À Sainte-Hélène, Napoléon confiait à Las Cases en parlant du tsar Alexandre Ier : « Si je meurs ici, ce sera mon véritable héritier en Europe. »
Surprenante, puisqu’elle évoque le souverain qui s’opposa avec le plus de détermination aux ambitions géopolitiques de l’empereur des Français, la formule est également paradoxale : au fil de la période 1804-1814, en effet, la Russie apparaît comme très éloignée, voire étrangère aux projets européens de Napoléon et pour ce dernier, il n’est même pas certain que la Russie soit, par nature, une puissance européenne. Toutefois, la formule s’éclaire si l’on prend en compte les idées européennes que le tsar de toutes les Russies a cherché à promouvoir dans sa lutte contre Napoléon. Car au moment même où Napoléon rêvait d’unifier l’Europe sous sa houlette, sans pour autant opter pour un modèle clairement identifiable, Alexandre I
er1 élaborait de son côté un projet original de fédération européenne, sur lequel l’historiographie s’est très peu arrêtée. Aussi ai-je choisi de revenir
sur cet épisode relativement peu connu dans une contribution qui s’organisera en trois parties.
La première, intitulée « Napoléon, la Russie et l’Europe » retracera les positions mouvantes et relativement ambiguës de Napoléon à l’égard de la Russie et de sa nature. La seconde s’intéressera au projet européen d’Alexandre tel qu’il se dessine en 1804-1805 ; on en observera les origines, les enjeux et les principales caractéristiques ; enfin, la dernière partie de cette contribution traitera de la mutation du projet initial, de son évolution durant les années 1814-1816 et de son échec final.
Napoléon, la Russie et l’Europe
Sur la question des relations à bâtir avec la Russie et sur la place de cette dernière sur l’échiquier européen, les perceptions de Napoléon ont été relativement mouvantes.
Jusqu’en 1805, la Russie ne figure pas dans les préoccupations centrales de l’empereur des Français ; il la perçoit moins comme une puissance à part entière que comme un élément du jeu diplomatique et militaire qu’il mène avec l’Angleterre. À la veille d’Austerlitz, il écrit de manière bien caractéristique à Talleyrand, alors son ministre des relations extérieures : « Il y aura probablement demain une bataille fort sérieuse avec les Russes ; j’ai beaucoup fait pour l’éviter, car c’est du sang répandu inutilement. J’ai eu une correspondance avec l’empereur de Russie : tout ce qui m’en est resté, c’est que c’est un brave et digne homme mené par ses entours, qui sont vendus aux Anglais. »
2À cette date, de réflexion sur la nature de la Russie et sur sa place en Europe, il n’est guère encore question pour Napoléon. Mais un an plus tard, en 1806-1807, le jugement se fait plus négatif : l’Empereur s’en prend à « l’insatiable ambition des Russes
3 » ; il déplore la politique agressive de la Russie à l’encontre de la Pologne, de l’Empire ottoman et de la Perse ; et il reprend l’idée que depuis le « testament » de Pierre le Grand (en fait un faux fabriqué par la diplomatie française à partir d’un texte polonais
4) les Russes auraient nourri un machiavélique plan d’expansion mondiale qui justifie l’entrée en guerre contre eux. Enfin, en parallèle, il n’hésite pas à jouer avec l’image effrayante d’un empire arriéré et primaire : en janvier 1807, il
évoque ainsi, en parlant des Russes, une « nuée de fanatiques et de barbares » s’attaquant à « l’Europe civilisée »
5.
