John Dunne a analysé le contexte dans lequel se déroulaient les élections de la période napoléonienne, généralement méconnues, surtout dans une perspective « européenne », dans les départements annexés (ou réunis). Il a bien établi l’objet essentiel de ces élections, comme travail d’État, une dimension peu libérale, et pas du tout démocratique. Pourtant, elles constituent une véritable expérience transnationale du vote au cours du Premier Empire, qui est beaucoup plus significative que la « comédie électorale » trop facilement dénoncée par Hippolyte Taine, et plus récemment par Jean-Yves Coppolani
1. Mon propos est d’examiner ces élections d’en bas, plutôt que d’en haut. Historien du vote, je m’intéresse avant tout à la pratique électorale sous Napoléon, afin d’insérer cette activité importante dans un apprentissage plus global du vote, qui a commencé en France avec la Révolution et s’y développera ensuite, aussi bien que dans d’autres pays du monde. Ce bref
aperçu comprendra trois aspects du processus à l’époque napoléonienne : un regard sur le niveau de la fréquentation électorale ; une explication de la pratique de ce vote aux assemblées, par bulletin écrit ; et finalement, une tentative de saisir la signification profonde de ces élections, dont l’influence s’étendra plus loin que le seul régime bonapartiste.
La participation électorale
Grâce aux documents conservés dans les Archives nationales de France, on peut assez facilement établir une statistique de la fréquentation électorale sous le système napoléonien de l’an X (1802), partout où il eut cours
2. Évidemment, il faut traiter avec attention le niveau de participation ainsi obtenu, car il s’agit à ce moment-là, comme sous la Révolution, de multiples votes (jusqu’à trois tours, à la recherche des majorités absolues), exprimés dans des assemblées électorales. On retrouve ainsi plusieurs chiffres pour chaque consultation, à cause du va-et-vient des votants, qui assistent souvent plus nombreux au dernier tour qui est consacré au ballottage. Pour le calcul mené ici, nous avons retenu le chiffre le plus élevé (qui ne représente pas forcément le total des différents individus qui prennent part aux tours successifs du vote, mais qui constitue un mode convenable de comparaison). Ces chiffres nous offrent par conséquent un ordre de grandeur, plutôt qu’une statistique exacte, capable de satisfaire les exigences des études du comportement électoral actuel.
Néanmoins, ce qui est frappant, et suscite une très grande surprise, c’est le niveau relativement élevé de participation qu’on retrouve dans les assemblées cantonales des départements annexés, sur la base du suffrage universel masculin. Un sondage dans une quinzaine de départements de cette espèce, réunis à la République ou ensuite à l’Empire, à partir de la fin des années 1790, dont les assemblées cantonales et les collèges électoraux se sont réunis pendant une dizaine d’années, donne un large échantillon de taux de participation. À cause des considérables variations géographiques et chronologiques dans ces taux, il faut se méfier des moyennes. Néanmoins, le dépouillement (voir tableau 1) suggère, grosso modo, des pourcentages généralement au-dessous de 30 % dans les départements belges (Dyle, Escaut et Meuse-Inférieure), souvent supérieurs à 30 % dans ceux établis de bonne heure en Piémont (Pô,
Sésia et Stura) et à 50 % en Rhénanie (Mont-Tonnerre, Rhin-et-Moselle, Roër et Sarre)
3. En effet, le préfet de la Stura, où le niveau de participation atteint 43 % en 1803, exprime son propre étonnement : « Je dois rendre justice aux habitants qui se sont tous en général présentés à l’exercice de leurs droits avec un empressement et une dignité inattendus
4. »
Tableau 1. Participation aux assemblées cantonales dans les départements annexés, 1803-1813 (pourcentages arrondis)
Année | 1803 | 1807 | 1808 | 1809 | 1810 | 1811 | 1812 | 1813 |
Dyle | | | | | 16 | | | |
Escaut | | 25 | | | | | 15 | |
Meuse-Inférieure | | | | | | 34 | | |
Marengo | | 39 | | | | | | |
Pô (arr. de Turin) | 48 | | | | | 27 | | |
Sésia | 24 | | 39 | | | | | |
Stura | 43 | 38 | | | | | 20 | |
Mont-Tonnerre | | | | | | 54 | | |
Rhin-et-Moselle | 54 | | | | 56 | | | |
Roër | 55 | | | 54 | | | | |
Sarre | | 60 | | | | | 55 | |
Taro | | | | | 27 | | | |
Rome | | | | | | 15 | | |
Trasimène | | | | | | | | 25 |
Bouches-de-l’Yssel | | | | | | | 10 | |
Par contre, les départements annexés plus tard, sous l’Empire, montrent moins d’enthousiasme : autour de 25 % dans le Taro en 1810 ou le Trasimène en 1813, par exemple, seulement 15 % dans le département de Rome en 1811 (où beaucoup de cantons n’achèvent pas leurs travaux ou ne se réunissent pas du tout), et pas plus que 10 % en Hollande en 1813. Cependant, à ce dernier moment, face aux revers militaires, le régime impérial « est profondément
menacé », comme le note le préfet du Trasimène, et ses administrateurs commencent à craindre qu’il ne dure plus longtemps
5. Une baisse du niveau de participation électorale est aussi évidente dans la métropole. En 1812, l’Aube enregistre 15 % de participation et la Gironde juste 12 %, tandis qu’à Paris, la même année, la participation tombe bien au-dessous du dixième des inscrits. Il faut souligner que le niveau d’assistance dans les assemblées cantonales au cœur de l’Empire était toujours modeste. Dans un sondage fondé sur plus d’une vingtaine de départements français, le Haut-Rhin vient en tête avec un niveau de participation de 48 % en 1810, mais on ne dépasse que rarement la barre de 25 % (voir tableau 2). Les ayants droit de voter dans la plupart des départements annexés témoignent donc de plus d’empressement à se déplacer vers les urnes que la grande majorité de leurs homologues métropolitains.
