5
Mémoires d’un Empire européen de Napoléon
Natalie Petiteau
Université d’Avignon-Centre Norbert Elias (UMR 8562)
La réflexion sur l’existence ou non d’une expérience européenne à l’époque napoléonienne ne peut faire l’économie des questions mémorielles. Stuart Woolf a déjà montré que les conquérants français avaient la volonté de créer une Europe nouvelle en obtenant la collaboration active des peuples soumis1. Mais qu’en est-il resté après les défaites françaises ? Si cette expérience avait été sans lendemain, ce colloque aurait après tout été sans motif. Les questions de mémoire sont donc au cœur de notre problématique. Elles ne sont néanmoins pas faciles à traiter et c’est une rude tâche que de mettre en exergue tout ce sur quoi l’Empire a pu laisser une mémoire de l’existence d’un cadre européen ! Il n’existe sur ce sujet à peu près aucune source spécifique. Mais en même temps nombre de sources relatives à la vie politique, administrative, judiciaire, culturelle ou encore militaire du xixe siècle, dans tous les pays qui ont connu l’occupation ou l’invasion des armées napoléoniennes, peuvent être porteuses de la mémoire de ces quinze années marquantes pour l’Europe entière. Car elles ont fait naître une Europe nouvelle, née d’un Empire français étendu à 130 départements et à des États vassaux couvrant une bonne partie de sa surface.
En mars 1816, Napoléon, devant Las Cases, rappelle qu’il était animé du désir de régénérer l’Europe, une régénération qu’il aurait rêvé de mener, en 1804, main dans la main avec les Anglais après que son armée eut réussi à atteindre Londres2. En avril de la même année, à propos de la campagne qu’il a menée contre la Russie, il soutient qu’il pouvait marcher contre elle « à la tête du reste de l’Europe ; l’entreprise était populaire, la cause était européenne », il précise que c’était tout à la fois les destinées de la France et celles « du système européen » qui étaient en jeu dans cette lutte3, du reste, il revient sur cette question en août pour affirmer que cette défaite a été un grand malheur pour l’Europe entière puisqu’il n’a précisément pas pu engager cette entreprise de régénération4. Le Mémorial de Sainte-Hélène, dont le succès, dès sa publication en 1823, a été considérable, a donc bien transmis l’image d’un Napoléon rêvant d’une Europe unifiée. Que cette Europe ait ou non existé dans la réalité, l’important, au regard de notre propos, est qu’elle se soit imposée, via l’œuvre de Las Cases, dans la mémoire des Européens.
Or, en Allemagne par exemple, cette image-là a existé : l’accueil initialement fait à Napoléon a reflété l’espoir, du moins dans une partie de l’opinion – celle des peuples situés entre Prusse et Autriche – de voir établir une monarchie universelle européenne sous la souveraineté de celui dont le charisme enthousiasmait les contemporains5. Le Mémorial tente donc de raviver les impressions qui ont pu être celles des Européens en 1806. Napoléon avait sans doute conscience que son règne n’a pas toujours suscité les mêmes adhésions. Il s’emploie donc, dans un exil fait de relectures et de réécritures de son œuvre, à en contrôler la postérité. Il s’est donc lui-même imposé en inventeur d’une Europe nouvelle. Mais de quelle Europe s’agissait-il ?
Le conseiller d’État Bigot de Préameneu a souligné que « le Code civil était la loi particulière des Français, elle est devenue la loi commune des peuples d’une partie de l’Europe »7. Or, cette version semble être restée présente dans les mémoires : en 1814, le juriste allemand Ludwig Harscher von Almendingen souligne les bienfaits administratifs dont les Allemands des régions occidentales ont joui sous le règne de Napoléon8. En Rhénanie, nombreux sont ceux qui considèrent que « l’introduction de la constitution française et du Code civil, la suppression des corvées, l’égalité devant l’impôt, l’abolition des privilèges nobiliaires et la publicité des tribunaux » ont été une précieuse « compensation à la perte de leur nationalité »9. L’idée que l’Empire est synonyme d’une modernisation rationelle des lois a donc survécu aux défaites françaises.