Tilsit change un peu la donne. Le partage d’influence qui s’y joue et l’alliance que veut obtenir Napoléon de son « frère Alexandre » contribuent à modifier le statut de la Russie, tout comme le regard dont elle fait l’objet de la part de l’empereur des Français : désormais, de par la volonté de Napoléon qui lui offre un généreux traité d’alliance et d’amitié, l’Empire russe se trouve hissé au rang de partenaire privilégié et il fait intégralement partie du « système européen » auquel Napoléon se réfère à partir de 1807. Mais au même moment, les questions sur lesquelles achoppe alors le rapprochement franco-russe, à savoir la question polonaise, le statut de Constantinople et l’influence russe dans les Balkans, attestent que si Napoléon semble prêt à concéder à la Russie une place nouvelle en Europe, il a toujours le dessein de la tenir en lisière du continent européen et de la repousser vers ses limites, c’est-à-dire vers le Nord – d’où la suggestion selon laquelle la Russie pourrait s’emparer de la Finlande au détriment de la Suède ce qui sera fait en 1809 – et plus encore vers l’Est. Envoyé à Paris au lendemain de la signature de la paix de Tilsit, l’ambassadeur Tolstoï ne s’y trompera pas. Il écrit ainsi au tsar : « Les vues de Bonaparte à notre égard sont évidentes. Il veut faire de nous une puissance asiatique, nous refouler dans nos anciennes limites […]. Quant à Constantinople, il cherche à en éloigner nos troupes afin d’y avoir beau jeu, en nous proposant d’en jeter une partie contre la Suède et d’employer l’autre à des expéditions lointaines, en Perse, aux Indes […]. »
6Alambiquée, la position qui prétend faire de la Russie un allié en Europe tout en s’efforçant d’en nier la nature européenne et de la rejeter vers le Nord et vers l’Est s’avère peu tenable et à la veille de la campagne de 1812, elle disparaît. Des publications russophobes sont alors de nouveau encouragées par l’Empereur. Ainsi de l’ouvrage anonyme opportunément publié en 1812 et intitulé
Des progrès de la puissance russe depuis son origine jusqu’au commencement du xixe siècle7 de l’historien et publiciste Charles-Louis Lesur. Employé par Talleyrand au ministère des Relations extérieures, Lesur sonne dans son livre, une charge virulente contre la Russie. Dès son introduction, il en appelle « au bon génie de l’Europe » pour arrêter « le dangereux essor de ce nouvel Europe » et renoue avec la thématique d’une puissance dangereuse dont il faut coûte que coûte enrayer le développement car « Dès qu’elle se
montre en Europe, c’est avec le dessein d’y dominer »
8. Enfin, il ne se lasse pas de dénoncer à longueur de pages, la barbarie du peuple russe. Ainsi par exemple lorsqu’il assène : « Mais le peuple russe n’a réellement profité ni de ses malheurs, ni de ses succès, ni de ses désordres, ni de ses conquêtes ; il ne lui est resté de la domination qu’il a subie, des leçons qu’il a reçues et des efforts qu’il a tentés lui-même, que la rudesse de l’homme sauvage associée aux vices de l’homme corrompu. »
9Dans le même temps, de son côté, Napoléon renoue en les amplifiant, avec ses thématiques des années 1806-1807. À Fouché qui juge téméraire et dangereuse l’expédition de Russie alors en projet, l’Empereur rétorque au printemps 1812 :
« L’Espagne tombera dès que j’aurai anéanti l’influence anglaise à Saint-Pétersbourg. […] Soyez sans inquiétude ; regardez la guerre de Russie comme celle du bon sens, des vrais intérêts, du repos et de la sécurité de tous. […] Ma destinée n’est pas accomplie ; je veux achever ce qui n’est qu’ébauché. Il nous faut un code européen, une cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois. Il faut que je fasse de tous les peuples d’Europe le même peuple, et de Paris, la capitale du monde. Voilà Monsieur le duc, le seul dénouement qui me convienne. »
10Au-delà de ce qu’il affirme sur le modèle européen à construire, le propos vaut aussi pour ce qu’il dit en filigrane : désormais, non seulement la Russie ne fait plus partie du système européen mais elle constitue un obstacle sur la voie de la construction européenne dont rêve Napoléon et, rejetée à l’extérieur de cet empire européen à bâtir, elle s’en trouve exclue. Alors qu’en 1806, il s’agissait de contenir la Russie, désormais, en 1812, il s’agit de la mettre au pas, de la soumettre et pour ce faire, de l’envahir au nom de la « civilisation européenne ». Dès la fin juin en effet, les arguments géopolitiques, « mener et remporter la seconde guerre de Pologne », s’effacent derrière des arguments de civilisation dont la propagande officielle se fait l’écho, l’heure est désormais à une thématique « libératrice ».
Pourtant, et le paradoxe est à souligner, Napoléon n’ira pas jusqu’au bout de cette logique : certes, en franchissant le Niémen en juin 1812, il fait, en terres biélorusses et polonaises, distribuer des proclamations et placarder des affiches promettant aux paysans l’abolition du servage ; mais très vite, il renonce à donner plus d’ampleur à ce message subversif. Cette marche arrière s’explique, bien sûr, par des considérations de
realpolitik car ce discours déstabilisateur ne pouvait que susciter l’hostilité des élites nobiliaires
biélorusses et polonaises dont Napoléon escomptait le soutien dans sa lutte contre Alexandre I
er ; mais elle atteste aussi qu’aux yeux de Napoléon, la Russie, empêtrée dans ses archaïsmes politiques et sociaux comme dans sa barbarie asiatique, ne mérite pas d’être associée à un projet moderne de construction européenne, alors même que sept ans auparavant, le tsar s’est lui aussi fait l’artisan d’un ambitieux projet pour l’Europe.
