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Alexandre Ierversus Napoléon :
un autre projet pour un autre modèle européen ?
Marie-Pierre Rey
Professeur d’histoire russe et soviétique
Directrice du Centre de Recherches en Histoire des Slaves
Université Paris I Panthéon – Sorbonne
À Sainte-Hélène, Napoléon confiait à Las Cases en parlant du tsar Alexandre Ier : « Si je meurs ici, ce sera mon véritable héritier en Europe. »
À cette date, de réflexion sur la nature de la Russie et sur sa place en Europe, il n’est guère encore question pour Napoléon. Mais un an plus tard, en 1806-1807, le jugement se fait plus négatif : l’Empereur s’en prend à « l’insatiable ambition des Russes3 » ; il déplore la politique agressive de la Russie à l’encontre de la Pologne, de l’Empire ottoman et de la Perse ; et il reprend l’idée que depuis le « testament » de Pierre le Grand (en fait un faux fabriqué par la diplomatie française à partir d’un texte polonais4) les Russes auraient nourri un machiavélique plan d’expansion mondiale qui justifie l’entrée en guerre contre eux. Enfin, en parallèle, il n’hésite pas à jouer avec l’image effrayante d’un empire arriéré et primaire : en janvier 1807, il évoque ainsi, en parlant des Russes, une « nuée de fanatiques et de barbares » s’attaquant à « l’Europe civilisée »5.
Tilsit change un peu la donne. Le partage d’influence qui s’y joue et l’alliance que veut obtenir Napoléon de son « frère Alexandre » contribuent à modifier le statut de la Russie, tout comme le regard dont elle fait l’objet de la part de l’empereur des Français : désormais, de par la volonté de Napoléon qui lui offre un généreux traité d’alliance et d’amitié, l’Empire russe se trouve hissé au rang de partenaire privilégié et il fait intégralement partie du « système européen » auquel Napoléon se réfère à partir de 1807. Mais au même moment, les questions sur lesquelles achoppe alors le rapprochement franco-russe, à savoir la question polonaise, le statut de Constantinople et l’influence russe dans les Balkans, attestent que si Napoléon semble prêt à concéder à la Russie une place nouvelle en Europe, il a toujours le dessein de la tenir en lisière du continent européen et de la repousser vers ses limites, c’est-à-dire vers le Nord – d’où la suggestion selon laquelle la Russie pourrait s’emparer de la Finlande au détriment de la Suède ce qui sera fait en 1809 – et plus encore vers l’Est. Envoyé à Paris au lendemain de la signature de la paix de Tilsit, l’ambassadeur Tolstoï ne s’y trompera pas. Il écrit ainsi au tsar : « Les vues de Bonaparte à notre égard sont évidentes. Il veut faire de nous une puissance asiatique, nous refouler dans nos anciennes limites […]. Quant à Constantinople, il cherche à en éloigner nos troupes afin d’y avoir beau jeu, en nous proposant d’en jeter une partie contre la Suède et d’employer l’autre à des expéditions lointaines, en Perse, aux Indes […]. »6
Alambiquée, la position qui prétend faire de la Russie un allié en Europe tout en s’efforçant d’en nier la nature européenne et de la rejeter vers le Nord et vers l’Est s’avère peu tenable et à la veille de la campagne de 1812, elle disparaît. Des publications russophobes sont alors de nouveau encouragées par l’Empereur. Ainsi de l’ouvrage anonyme opportunément publié en 1812 et intitulé Des progrès de la puissance russe depuis son origine jusqu’au commencement du xixe siècle7 de l’historien et publiciste Charles-Louis Lesur. Employé par Talleyrand au ministère des Relations extérieures, Lesur sonne dans son livre, une charge virulente contre la Russie. Dès son introduction, il en appelle « au bon génie de l’Europe » pour arrêter « le dangereux essor de ce nouvel Europe » et renoue avec la thématique d’une puissance dangereuse dont il faut coûte que coûte enrayer le développement car « Dès qu’elle se montre en Europe, c’est avec le dessein d’y dominer »8. Enfin, il ne se lasse pas de dénoncer à longueur de pages, la barbarie du peuple russe. Ainsi par exemple lorsqu’il assène : « Mais le peuple russe n’a réellement profité ni de ses malheurs, ni de ses succès, ni de ses désordres, ni de ses conquêtes ; il ne lui est resté de la domination qu’il a subie, des leçons qu’il a reçues et des efforts qu’il a tentés lui-même, que la rudesse de l’homme sauvage associée aux vices de l’homme corrompu. »9