Et c’est bien cette Europe-là que Napoléon évoque à Sainte-Hélène. Il y expose qu’il escomptait, après une victoire finale sur la Russie en 1812, avoir la liberté d’organiser son « système européen » dans le cadre duquel les souverains auraient paisiblement « traité [des intérêts du continent] en famille » : en une véritable « Sainte-Alliance », il aurait pu travailler à la prospérité de « l’association européenne », et établir partout les mêmes principes, « un code européen, une cour de cassation européenne […], une même monnaie sous des coins différents ; les mêmes poids, les mêmes mesures, les mêmes lois »10. « Pourquoi mon Code Napoléon n’eût-il pas servi de base à un code européen, et mon Université impériale à une Université européenne ? De la sorte, nous n’eussions réellement, en Europe, composé qu’une seule et même famille11 ». Il rêvait donc, dit-il, de ne faire de l’Europe qu’un même peuple, de sorte que « chacun, en voyageant partout, se fût trouvé dans la patrie commune »12, désir qui semble chez lui récurrent puisqu’il dit également son rêve qu’un Français voyageant en Europe « croie se trouver toujours chez lui »13. S’il avait pu rester libre après Waterloo, se prend-il à rêver, il aurait regroupé aisément autour de lui 60 000 individus, dotés de propriétés, de talents et d’instruction, venus de toute l’Europe. Car il estime que son nom y est extrêmement populaire, qu’il tient « par quelque côté à chaque peuple », qu’il est « devenu de tous les pays »14.
L’Europe de Napoléon à Sainte-Hélène est donc une Europe unifiée sous son nom, associée à une modernité législative et administrative qu’il a en effet instaurée dans la France des 130 départements et dans les États satellites : la clef de son système résidait avant tout dans cette volonté d’homogénéité, dans le désir de créer une Europe à l’image de la France15. Plus qu’une aspiration à l’unité, il nourrissait en fait une soif d’uniformité16. Ainsi, le duché de Berg et le royaume de Westphalie ont connu les mêmes circonscriptions administratives et judiciaires qu’en France17. Il s’agirait donc, dans des travaux ultérieurs, de mettre au jour les traces mémorielles de l’Empire en voyant ce qu’il est advenu après 1815 de cette législation dans ces différents espaces européens, non sans négliger le fait que même le Code civil n’a pas pu être imposé dans la totalité des États de la Confédération du Rhin18. Reste que, puisque l’administration a été le grand moteur des réformes, c’est en ce domaine qu’il convient de chercher les traces mémorielles de l’Empire au-delà de 1815. Qu’est-il resté, par exemple, des tentatives pour répandre le français ? Les Italiens, les Belges, les Hollandais ou les Allemands qui ont servi l’administration française ont-ils ensuite conservé les pratiques alors acquises ? Michael Broers a cependant déjà souligné combien, dans les départements étrangers, le système napoléonien a constitué la matrice des administrations19. Mais la difficulté des autorités napoléoniennes à prendre en compte les attentes locales20 n’a-t-elle pas au contraire, par avance, ruiné tout espoir de pérennité ?
De plus, l’Allemagne, notamment, a connu, en raison de la politique napoléonienne, un réel essor de certains secteurs de son industrie : l’introduction de la liberté d’entreprise, l’élimination de la concurrence anglaise ainsi que l’ouverture du marché français ont été bénéfiques22. Quel regard, a posteriori, les Allemands ont-ils porté sur cela, quelle mémoire en ont-ils gardé ? On sait notamment que Goethe ou Hegel ne furent pas hostiles à Napoléon. À l’inverse, quelle idée les Italiens ont-ils pu conserver de l’Europe alors que Napoléon, rappelant au vice-roi Eugène que la France passait avant tout, a choisi de sacrifier l’industrie de la soie italienne au profit de celle de la France23 ? Dans le royaume de Naples, la réforme agraire engagée par les Français en tenant compte des doctrines physiocratiques a finalement compromis la viabilité de l’agriculture paysanne à base communautaire24 : quelles traces cela a-t-il laissé au-delà de 1815 ?