La fédération européenne du tsar Alexandre Ier,
1804-1805
Resté jusqu’au milieu de l’année 1804, prudent voire attentiste à l’égard des affaires européennes, Alexandre I
er se décide à l’automne 1804 à entrer dans la nouvelle coalition antinapoléonienne en train de se forger ; toutefois, dès ce moment, il est convaincu que les armes ne suffiront pas à triompher de Napoléon et qu’il faut aussi le combattre par des idées audacieuses et novatrices, en arrachant aux Français et en se la réappropriant « l’arme la plus puissante dont se soient servis jusqu’à présent les Français, et avec laquelle ils menacent encore tous les pays, est l’opinion universelle qu’ils ont su répandre, que leur cause est celle de la liberté et de la prospérité des peuples »
11. Propos pour le moins étonnants qui révèlent une grande maturité politique de la part d’un jeune Empereur de 27 ans monté trois ans plus tôt sur le trône.
C’est avec le soutien du prince polonais Adam Czartoryski, son ami d’enfance devenu son ministre des Affaires étrangères à partir de janvier 1804 que le tsar élabore son projet européen à l’automne qui suit. Pour convaincre Pitt, le ministre britannique, de le soutenir dans cette voie, il décide au mois de septembre d’envoyer à Londres un émissaire secret, le comte Novossiltsev et pour bien expliciter sa pensée, le tsar remet à son émissaire à la veille de son départ, une feuille de route sous la forme d’
Instructions secrètes12 qui contiennent une présentation détaillée du projet.
Les
Instructions secrètes traitent tout d’abord des questions politiques alors les plus brûlantes. Le tsar aborde le cas des pays soumis à la tutelle française : à propos de la Sardaigne, il se dit favorable au rétablissement du roi sur son trône mais souhaite que d’un commun accord, la Russie et l’Angleterre engagent le roi à « donner à ses peuples une constitution libre et sage » ; puis, traitant de la Suisse et de la Hollande dont il s’agira de garantir l’existence
et l’organisation politique, il réclame que cette dernière y soit établie dans le respect de la volonté nationale.
Le cas français lui inspire un long développement : il précise tout d’abord que loin de chercher à rétablir en France un ordre monarchique de droit absolu, l’alliance russo-britannique dont un des objectifs clefs sera de se débarrasser du « joug de Bonaparte » devra s’efforcer d’y promouvoir et d’y garantir la liberté à laquelle a goûté le peuple français. Ce point est à souligner : pour Alexandre Ier, ni la mémoire de la Révolution française ni les acquis napoléoniens ne sauraient être occultés. Ces prises de position, pour le moins surprenantes de la part de celui qui a hérité trois ans auparavant d’un régime autocratique de droit divin, ne relèvent pas pour autant d’une simple démarche opportuniste ou circonstancielle. Pour le jeune tsar, élevé dans l’esprit des Lumières par le Suisse républicain Frédéric-César de Laharpe qui fut son précepteur pendant plus de dix ans, il s’agit bien de tenir compte de l’héritage de la Révolution française non seulement pour battre Napoléon sur son propre terrain idéologique mais plus encore pour remodeler profondément le continent européen.
Soulignant que les puissances coalisées « ne désirent rien autre que d’affranchir la France du despotisme sous lequel elle gémit, de lui laisser le libre choix du gouvernement qu’elle voudra se donner », il se déclare ouvert à l’institution en France d’une monarchie constitutionnelle si cette dernière avait la faveur des Français. Puis il élargit son propos aux autres pays européens et se lance dans un véritable plaidoyer en faveur de régimes respectueux des « droits sacrés de l’humanité » :
« Ce n’est pas la place ni le moment de tracer les différentes formes de gouvernement qu’il faudra établir dans ces divers pays. Je vous laisse une entière latitude pour traiter avec le ministre anglais sur cet objet important.