Dans le même temps, de son côté, Napoléon renoue en les amplifiant, avec ses thématiques des années 1806-1807. À Fouché qui juge téméraire et dangereuse l’expédition de Russie alors en projet, l’Empereur rétorque au printemps 1812 :
« L’Espagne tombera dès que j’aurai anéanti l’influence anglaise à Saint-Pétersbourg. […] Soyez sans inquiétude ; regardez la guerre de Russie comme celle du bon sens, des vrais intérêts, du repos et de la sécurité de tous. […] Ma destinée n’est pas accomplie ; je veux achever ce qui n’est qu’ébauché. Il nous faut un code européen, une cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois. Il faut que je fasse de tous les peuples d’Europe le même peuple, et de Paris, la capitale du monde. Voilà Monsieur le duc, le seul dénouement qui me convienne. »10
Au-delà de ce qu’il affirme sur le modèle européen à construire, le propos vaut aussi pour ce qu’il dit en filigrane : désormais, non seulement la Russie ne fait plus partie du système européen mais elle constitue un obstacle sur la voie de la construction européenne dont rêve Napoléon et, rejetée à l’extérieur de cet empire européen à bâtir, elle s’en trouve exclue. Alors qu’en 1806, il s’agissait de contenir la Russie, désormais, en 1812, il s’agit de la mettre au pas, de la soumettre et pour ce faire, de l’envahir au nom de la « civilisation européenne ». Dès la fin juin en effet, les arguments géopolitiques, « mener et remporter la seconde guerre de Pologne », s’effacent derrière des arguments de civilisation dont la propagande officielle se fait l’écho, l’heure est désormais à une thématique « libératrice ».
Pourtant, et le paradoxe est à souligner, Napoléon n’ira pas jusqu’au bout de cette logique : certes, en franchissant le Niémen en juin 1812, il fait, en terres biélorusses et polonaises, distribuer des proclamations et placarder des affiches promettant aux paysans l’abolition du servage ; mais très vite, il renonce à donner plus d’ampleur à ce message subversif. Cette marche arrière s’explique, bien sûr, par des considérations de realpolitik car ce discours déstabilisateur ne pouvait que susciter l’hostilité des élites nobiliaires biélorusses et polonaises dont Napoléon escomptait le soutien dans sa lutte contre Alexandre Ier ; mais elle atteste aussi qu’aux yeux de Napoléon, la Russie, empêtrée dans ses archaïsmes politiques et sociaux comme dans sa barbarie asiatique, ne mérite pas d’être associée à un projet moderne de construction européenne, alors même que sept ans auparavant, le tsar s’est lui aussi fait l’artisan d’un ambitieux projet pour l’Europe.
C’est avec le soutien du prince polonais Adam Czartoryski, son ami d’enfance devenu son ministre des Affaires étrangères à partir de janvier 1804 que le tsar élabore son projet européen à l’automne qui suit. Pour convaincre Pitt, le ministre britannique, de le soutenir dans cette voie, il décide au mois de septembre d’envoyer à Londres un émissaire secret, le comte Novossiltsev et pour bien expliciter sa pensée, le tsar remet à son émissaire à la veille de son départ, une feuille de route sous la forme d’Instructions secrètes12 qui contiennent une présentation détaillée du projet.
Les Instructions secrètes traitent tout d’abord des questions politiques alors les plus brûlantes. Le tsar aborde le cas des pays soumis à la tutelle française : à propos de la Sardaigne, il se dit favorable au rétablissement du roi sur son trône mais souhaite que d’un commun accord, la Russie et l’Angleterre engagent le roi à « donner à ses peuples une constitution libre et sage » ; puis, traitant de la Suisse et de la Hollande dont il s’agira de garantir l’existence et l’organisation politique, il réclame que cette dernière y soit établie dans le respect de la volonté nationale.
Très dense, ce passage illustre l’attachement profond du tsar aux idées des Lumières et sa volonté de tenir compte de certaines idées politiques diffusées par la Révolution française, tout en se démarquant des pratiques napoléoniennes ; car en proposant que les peuples soient associés au choix de leur gouvernement, c’est bien à un rejet d’un modèle napoléonien imposé aux États d’Europe, par l’usage des armes et le recours à la force, que le tsar aspire.
