeren, « l’affaiblissement graduel de la noblesse féodale » au profit du pouvoir royal, l’enrichissement des communes, « l’établissement des bourgeoisies libres »30 et l’essor du commerce autour de la Méditerranée, les croisades ont eu des effets indirects sur les diverses sociétés européennes qui justifient le regard finalement positif porté sur ces entreprises : « On irait trop loin sans doute, si l’on avançait que l’ordre actuel des choses dans la politique et la civilisation résulte immédiatement des croisades ; mais personne ne peut nier qu’elles y ont puissamment contribué »31. Selon Choiseul-Daillecourt, c’est grâce aux croisades que les Européens ont pu découvrir l’héritage de l’Antiquité conservé en Égypte et à Constantinople. Chez Heeren, la notion des progrès de la civilisation est directement liée à celle de commerce dont les progrès ont été encore favorisés par les croisades :
« Cependant, l’influence des croisades sur le commerce fut considérable dans son temps. Il ressemblait avant elle à un faible ruisseau et devient par elles un grand fleuve […] Cette activité nouvelle, qui embrassa plus de pays, qui ouvrit plus de communications entre les peuples, eut des effets immédiats sur la civilisation, lesquels à leur tour, se sont transmis jusqu’à nous. »32
À travers les comptes rendus dont ils ont été l’objet dans divers périodiques, la portée de ces ouvrages dépasse largement les contours étroits de l’Institut national. Mais ce rôle « positif » des croisades, en quelque sorte consacré par l’Institut national en 1808, va être progressivement mis en cause par d’autres interprétations historiques du phénomène des croisades. La préface de la Description de l’Égypte publiée en 1809 par Joseph Fourier met ainsi l’accent sur la mission civilisatrice de la France et de l’Europe vers l’Orient et semble ignorer les effets en retour de l’Orient sur l’Occident. On note une inflexion dans ce discours : le processus de civilisation est considéré, non dans une relation dialectique, mais dans un rapport de domination entre l’Occident civilisateur et l’Orient à civiliser. Cette inflexion va surtout être diffusée par le biais de deux ouvrages, en 1811 par René de Chateaubriand dans son Itinéraire de Paris à Jérusalem (insuffisamment replacé par les spécialistes dans le contexte de ces débats sur les croisades33) et surtout par celui qui sera (et est toujours) considéré comme « l’historien des croisades » du xixe siècle, Joseph-François Michaud (1867-1839) qui publie en 1812 son premier tome de sa vaste Histoire des croisades, une entreprise éditoriale ambitieuse qui s’étend jusqu’en 1822. Dans son Itinéraire, récit d’un voyage entrepris en 1805-1806, les croisades sont, pour Chateaubriand, un support d’exaltation. Pour lui, les croisades représentent en effet une aventure glorieuse, une épopée religieuse menée contre les adversaires de la civilisation européenne et chrétienne34. Michaud insiste lui aussi sur l’« esprit des croisades » fondé sur l’enthousiasme, et affirme que les croisades constitueraient une expérience fondatrice pour l’Europe à partir de laquelle les populations européennes ont fait l’expérience de leur unité dans la confrontation avec les « barbares ». L’auteur présente ainsi les croisades comme le cadre de confrontation entre la civilisation et la barbarie, entre l’Occident et l’Orient35. L’auteur met ainsi en place une interprétation promise à un avenir important : celle d’une mission civilisatrice de la France et de l’Europe appelée à conquérir les territoires extra-européens. C’est encore en 1812 que plusieurs articles de Louis Bonald dans le Spectateur français du xixe siècle font la promotion d’une autre idée de l’Europe, celle d’une « Europe chrétienne », « qu’on peut [selon lui] considérer comme les états généraux du monde civilisé »36. L’idée des progrès de la civilisation européenne est désormais associée à celle de « mission » européenne de civilisation, un thème qui ravale à un rang inférieur les nations, sociétés ou civilisations extérieures aux contours géographiques d’une Europe qui tendent, dans le même temps, à se rétrécir. Ainsi, la nouvelle distinction (ré)-établie entre deux Europes, celle du Sud et du Nord, à travers la valorisation de l’espace méditerranéen comme vivier et source de la civilisation européenne, n’est sans doute pas sans rapport avec la progressive exclusion de la Russie du cercle de la civilisation. À partir des années 1811-1812, la Russie est poussée hors des contours de la civilisation européenne, voire mise sur le même rang que l’Angleterre, est présentée comme un obstacle au « rêve européen ».