Pourtant, à y regarder de plus près, à être attentif à tous les mots du Mémorial, il apparaît que Napoléon avait conscience de l’existence d’une Europe déchirée, non unie et en guerre. En se référant par exemple au salut national, il révèle que la France demeurait au premier rang de ses préoccupations25. Il ne conçoit en fait réellement d’Europe unie que dans une soumission à une puissance antérieurement établie, qu’il s’agisse bien sûr de la France26, mais aussi de la Russie27. La plupart des mémorialistes ne rendent compte que de cette Europe-là, où les puissances étrangères se coalisent contre la France28. Il en est ainsi pour un Polonais d’origine allemande, De Brandt, admirateur de Napoléon pourtant, passé du service de la Prusse à celui de la France en vertu des nouvelles répartitions de territoires, enrôlé dans un régiment franco-polonais29. Plus catégorique est le colonel Noël, qui ne parle que de guerres de conquêtes et regrette de devoir se battre pour la seule ambition d’une famille30. Et c’est de cette Europe-là aussi, marquée par l’affrontement entre la France et les coalisés, dont rend compte Caulaincourt tout au long de ses mémoires de diplomate31. Très rares sont ceux qui ont dit avoir eu le sentiment que se construisait une Europe unie. Le comte de Lavalette est en la matière une exception : Napoléon avait en lui, écrit-il, le génie et le caractère pour développer l’idée de vaincre l’Europe en vue d’en être le maître ou le président32. Et quand Lavalette évoque les successives victoires et réussites du Consulat, il observe que c’est à l’issue de cette période que Napoléon « convaincu qu’il pouvait tout oser releva le trône de France pour maîtriser l’Europe »33. Il y aurait donc bien eu, selon Lavalette, un dessein européen napoléonien, mais qui visait à établir une Europe dominée par la France. Dans cet espace, l’application d’un certain nombre de conquêtes révolutionnaires a pu effectivement être un facteur d’unité.
Il y a eu exportation partielle du système français en Italie : ainsi, la loi du 2 août 1806 décrète le rachat des droits seigneuriaux dans le royaume de Naples, tandis que certains droits féodaux sont abolis. Les paysans napolitains ont-ils oublié que certaines de leurs charges ont disparu à la faveur de l’occupation française ? On sait en réalité que l’impuissance de la France à régler la question agraire dans le royaume n’a fait que laisser gronder le mécontentement contre les latifundiaires. Mais les 170 Italiens agrégés à la noblesse impériale n’ont-ils pas plaidé, après 1815, la cause d’un conquérant qui a par ailleurs proclamé l’égalité issue de 1789 ?
Il y a eu des allègements de charges en Allemagne, de la rive gauche du Rhin jusqu’à l’Ouest de l’Elbe : même là où il y eut un recul après 1815, les paysans ont-ils oublié qu’ils avaient connu un temps de disparition des charges seigneuriales ? Dans la partie occidentale de l’Allemagne, c’est l’Empire qui a pérennisé les droits de pleine propriété obtenus après 1793 : cela est-il sorti bien vite des mémoires des bénéficiaires ? Dans le grand-duché de Berg, en Westphalie, en Bavière, à Francfort et en Hesse, l’Empire a consacré l’abolition des dîmes, du servage et des contraintes de ban, tandis que les droits seigneuriaux devaient, eux, être rachetés : quelle image de l’Empire cela a-t-il pu laisser36 ? Quelle idée les Allemands du royaume de Westphalie ont-ils retenue d’un temps où régnait la liberté religieuse et où les Juifs se sont vus reconnaître un statut de citoyens à part entière37 ? Mais il faudrait aussi mesurer comment, en contrepartie, a pesé la mémoire des levées d’hommes et de la situation économique générée par la politique de blocus : quels souvenirs les populations allemandes ont-elles conservés des saisies de marchandises anglaises ou des baisses de prix affectant l’espace germanique après 180638 ?