Les principes sans doute devront être partout les mêmes, et c’est de quoi il faudrait avant tout convenir. Partout ils doivent être fondés sur les droits sacrés de l’humanité, produire l’ordre qui en est la suite nécessaire ; partout le même esprit de sagesse et de bienveillance doit diriger les institutions. Mais l’application de mêmes principes pourra varier selon les localités. »
13Très dense, ce passage illustre l’attachement profond du tsar aux idées des Lumières et sa volonté de tenir compte de certaines idées politiques diffusées par la Révolution française, tout en se démarquant des pratiques napoléoniennes ; car en proposant que les peuples soient associés au choix de leur gouvernement, c’est bien à un rejet d’un modèle napoléonien imposé aux États d’Europe, par l’usage des armes et le recours à la force, que le tsar aspire.
Sur le plan plus proprement géopolitique, les
Instructions secrètes s’avèrent encore plus neuves, avec la mise en avant du concept de
fédération européenne.
La fédération européenne que le tsar souhaite promouvoir devra se bâtir dans le respect du droit des gens et s’inscrire dans « un traité qui devienne la base des relations réciproques des États européens. » Il écrit ainsi, non sans lyrisme à propos de ce traité :
« Pourquoi ne pourrait-on pas y soumettre le droit positif des nations, assurer le privilège de la neutralité,
insérer l’obligation de ne jamais commencer la guerre qu’après avoir épuisé les moyens qu’une médiation tierce peut offrir, avoir de cette façon mis au jour les griefs respectifs, et tâché de les aplanir ? C’est sur de semblables principes que
l’on pourrait procéder à la pacification générale, et donner naissance à une ligue dont les stipulations formeraient, pour ainsi dire, un nouveau code du droit des gens, qui, sanctionné par la plus grande partie des États de l’Europe, deviendrait sans peine la règle immuable des cabinets, d’autant que ceux qui prétendraient l’enfreindre risqueraient d’attirer sur eux les forces de la nouvelle union. »
14Ce passage atteste la modernité du projet européen dessiné par Alexandre Ier : le concept d’une ligue pacifiste des nations européennes dans laquelle le recours à la médiation et à la négociation serait systématiques et où l’on respecterait un certain nombre de valeurs politiques communes, l’idée que les décisions adoptées par cette ligue se substitueraient au droit national, enfin, l’allusion, même timide, à la constitution d’une force militaire qui réunirait les forces des différentes nations adhérant à la ligue, tout ceci témoigne d’une approche innovatrice voire visionnaire.
Enfin, dernier point à ces considérations géopolitiques de principe, s’ajoutent des considérations géopolitiques plus pragmatiques : Alexandre Ier insiste tout d’abord sur la nécessité d’installer les États qui surgiront de l’après ère napoléonienne, dans leurs limites géographiques naturelles et de veiller à ce qu’ils soient composés de « peuples homogènes ». Installés dans leurs limites naturelles et dotés de peuples homogènes, les États européens devront chercher à promouvoir entre eux un « équilibre naturel » et pour cela, il faudra selon le tsar, favoriser, à côté des grandes puissances existantes, la création d’« États du second ordre » qui seront appelés à servir efficacement de contrepoids aux grandes puissances. Les notions d’équilibre et de contre-pouvoir occupent ici une place clef ; et c’est dans cette même perspective qu’il se déclare en faveur de la constitution d’une fédération des principautés allemandes (qui devra s’établir indépendamment de l’Autriche et de la Prusse) et en faveur d’une fédération italienne.
On le mesure sans peine, le projet d’Alexandre était particulièrement ambitieux mais comme tel il ne devait pas aboutir.
Le destin du projet : la ligue européenne se mue en Sainte-Alliance
Durant trois mois, Novossiltsev s’efforce de convaincre les autorités britanniques de l’intérêt et de la pertinence des projets d’Alexandre Ier mais il échoue dans sa mission. Pitt se montre sceptique devant le projet russe de système européen et le projet ne débouche à court terme que sur une alliance militaire relativement classique nouée au début de l’année 1805. Les années suivantes semblent enterrer le projet. Ni à l’heure des revers face aux armées napoléoniennes, ni à l’heure de l’alliance fragile qui s’établit entre Napoléon et le tsar Alexandre sous le sceau de la realpolitik, le projet d’un ordre européen libéral ne peut voir le jour. Mais à partir de 1813, en pleine campagne d’Allemagne, le tsar renoue avec son projet européen comme il s’en ouvre dans plusieurs lettres alors échangées avec plusieurs de ses proches. Toutefois, s’il est toujours question pour lui de bâtir une fédération européenne, les contours de cette fédération ont désormais changé car le tsar a lui-même profondément changé. Confronté à l’invasion de la terre russe puis à l’incendie de Moscou, ville sacrée du baptême des tsars, l’Empereur est à partir de 1810, et de manière marquée à partir de 1812, sujet à des crises mystiques de plus en plus aiguës qui débouchent en 1813 sur une véritable « conversion ». Or cette dernière va peser sur ses projets européens : à la différence des années 1804-1805, son approche géopolitique comporte désormais une bonne dose de spiritualité qui conduit au concept de Sainte-Alliance.