Ce passage atteste la modernité du projet européen dessiné par Alexandre Ier : le concept d’une ligue pacifiste des nations européennes dans laquelle le recours à la médiation et à la négociation serait systématiques et où l’on respecterait un certain nombre de valeurs politiques communes, l’idée que les décisions adoptées par cette ligue se substitueraient au droit national, enfin, l’allusion, même timide, à la constitution d’une force militaire qui réunirait les forces des différentes nations adhérant à la ligue, tout ceci témoigne d’une approche innovatrice voire visionnaire.
Enfin, dernier point à ces considérations géopolitiques de principe, s’ajoutent des considérations géopolitiques plus pragmatiques : Alexandre Ier insiste tout d’abord sur la nécessité d’installer les États qui surgiront de l’après ère napoléonienne, dans leurs limites géographiques naturelles et de veiller à ce qu’ils soient composés de « peuples homogènes ». Installés dans leurs limites naturelles et dotés de peuples homogènes, les États européens devront chercher à promouvoir entre eux un « équilibre naturel » et pour cela, il faudra selon le tsar, favoriser, à côté des grandes puissances existantes, la création d’« États du second ordre » qui seront appelés à servir efficacement de contrepoids aux grandes puissances. Les notions d’équilibre et de contre-pouvoir occupent ici une place clef ; et c’est dans cette même perspective qu’il se déclare en faveur de la constitution d’une fédération des principautés allemandes (qui devra s’établir indépendamment de l’Autriche et de la Prusse) et en faveur d’une fédération italienne.
On le mesure sans peine, le projet d’Alexandre était particulièrement ambitieux mais comme tel il ne devait pas aboutir.
Durant trois mois, Novossiltsev s’efforce de convaincre les autorités britanniques de l’intérêt et de la pertinence des projets d’Alexandre Ier mais il échoue dans sa mission. Pitt se montre sceptique devant le projet russe de système européen et le projet ne débouche à court terme que sur une alliance militaire relativement classique nouée au début de l’année 1805. Les années suivantes semblent enterrer le projet. Ni à l’heure des revers face aux armées napoléoniennes, ni à l’heure de l’alliance fragile qui s’établit entre Napoléon et le tsar Alexandre sous le sceau de la realpolitik, le projet d’un ordre européen libéral ne peut voir le jour. Mais à partir de 1813, en pleine campagne d’Allemagne, le tsar renoue avec son projet européen comme il s’en ouvre dans plusieurs lettres alors échangées avec plusieurs de ses proches. Toutefois, s’il est toujours question pour lui de bâtir une fédération européenne, les contours de cette fédération ont désormais changé car le tsar a lui-même profondément changé. Confronté à l’invasion de la terre russe puis à l’incendie de Moscou, ville sacrée du baptême des tsars, l’Empereur est à partir de 1810, et de manière marquée à partir de 1812, sujet à des crises mystiques de plus en plus aiguës qui débouchent en 1813 sur une véritable « conversion ». Or cette dernière va peser sur ses projets européens : à la différence des années 1804-1805, son approche géopolitique comporte désormais une bonne dose de spiritualité qui conduit au concept de Sainte-Alliance.
C’est en juin 1815 que le tsar propose à l’empereur d’Autriche François Ier et au roi de Prusse Frédéric-Guillaume, la signature d’une Sainte-Alliance. Fortement motivée par des présupposés religieux, l’alliance proposée définit les trois États catholique, protestant et orthodoxe comme appartenant à une seule et même famille, « la nation chrétienne » et c’est à ce titre que le texte souligne la nécessité de promouvoir entre eux des relations fraternelles, harmonieuses et pacifiques, en conformité avec le principe de charité chrétienne. Avec cette dimension chrétienne, radicalement nouvelle, la communauté européenne rêvée par le tsar change donc de nature ; elle se fait de moins en moins géopolitique et de plus en plus culturelle. Pour autant, et c’est un point clef, contrairement au mythe historiographique qui fait de la Sainte-Alliance un outil conservateur et répressif dès 1815, elle est à cette date aux yeux du tsar compatible avec le principe libéral voire constitutionnel. Et de même qu’il accordera à sa Pologne une constitution en 1815, de même il sera favorable à ce qu’une France dotée d’un régime constitutionnel soit à son tour reçue dans la Sainte-Alliance. Et le 26 septembre 1815, lorsque la Sainte-Alliance est officiellement conclue par les trois souverains, c’est par Metternich que le texte en sera expurgé, débarrassé de tout ce qu’elle pouvait contenir de subversif : ainsi de l’allusion, trop libérale aux yeux de ce dernier, à la « fraternité des sujets » des trois monarques…
Par la suite, l’évolution du contexte international de plus en plus troublé par les aspirations nationalistes et libérales qui s’étendent à l’Allemagne, à l’Italie et à l’Espagne et les propres inquiétudes du tsar face aux contestations qui commencent à se dessiner au sein du pays, poussent Alexandre Ier vers des positions de plus en plus rigides et conservatrices. Et en 1820, il ne reste de la Sainte-Alliance de 1815 qu’un instrument répressif au service d’une politique conservatrice.