Partout en Europe, les guerres napoléoniennes ont laissé des hommes qui ont en partage la mémoire des combats. Dans un camp comme dans l’autre de la coalition, sans négliger les États qui sont passés de l’un à l’autre au cours de la période, ces hommes, quand ils ont survécu, sont rentrés chez eux porteurs d’une expérience singulière faite notamment de la rencontre de la violence de guerre. Par l’ampleur des combats auxquels ils ont été mêlés, par la longueur des marches qu’ils ont dû faire, ils ont été amenés à prendre conscience de ce que le continent a traversé un moment crucial de son histoire39. Et pour tous les hommes enrôlés dans les armées de Napoléon, Français mais aussi Italiens, Belges, Allemands, Hollandais ou Polonais, leur vie de soldat les a conduits à découvrir une vie politique nouvelle. Les proclamations lues devant les troupes n’étaient pas sans rappeler que la Révolution avait eu lieu et n’était pas totalement oubliée. Le principe de l’égalité restait en vigueur dans les rangs des armées françaises : tout soldat pouvait prétendre monter en grade, tout homme instruit pouvait aspirer à devenir officier, tout guerrier valeureux pouvait ambitionner la Légion d’honneur.
Or, en Belgique comme en Allemagne, les associations d’anciens soldats des armées napoléoniennes ont perpétué un souvenir positif de Napoléon au-delà de 1840. Elles ont de plus contribué à la diffusion d’une culture populaire française, ce qui est allé dans le sens des brassages culturels40. Si, en France, de telles associations n’ont pas pu fonctionner au grand jour avant l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte, il n’en existait pas moins, dans presque chaque commune, des vétérans pour qui l’espace européen était devenu réalité à la faveur de campagnes les ayant menés à l’extrême Sud de l’Italie, en Espagne ou en Russie. Tous avaient alors pu observer des modes de vie et des organisations sociales autres. Ils sont rentrés riches d’une expérience inscrite dans cet horizon européen, rappelant, par leur existence même, à leurs parents, amis et voisins, qu’au-delà de l’espace villageois existe une Europe qui n’est plus imaginaire41.
À l’exception des Britanniques, tous les civils européens ont de plus connu, de près ou de loin, invasions et occupations qui ont aussi donné une brutale réalité à l’Europe : les armées françaises ont été présentes partout. Ce faisant, elles ont par exemple conduit des soldats d’origine germanique jusqu’en Espagne. Ainsi, paysans russes et soldats français se sont côtoyés, il en est allé de même en Espagne et en Italie. Par ailleurs, à la chute de Napoléon, le territoire français voit arriver les alliés dans le Sud-Ouest, dans le Nord et l’Est et en Île-de-France42. Ce brassage a trouvé un prolongement dans l’installation de soldats dans les pays où ils sont arrivés avec l’armée : des Français ont ainsi fait souche en Russie, des Russes ou des Polonais se sont mariés dans les environs de Paris43. À l’inverse, des réfugiés espagnols se sont installés dans le Sud-Ouest de la France. Tous ces hommes ont ensuite incarné, au long de leur existence, la mémoire des temps napoléoniens, où les horizons de chacun pouvaient soudain être européens. De plus, les civils ont parfois recueilli des monnaies ou des armes. S’inscrivent ainsi encore plus aisément dans leur mémoire les réalités d’un espace européen : une fois encore l’existence d’horizons lointains prend consistance. Mais l’Europe qui devient ainsi une réalité n’est en aucune façon une Europe unie, les mémoires qui se forgent de la sorte retiennent bien au contraire l’idée d’une Europe traversée de conflits. Celle-là même qui est aussi dans l’immense majorité des textes des mémorialistes.
Pourtant, la domination napoléonienne n’a pas forcément été synonyme d’exportation des principes de 1789. Ainsi, en Italie, liberté individuelle et liberté de presse sont totalement bafouées45. Il n’en demeure pas moins que l’histoire de l’Europe en révolution au xixe siècle démontre que le souvenir de l’Empire n’a pas compté pour rien dans ces bouleversements majeurs. En Russie, les décabristes sont notamment des officiers qui ont découvert la France et ses idées libérales à l’occasion des deux dernières campagnes de 1814 et de 1815. Les mouvements libéraux qui touchent l’Italie, l’Espagne, la Grèce ou encore la Belgique ou la Pologne sont encadrés, bien souvent, par d’anciens officiers de la Grande Armée soucieux de demeurer, même après la chute de Napoléon, les défenseurs des principes révolutionnaires en Europe : cette « Grande Armée de la liberté »46 joue finalement un rôle dans l’Europe des nationalités dont on peut se demander si elle a ou non été préfigurée par l’Europe napoléonienne. Quant aux carbonari, il ne faut pas oublier que leur apparition en Italie, où ils ont joué un rôle essentiel, est due à la présence de Joseph Briot, en Calabre, où il était en fonction sur ordre de Joseph Bonaparte47.