C’est en juin 1815 que le tsar propose à l’empereur d’Autriche François I
er et au roi de Prusse Frédéric-Guillaume, la signature d’une Sainte-Alliance. Fortement motivée par des présupposés religieux, l’alliance proposée définit les trois États catholique, protestant et orthodoxe comme appartenant à une seule et même famille, « la nation chrétienne » et c’est à ce titre que le texte souligne la nécessité de promouvoir entre eux des relations fraternelles, harmonieuses et pacifiques, en conformité avec le principe de charité chrétienne. Avec cette dimension chrétienne, radicalement nouvelle, la communauté européenne rêvée par le tsar change donc de nature ; elle se fait de moins en moins géopolitique et de plus en plus culturelle. Pour autant, et c’est un point clef, contrairement au mythe historiographique qui fait de la Sainte-Alliance un outil conservateur et répressif dès 1815, elle est à cette date aux yeux du tsar compatible avec le principe libéral voire constitutionnel. Et de même qu’il accordera à sa Pologne une constitution en 1815, de même il sera favorable à ce qu’une France dotée d’un régime constitutionnel soit à son tour reçue dans la Sainte-Alliance. Et le 26 septembre 1815, lorsque la Sainte-Alliance est officiellement conclue par les trois souverains, c’est par Metternich que le texte en sera expurgé, débarrassé de tout ce qu’elle pouvait
contenir de subversif : ainsi de l’allusion, trop libérale aux yeux de ce dernier, à la « fraternité des sujets » des trois monarques…
Un an plus tard, le 21 mars 1816, toujours fidèle à l’esprit pacifiste de la Sainte-Alliance et désireux d’installer de manière concrète la paix en Europe, Alexandre I
er propose dans une lettre confidentielle adressée au Premier ministre britannique Lord Castlereagh, « une réduction simultanée des forces armées de toute sorte dont l’entretien sur le pied de guerre affaiblit la crédibilité des traités existants et constitue un lourd fardeau pour tous les peuples »
15. Il propose ainsi à l’histoire européenne sa première offre de désarmement, laquelle se heurtera de nouveau à la méfiance du gouvernement britannique et se soldera par une fin de non-recevoir.
Par la suite, l’évolution du contexte international de plus en plus troublé par les aspirations nationalistes et libérales qui s’étendent à l’Allemagne, à l’Italie et à l’Espagne et les propres inquiétudes du tsar face aux contestations qui commencent à se dessiner au sein du pays, poussent Alexandre Ier vers des positions de plus en plus rigides et conservatrices. Et en 1820, il ne reste de la Sainte-Alliance de 1815 qu’un instrument répressif au service d’une politique conservatrice.
Sur le plan des réalisations, hormis l’alliance avec l’Angleterre et l’entrée de la Russie dans la coalition antinapoléonienne, rien de concret ne sortit du projet européen et des aspirations pacifistes du tsar et dans cet échec, l’opposition rencontrée par le tsar de la part des Britanniques n’a pas été négligeable. Il faut également souligner la contradiction intrinsèque d’un projet qui tout en aspirant à faire du continent européen une fédération pacifique de nations libérales, maintenait dans l’Empire de Russie un régime absolutiste. En dépit de cette contradiction, demeure le fait qu’en pensant une fédération européenne qui n’aurait été construite ni sur la force ou la menace de la force, ni sur la prédominance d’une nation au détriment des autres, mais sur des principes politiques de paix et d’équilibre et sur des valeurs culturelles partagées, c’est bien à un autre modèle européen, concurrent de celui rêvé par Napoléon que le tsar aspirait. Pas plus que celui de Napoléon, le projet du tsar ne s’est réalisé. Mais en mars 1814, l’entrée du tsar à Paris à la tête des troupes alliées, devait signer un succès du tsar, en forme de pied de nez à Napoléon : désormais en effet, la nature européenne de la Russie et sa légitime appartenance au vieux continent s’imposaient comme une donnée majeure du jeu international.