Sous l’Empire, penser l’Europe ne relève donc pas de la « politique extérieure » mais suscite des débats cruciaux qui renvoient aux fondements idéologiques et politiques du régime impérial. Ce lien tissé entre la nature du régime et l’idée européenne justifie la place centrale de ce thème dans les débats politiques lors du congrès de Vienne. En 1815, Rigomer Bazin conteste ainsi l’idée d’une unité chrétienne de l’Europe constituée au Moyen Âge contre les Arabes, idée pourtant avancée par Saint-Simon pour défendre la possibilité d’une confédération européenne37. Selon Benjamin Constant, l’Empire français, fondé sur la guerre et « l’esprit de conquête », s’est toujours opposé au progrès de la civilisation. Dans son ouvrage, il propose une vision économique de l’Europe, un marché européen dominé et dirigé alors par l’Angleterre38. Cette conception économique et commerciale de l’Europe est contestée par un auteur original, François-Guillaume Coessin qui met en garde contre les effets produits par la concurrence commerciale entre les différentes nations et par le danger produit par l’émergence d’une « classe commerçante » qui monopoliserait les richesses. Ce thème s’impose encore comme un élément majeur de l’entreprise de justification menée par Napoléon Bonaparte au lendemain de la chute du régime dont témoigne en grande partie le fameux Mémorial de Sainte-Hélène39. C’est dire que ces débats sur la nature et les modalités des progrès de la civilisation européenne imprègnent en profondeur la culture politique pendant tout le xixe siècle, justifiant autant les nouvelles aventures coloniales que les atermoiements nationalistes. C’est dire combien les usages de cette notion de civilisation européenne peuvent être ambivalents et contradictoires, aujourd’hui comme hier.
1. Philip Dwyer (éd.), Napoleon and Europe, London, 2001 ; Philip Dwyer et Alan Forrest (éd.), Napoleon and his Empire. Europe, 1804-1814, Palgrave, 2007.
2. La place occupée par l’histoire générale de l’humanité ou des progrès de la civilisation européenne dans la production historique française durant la période impériale est souvent méconnue comme l’illustre son absence dans l’ouvrage de June-K. Burton, Napoleon and Clio : historical writing, teaching and writing, Durham, Carolina Academic Press, 1979. Sur le paradigme de l’histoire de la civilisation européenne proposée par les théoriciens écossais, voir Silvia Sebastiani, I limiti del progresso. Razza e genere nell’Illuminismo scozzese, Bologna, Il Mulino, 2008.
3. Jean-Luc Chappey, « La notion d’Empire et la question de la légitimité politique en 1804 », Cahiers Siècles, Presses de l’Université Blaise Pascal, 2004, p. 52-74.
4. Jean-Luc Chappey, « Les Archives littéraires de l’Europe (1804-1808) », La Révolution française (en ligne), Dire et faire l’Europe à la fin du xviiie siècle, mis en ligne le 9 juin 2011, consulté le 2 décembre 2011.
5. Jean-Claude Bonnet (dir.), L’Empire des Muses. Napoléon, les arts et les lettres, Paris, Belin, 2004.
6. Christophe-Guillaume Koch, Tableau des révolutions de l’Europe depuis le bouleversement de l’Empire romain en Occident, jusqu’à nos jours, Paris, F. Schoell, 1807, t. I, p. 1-2.
7. « Considérations historiques sur l’empire des mers chez les anciens et les modernes », Archives littéraires de l’Europe, 1804, t. II, p. 6 et 25.
8. Jean-Baptiste Dubois, Du commerce français dans l’état actuel de l’Europe, Paris, Potey, 1806, p. 22.
9. Ibid.
10. Ibid., p. 40-41.
11. Hyacinthe Langlois, Itinéraire complet de l’empire français [1804], 2e éd. augmentée, Paris, H. Langlois, 1811.
12. Annie Jourdan, « Napoléon et la paix universelle. Utopie et réalité », in J.-C. Martin (dir.), Napoléon et l’Europe, Rennes, PUR, 2002, p. 63-64.
13. Thierry Lentz (dir.), Napoléon et l’Europe. Regards sur une politique, Fayard, 2005, p. 429.
14. Dans la perspective des résistances au projet d’unification, il conviendrait de mieux s’interroger sur les enjeux de l’émergence de la littérature comparée et de l’intérêt porté aux langues autour des années 1808-1810 : des travaux de Pierre-Louis Ginguené sur l’histoire de la littérature italienne à ceux de Germaine de Staël sur la portée de la littérature allemande (De l’Allemagne, 1810, publié en 1813), il s’agit à chaque fois de montrer l’importance des littératures nationales rapportées à un espace, une culture, une organisation sociale et politique particuliers mais aussi de la nécessité de favoriser les échanges et les relations entre ces productions nationales ouvrant ainsi vers le modèle d’une fédération qui devient synonyme de civilisation. Selon Germaine de Staël, « les nations doivent se servir de guide les unes aux autres, et toutes auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter » (De l’Allemagne, Paris, 1838, t. II, p. 161-162).
15. L’université de Göttingen est le principal foyer allemand de diffusion en Europe des productions des philosophes écossais du xviiie siècle. En 1803, Heeren y enseigne la « science des pays et des peuples ». Voir Han-F. Vermeulen, « Göttingen et la “science des peuples” » in Hans-Erich Bödeker et alii (dir.), Göttingen vers 1800. L’Europe des sciences de l’homme, Paris, Cerf, 2010, p. 247-284. Un autre acteur des milieux germanophones parisiens, le Suisse Philipp Albert Stapfer (1766-1840), proche également de Charles de Villiers, s’occupe de dresser la table des matières de l’ouvrage d’Heeren.