Sur le plan des réalisations, hormis l’alliance avec l’Angleterre et l’entrée de la Russie dans la coalition antinapoléonienne, rien de concret ne sortit du projet européen et des aspirations pacifistes du tsar et dans cet échec, l’opposition rencontrée par le tsar de la part des Britanniques n’a pas été négligeable. Il faut également souligner la contradiction intrinsèque d’un projet qui tout en aspirant à faire du continent européen une fédération pacifique de nations libérales, maintenait dans l’Empire de Russie un régime absolutiste. En dépit de cette contradiction, demeure le fait qu’en pensant une fédération européenne qui n’aurait été construite ni sur la force ou la menace de la force, ni sur la prédominance d’une nation au détriment des autres, mais sur des principes politiques de paix et d’équilibre et sur des valeurs culturelles partagées, c’est bien à un autre modèle européen, concurrent de celui rêvé par Napoléon que le tsar aspirait. Pas plus que celui de Napoléon, le projet du tsar ne s’est réalisé. Mais en mars 1814, l’entrée du tsar à Paris à la tête des troupes alliées, devait signer un succès du tsar, en forme de pied de nez à Napoléon : désormais en effet, la nature européenne de la Russie et sa légitime appartenance au vieux continent s’imposaient comme une donnée majeure du jeu international.
1. Pour une vue d’ensemble de la vie et du règne d’Alexandre Ier, voir Marie-Pierre Rey, Alexandre Ier, Paris, Flammarion, 2009.
2. Napoléon Bonaparte, in Correspondance générale publiée par la Fondation Napoléon, Paris, Fayard, 2008, vol. V, no 11138, p. 869.
3. 50e et 51e Bulletins de la Grande Armée, Varsovie, le 11 janvier 1807.
4. Sur le testament de Pierre le Grand, voir la précieuse contribution d’Elena Jourdan, « Le Testament apocryphe de Pierre le Grand, universalité d’un texte (1794-1836) » in Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin, printemps 2004.
5. « Message de Napoléon rédigé le 29 janvier 1807 à Varsovie, pour la convocation exceptionnelle du Sénat le 17 février » (Correspondance de Napoléon Ier, vol. XIV, no 11722).
6. Dépêche de l’ambassadeur Tolstoï, citée in Maurice Paléologue, Alexandre Ier, un tsar énigmatique, Paris, Plon, 1937, p. 68.
7. Des progrès de la puissance russe depuis son origine jusqu’au commencement du xixe siècle, Paris, Fantin Libraire, Quai des Augustins, 1812.
8. Ibid., p. 461.
9. Ibid., p. 457.
10. Mémoires de Joseph Fouché, duc d’Otrante, ministre de la Police générale, t. II, Bruxelles, J. de Mat, 1825, p. 70.
11. In Mémoires du prince Adam Czartoryski et Correspondance, Paris, 1887, Plon, t. II, p. 29.
12. Le texte des Instructions Secrètes est reproduit in extenso in Vneshniaia Politika Rossii xixi nachala xxogo veka, (« La politique extérieure de la Russie au xixe siècle et début du xxe siècle »), série 1, t. II, Moskva, 1961, p. 138-151 et in Mémoires du prince Adam Czartoryski et Correspondance, op. cit., p. 27-45.
13. Instructions Secrètes, op. cit., p. 32.
14. Ibidem, p. 35.
15. Cité par Janet Hartley, « Is Russia part of Europe ? Russian Perceptions of Europe in the Reign of Alexander I », in Cahiers du monde russe et soviétique, Paris, octobre-décembre 1992, p. 142.