L’idée de nation s’est imposée à bien des jeunes Italiens ou Allemands enrôlés sous les drapeaux impériaux, ou à nombre d’Espagnols, engagés contre l’occupation française48. Dans un cas comme dans l’autre, il est resté ainsi de l’Europe napoléonienne un sentiment identitaire qui s’est peu à peu épanoui au xixe siècle.
La carte de l’Europe a effectivement changé au cours de la période napoléonienne, les frontières ont été redessinées, la carte des États n’est plus la même et la carte de l’Europe en 1815 laisse déjà voir que l’Allemagne et l’Italie s’acheminent vers l’écriture d’une nouvelle page de leur histoire : la « Confédération germanique » se place après tout dans le droit fil de la « Confédération du Rhin »50, et Napoléon a bien été par ses talents d’organisateur d’abord, par les effets de sa démesure ensuite, le précurseur de l’unité nationale de l’Allemagne51. Madame de Staël en a transmis la mémoire :
« Les peuples [européens] s’obstinaient à le considérer comme le défenseur de leurs droits, dans le moment où il était le (sic) plus grand ennemi. La force de la révolution de France, dont il avait hérité, était immense, parce qu’elle se composait de la volonté des Français et du vœu secret des autres nations. Napoléon s’est servi de cette force contre les anciens gouvernements pendant plusieurs années, avant que les peuples aient découvert qu’il ne s’agissait pas d’eux. »52
De fait, l’établissement d’une République italienne semblait propre à satisfaire les aspirations des Italiens. Mais la proclamation du royaume, en 1804, est accueillie dans une atmosphère glaciale53 et en réalité Napoléon n’a jamais rien fait pour encourager l’unité54. Pourtant le souvenir de l’Italie napoléonienne a compté dans le Risorgimento55. Cependant bien des actes napoléoniens ont été à l’encontre du principe révolutionnaire du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Napoléon aurait en fait surtout tenté d’annihiler les nationalités au profit d’un modèle européen francisé56.
En Russie, les poèmes de Pouchkine montrent, dès 1805, comment la guerre réveille le patriotisme russe61. En Italie, Ugo Foscolo, dans les Sepolcri parus en 1806, fait l’apologie des victoires britanniques en une langue qui invite à un retour à l’italianité62. En 1815, le poète Léopardi exprime à son tour la révolte italienne : son Discours aux Italiens dénonce Napoléon comme l’oppresseur de l’Italie. En Espagne, les poètes proclament que mourir pour la patrie est une belle mort63. Et, à lire Marbot, il semblerait que même les officiers de la Grande Armée aient pressenti les erreurs de l’Empereur, notamment en Espagne : « Napoléon méprisa trop les nations de la Péninsule, et crut qu’il suffirait de montrer des troupes françaises pour obtenir d’elles tout ce qu’on voudrait, ce fut une grande erreur. »64
Autant de réflexions qui illustrent comment l’occupation d’une partie de l’Europe par les troupes françaises, révolutionnaires puis impériales, a suscité, par un choc en retour, la diffusion des sentiments nationaux.
Face à l’hégémonie napoléonienne, les solidarités de langue, de communauté, de religion ont été revivifiées, tandis que sont apparues de nouvelles solidarités, faisant référence à la nation : l’hégémonie française a conduit à des prises de conscience déterminantes pour la suite de l’histoire des populations soumises65. En Espagne, l’idée de nation s’est forgée dans la résistance à l’invasion napoléonienne et celle-ci est au cœur des mouvements anti-carlistes du xixe siècle. En Allemagne, Karl Von Clausewitz a établi un lien direct entre les guerres napoléoniennes et l’affirmation des nationalités : « les guerres de Napoléon et la guerre de libération nationale de 1813 font apparaître tout ensemble quels facteurs formidables sont l’idée et le sentiment de la nationalité pour forger la puissance de l’État, de la guerre et de la lutte »66. Dès 1814 en Allemagne s’élèvent des voix pour dire que Napoléon a été un « vigoureux éducateur des nations pour qu’elles résistent à l’oppression arbitraire et aux préjugés d’un autre âge »67. En Italie, les révoltes libérales sont animées entre autres par les héritiers des luttes contre l’occupation napoléonienne et ceux qui ont la volonté de fonder la nation se nourrissent des remises en cause de la période française68. L’historiographie nationaliste, puis fasciste a représenté la résistance contre les Français comme l’expression d’un mouvement national. Du reste, la forte présence des anciens fonctionnaires et officiers dans les révoltes italiennes des années 1820 témoigne pour le moins d’une indéniable continuité69.