16. Arnold Hermann-L. Heeren, Manuel historique du système politique des États de l’Europe et de leurs colonies, Paris, 1809, introduction, p. 2-7.
17. Discours sur la guerre considérée avec ses rapports généraux avec la civilisation et dans les relations qui existent entre la France et l’Espagne, Nantes, Imprimerie de Brun, 1809, p. 6-7.
18. On assiste dans les colonies à une véritable « réaction coloniale » caractérisée par le rétablissement de l’esclavage mais aussi par celui du préjugé de couleur. Voir Bernard Gainot, « La fin de la colonisation moderne, 1809-1811 », dans T. Lentz (dir.), 1810. Le Tournant de l’Empire, Paris, Nouveau Monde/Fondation Napoléon, 2010, p. 393.
19. Spectateur français du xixe siècle, Paris, t. II, 1805, p. 477-479.
20. Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011.
21. Ce thème constitue le fondement de l’histoire coloniale du xixe siècle. Sur ce point, voir Pierre Singaravélou, « Des historiens sans histoire ? La construction de l’historiographie coloniale en France sous la Troisième République », Actes de la recherche en sciences sociales, 2010/5, no 185, p. 30-43, particulièrement p. 40-42.
22. Bertrand Daugeron, Collections naturalistes entre science et empires (1763-1804), Paris, MNHN, 2009, p. 566 et sqq.
23. Jean-Luc Chappey, Des anthropologues sous Bonaparte. La Société des Observateurs de l’homme, Paris, Société des études robespierristes, 2002.
24. Étienne Jondot, Tableau historique des nations ou rapprochement des principaux événements arrivés à la même époque sur la surface de la terre avec un aperçu général des progrès des arts, des sciences et des lettres depuis l’origine du monde jusqu’à nos jours, Paris, Maradan, 1808, p. 34.
25. Arnold Hermann- L. de Heeren, Essai sur l’influence des croisades : ouvrage qui a partagé le prix sur cette question, proposée le 18 avril 1806, Paris, Treuttel et Würtz, 1808, préf. du trad. Charles de Villiers, p. 1.
26. Céline Spector, « Penser l’Europe au xviiie siècle : le miroir américain dans l’œuvre de William Robertson », La Révolution française (en ligne), Dire et faire l’Europe à la fin du xviiie siècle, mis en ligne le 14 juin 2011, consulté le 22 novembre 2011.
27. Maxime de Choiseul-Daillecourt, De l’influence des croisades sur l’état des peuples sur l’Europe, Paris, Tilliard frères, 1809.
28. Parmi les autres concurrents, signalons Jacques-Joseph Lemoine, Discours qui a obtenu la première mention honorable sur cette question proposée à par l’Institut de France : quelle a été l’influence des croisades sur la liberté civile des peuples sur l’Europe, sur leur civilisation et sur les progrès des Lumières, du commerce et de l’industrie, Paris, Dentu, 1808. Dans cet ouvrage, l’auteur conteste l’influence majeure des croisades sur les progrès de la civilisation européenne.
29. Auditeur au conseil d’État, il sera élu en 1813 membre correspondant de la classe d’histoire et de littérature ancienne avant d’être élu membre résidant de l’académie des Inscriptions et Belles Lettres en 1817. Il suit une carrière dans l’administration préfectorale et sera élu député de l’Orne.
30. A.-H.-L. de Heeren, op. cit., 1806, p. 234-235.
31. Ibid., p. 14.
32. Ibid., p. 330 et sqq.
33. Voir les articles réunis par Marie-Ève Therenty et Stéphane Zekian, « LItinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand ».
34. Joseph-François Michaud, Histoire des croisades, Paris, Michaud frères, 1812, p. 199. L’ouvrage est enrichi d’un corpus de cartes réuni par Claude-Marie Pillet, Analyse des cartes et plans dressés pour l’Histoire des croisades de Michaud, Paris, Imprimerie de L.-G. Michaud, 1812.
35. Joseph-François Michaud, Histoire des croisades, Paris, Ponthieu, 4e éd., 1825, t. I, « Exposition », p. 1-4.
36. Louis de Bonald, « Réflexions sur l’intérêt général de l’Europe », Spectateur français du xixe siècle, Paris, 1812, p. 184-185.
37. Rigomer Bazin, Le Lynx. Coup d’œil et réflexions libres sur les écrits et les affaires du temps, Paris, Blanchard, janvier 1815, t. I, « Sur le système européen proposé par M. le comte de Saint-Simon », p. 241-245.
38. Benjamin Constant, De l’esprit de conquête…, Paris, Le Normant, 1814, p. 8.
39. Stuart Woolf, « French Civilization and ethnicity in the Napoleonic Empire », Past and Present, 124 (1989), p. 96-128 ; Idem, Napoleon’s Integration of Europe, London, Routledge, 1991, p. 21-22. Voir encore Didier Le Gall, Napoléon et la Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Kimé, 2003.