Or, à Sainte-Hélène, Napoléon souligne, en février 1816, à la lecture de la presse, qu’il y aura sans doute un jour en Europe une explosion des peuples70. Cette version a-t-elle permis d’ancrer dans les mémoires européennes l’image d’un Napoléon père des nationalités ? Quoi qu’il en soit, Louis-Napoléon a repris, dans Les Idées napoléoniennes, ce qui figurait dans Le Mémorial de Sainte-Hélène comme rationalisation a posteriori. Mais cela devint, avec le Second Empire, un programme sincère fait de soutien aux « grandes nationalités » et de volonté de bâtir une confédération européenne fondée sur l’unification monétaire, législative et juridique du continent, avec un code européen, une cour de cassation européenne, une unification des poids et mesures71. Finalement, il y a une mémoire d’une Europe napoléonienne chez le neveu de l’Empereur, et cela a en partie guidé la politique étrangère de la France durant 20 ans. En partie seulement, car Louis-Napoléon est demeuré bien isolé dans cette conception de l’Europe. La mémoire de l’Europe napoléonienne n’aurait-elle été qu’une affaire de famille ?…
Finalement, le sentiment de l’existence d’une Europe napoléonienne unie n’était pas généralisé au xixe siècle. Seuls ceux qui ont pris au pied de la lettre les paroles de Sainte-Hélène y auront véritablement cru. Pour le reste, la mémoire qui l’emporte est celle d’une Europe conquise ou d’une Europe déchirée. Peut-être est-ce l’existence d’une légende napoléonienne à l’échelle européenne qui a trop rapidement conduit à l’idée selon laquelle l’Europe napoléonienne serait une préfiguration de l’Europe moderne72. En Allemagne par exemple, l’œuvre de Heinrich Heine chante les louanges de Napoléon, suivie par bien d’autres, comme celles de Grillparzer ou Grabbe73, sans oublier que Nietzsche, à l’orée du xxe siècle, perpétue encore cette vision74.
L’une des meilleures preuves de cette portée mémorielle ne réside-t-elle pas dans la façon dont les revues destinées au grand public peuvent miser sur le caractère européen de l’œuvre de Napoléon pour attirer les lecteurs ? Ainsi, en plein bicentenaire de la Légion d’honneur, qui avait largement, en France, tenu lieu de bicentenaire napoléonien, la revue Historia titre, avec certitude « Napoléon, le vrai père de l’Europe ». L’affirmation n’est pas soumise à examen, chaque article vise à prouver la vérité affichée en couverture : Napoléon, militaire qui a fait ses classes à l’étranger, est bien le père de l’Europe car il a fédéré le vieux continent par ses lois, il a établi les prémices du marché commun, il a fait de la France la vitrine de l’art mondial et il a rassemblé vingt nations dans son armée75.
Le succès de l’exposition Traum und Trauma 76prouve que bien des Européens sont désireux aujourd’hui de comprendre les racines napoléoniennes de leur histoire. Celle-ci n’a rien de linéaire et doit à l’Empire un incontestable élargissement des horizons et des rêves d’égalité révolutionnaire, mais aussi des traumatismes qui ont marqué plusieurs générations : reste qu’avoir des traumatismes en partage, n’est-ce pas aussi une façon d’avoir une histoire commune ?
1. Stuart Woolf, Napoléon et la conquête de l’Europe, Paris, Flammarion, 1990, 396 p.
2. Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène. 1re éd. intégrale et critique établie par M. Dunan, Paris, Flammarion, 1951, vol. I, p. 412.
3. Ibidem, p. 539.
4. Idem, vol. II, p. 232-233.
5. Hagen Schulze, « Napoléon », in Étienne François, Hagen Schulze, Mémoires allemandes, Paris, Gallimard, 2007, p. 199.
6. Silvia Marzagalli, « Napoléon, l’Europe et le blocus continental », in J.-C. Martin (dir.), Napoléon et l’Europe, Rennes, PUR, 2002, p. 71-90.
7. Cité dans Paul-L. Weinacht, « Les États de la Confédération du Rhin face au Code Napoléon », in J.-C. Martin (dir.), op. cit., 2002, p. 93.
8. Cité dans H. Schulze, op. cit., 2007, p. 206.
9. Ibidem, p. 207.
10. E. de Las Cases, Le Mémorial…, op. cit., vol. II, p. 232-233.
11. Ibidem, p. 583.
12. Ibidem, p. 232-233.
13. Idem, vol. I, p. 754.
14. Ibidem, p. 642.
15. S. Woolf, op. cit., 1990, p. 54.
16. Annie Jourdan, « Napoléon et la paix universelle. Utopie et réalité », in J.-C. Martin (dir.), op. cit., 2002, p. 63.
17. Roger Dufraisse, « L’Allemagne napoléonienne jusqu’en 1809 », in J. Tulard (dir.), L’Europe de Napoléon, Paris, Horvath, 1989, p. 145.
18. Ibidem, p. 139.
19. Michael Broers, Europe under Napoléon, 1799-1815, Londres, Arnold, 1996, p. 267.
20. S. Woolf, op. cit., 1990, p. 141.
21. E. de Las Cases, Le Mémorial…, op. cit., vol. I, p. 303.
22. R. Dufraisse, op. cit., 1989, p. 162-164.
23. Jacques Godechot, « L’Italie de 1800 à 1809 », in J. Tulard (dir), op. cit., 1989, p. 227 ; Luigi Mascilli Migliorini, Le Mythe du héros. France et Italie après la chute de Napoléon, Paris, Nouveau Monde, 2002.
24. S. Woolf, « Napoléon et l’Italie » in JC. Martin (dir.), op. cit., 2002, p. 122.
25. E. de Las Cases, Le Mémorial…, op. cit., vol. II, p. 492.
26. Ibidem, p. 544-545, 579, 583.
27. Ibidem, p. 517.
28. Voir par exemple capitaine Vincent Bertrand, Mémoires. Grande Armée, 1805-1815. Recueillis et publiés par le colonel Chaland de Guillanche, son petit-fils. Rééd. établie et complétée par C. Bourachot, Paris, Librairie des Deux Empires, 1998 [1re éd. 1909, Siraudeau, Angers], p. 278.
29. Gal De Brandt, Souvenirs d’un officier polonais. Scènes de la vie militaire en Espagne et en Russie (1808-1812), Paris, Librairie des Deux Empires, 2002 (1re éd. 1877, Charpentier, par le baron Ernouf), 352 p.
30. Jean-Nicolas Noël, Souvenirs militaires d’un officier du Premier Empire, rééd. établie et complétée par C. Bourachot, Paris, Librairie des Deux Empires, 1999 [1re éd. 1895, Berger-Levrault], p. 37, 60, 117-118.
31. Armand-Louis A. de Caulaincourt, Mémoires du général Caulaincourt, duc de Vicence, grand écuyer del’empereur. Introduction et notes de Jean Hanoteau, Paris, Plon, 1933, 3 vol.
32. Antoine-Marie Chamans, comte de Lavalette, Mémoires et souvenirs, Paris, Mercure de France, 1994 [1re éd. 1831, Fournier], p. 256.
33. Ibidem, p. 299.
34. Natalie Petiteau, Élites et mobilités. La noblesse d’Empire au xixe siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 1997, 714 p.
35. S. Woolf, op. cit., 1990, p. 291.
36. R. Dufraisse, op. cit., 1989, p. 113 ; S. Woolf, op. cit., 1990, p. 187.
37. Jacques-Olivier Boudon, « L’exportation du modèle français dans l’Allemagne napoléonienne : l’exemple de la Westphalie », in J.-C. Martin (dir.), op. cit., 2002, p. 111.
38. R. Dufraisse, op. cit., 1989, p. 151.
39. N. Petiteau, Lendemains d’Empire. Les soldats de Napoléon dans la France du xixe siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003, 400 p. ; Guerriers du Premier Empire, Paris, Les Indes Savantes, 2011, 191 p.
40. H. Schulze, op. cit., 2007, p. 208-209.
41. N. Petiteau, op. cit., 2011.
42. Jacques Hantraye, Les Cosaques aux Champs-Elysées. L’occupation de la France après la chute de Napoléon, Paris, Belin, 2005, 303 p.
43. Ibidem, p. 206.
44. H. Schulze, op. cit., 2007, p. 205.
45. J. Godechot, op. cit., 1989, p. 206.
46. Walter Bruyère-Ostells, La Grande Armée de la liberté, Paris, Tallandier, 2009, 335 p.
47. J. Godechot, op. cit., 1989, p. 219.
48. S. Woolf, op. cit., 1990, p. 275.
49. E. de Las Cases, Le Mémorial…, op. cit., vol. II, p. 544.
50. Michel Kerautret, « Les Allemagnes napoléoniennes », dans T. Lentz (dir.), Napoléon et l’Europe, Paris, Fayard, 2005, p. 337.
51. Ibidem, p. 339.
52. G. de Staël, op. cit., p. 425.
53. J. Godechot, op. cit., 1989, p. 199.
54. S. Woolf, op. cit., 2002, p. 116.
55. R. de Lorenzo, « Mythes contre-révolutionnaires dans les révolutions en Italie (1796-1860), in J.-C. Martin (dir.), La Contre-Révolution en Europe, xviiie-xixe siècles. Réalités politiques et sociales, résonances culturelles et idéologiques, Rennes, PUR, 2001, p. 262.
56. A. Jourdan, op. cit., 2002, p. 64.
57. M. Broers, op. cit., 1996, p. 266.
58. Johann-Gotlieb Fichte, Treizième discours à la nation allemande, cité in M. Chaulanges, Textes historiques, 1799-1815 : l’époque de Napoléon, Paris, Delagrave, 1960, p. 140.
59. R. Dufraisse, op. cit., 1989, p. 171-173.
60. Karen Hagemann, « “Unimaginable Horror and Misery” : The Battle of Leizig in October 1813 in Civilian Experience and Perception », in A. Forrest et alii (éd.), Soldiers, Citizens and Civilians. Experiences and Perceptions of the Revolutionary an Napoleonic Wars, 1790-1820, Palgrave Macmillan, 2009, p. 158.
61. Jean Tulard, L’Anti-Napoléon, Paris, Julliard, 1964, p. 175-176.
62. J. Godechot, L’Europe et l’Amérique à l’époque napoléonienne, Paris, PUF, 1967, p. 194.
63. Cité dans J. Tulard, Le Mythe de Napoléon, Paris, A. Colin, 1971, p. 140.
64. Baron de Marbot, Mémoires, Paris, Mercure de France, 1983, t. I, p. 294.
65. S. Woolf, op. cit., 1990, p. 339.
66. Cité dans Jean-René Suratteau, L’Idée nationale de la Révolution à nos jours, Paris, PUF, 1972, p. 75.
67. H. Schulze, op. cit., 2007, p. 206.
68. R. de Lorenzo, op. cit., 2001, p. 265-267.
69. S. Woolf, op. cit., 2002, p. 123.
70. E. de Las Cases, Le Mémorial…, op. cit., vol. I, p. 394.
71. Georges-Henri Soutou, « L’héritage sous bénéfice d’inventaire ? La politique extérieure de Napoléon III », in T. Lentz (dir.), op. cit., 2005, p. 395-410.
72. N. Petiteau, Napoléon, de la mythologie à l’histoire, Paris, Le Seuil, 1999, 439 p.
73. H. Schulze, op. cit., 2007, p. 208.
74. Ibidem, p. 213.
75. Historia, dossier thématique no 78, juillet-août 2002.
76. Bénédicte Savoy (dir.), Napoleon und Europa. Traum und Trauma, Prestel, 2010, 383 p.