Tableau 2, Participation aux assemblées cantonales dans les départements métropolitains, 1807-1812 (pourcentages arrondis)
Année | 1807 | 1808 | 1809 | 1810 | 1811 | 1812 |
Aube | | | | | | 15 |
Cantal | | | | | 23 | |
Charente-Inférieure | | 23 | | | | |
Côte-d’Or | | | 14 | | | |
Gironde | 35 | | | | | 12 |
Marne | | 14 | | | | |
Morbihan | 17 | | | | | 15 |
Bas-Rhin | 34 | | | | | 37 |
Haut-Rhin | | | | 48 | | |
Pyrénées-Orientales | | | | | 21 | |
Seine | 9 | | | | | 7 |
Seine-Inférieure | | | 14 | | | |
Var | | | | 23 | | |
Vendée | | | | 15 | | |
Vosges | 27 | | | | | 19 |
Certes, on doit relativiser ces chiffres par rapport à la Révolution, qui a instauré ce système d’élections indirectes, à deux degrés, repris plus tard sous
Napoléon, mais sur la base d’un suffrage plutôt restreint au niveau primaire. En effet, au cours des années 1790, dans les assemblées cantonales, les taux de participation sont également susceptibles de maintes variations géographiques et chronologiques, mais en général ils n’excèdent pas les 30 voire les 20 % des inscrits
6. Par contre, au cours des années 1790, à quelques exceptions près, les assemblées (ou collèges) de département attirent toujours plus de 80 % des électeurs au second degré, choisis chaque année par les ayants droit de voter dans les cantons
7.
Sous le régime napoléonien, par contre, où les membres des collèges de département (et maintenant aussi d’arrondissement), sont élus à vie, le niveau de participation, aux élections moins fréquentes (tous les cinq ans à partir de 1807), est d’habitude plus modeste. À cette époque la comparaison entre les taux d’assistance enregistrés dans la métropole et les départements annexés est rendue plus délicate à cause du quorum de 50 % exigé afin d’assurer la validité des résultats. Les absents tombent sous l’obligation de donner leurs excuses, sous peine de perdre leurs places, ce qui donne lieu à des remarques pittoresques : à Rome en 1812, par exemple, on est “
malato mortalmente”, ou dans un “
eta decrepita”
8. On doit souvent attendre quelques jours afin que le seuil de la moitié des inscrits soit dépassé, mais les opérations ne durent que deux ou trois jours par la suite. Encore une fois, du moins dans le sondage réalisé pour cette étude, le niveau de participation dans les départements réunis est généralement supérieur à celui de leurs contreparties françaises.
9 Cette constatation est aussi valable au sein des collèges d’arrondissement que dans le cas des collèges de département (voir tableau pour une dizaine d’exemples parmi les plus forts de notre sondage). En effet, on doit remarquer que la position des collèges parisiens en tête de palmarès est trompeuse : défaut des listes de membres inscrits en 1803 (les assemblées cantonales n’ayant pas achevé leurs travaux à cause de l’absence des votants) ; assistance aux réunions dans la capitale n’entraînant pas le déplacement nécessité ailleurs pour la plupart des élus au stade secondaire.
Tableau 3, Niveaux d’assistance les plus forts aux collèges électoraux dans tous les départements de l’Empire, 1803-1812 (pourcentages arrondis)
Année | 1803-5 | 1808 | 1809 | 1810 | 1811 | 1812 |
Collège de département | | | | | | |
Seine | 88 | 83 | | | | |
Stura | 86 | 61 | | | | |
Rhin-et-Moselle | 79 | | | | | |
Sésia | 74 | 67 | | | | |
Pô | 72 | 57 | | | | |
Cantal | 70 | | | | | 65 |
Haut-Rhin | | | | | 69 | |
Marengo | 68 | 64 | | | | |
Meuse-Inférieure | | | | | | 66 |
Dyle | 62 | | | 71 | | |
Collèges d’arrondissement (moyen de participation) | | | | | | |
Seine | 94 | 76 | | | | |
Pô | 85 | 65 | | | | |
Rhin-et-Moselle | 85 | | | | | |
Haut-Rhin | | | | | 77 | |
Marengo | | 75 | | | | |
Dyle | 74 | | | 75 | | |
Meuse-Inférieure | | | | | | 71 |
Stura | | 71 | | | | |
Sésia | 69 | 67 | | | | |
Roër | 66 | | 64 | | | |
La pratique du vote : assemblée et bulletin écrit
Comment expliquer ce décalage inattendu entre les taux de participation aux assemblées cantonales et aux collèges électoraux, dans les départements annexés d’une part, et ceux de la métropole de l’autre ? Une réponse peut se trouver dans la nouveauté du processus électoral napoléonien appliqué aux départements plus récemment réunis. Dans la métropole française, l’intérêt porté aux élections est généralement en chute vers la fin des années 1790. Quoi qu’il s’agisse pour l’essentiel de réunions communales, la pratique électorale n’est pas totalement inconnue dans les pays annexés, une expérience
préalable qui ouvre sans doute la voie aux élections sous le régime napoléonien
10. Le préfet de l’Ourthe, par exemple, se plaint de ce que ses administrés se servent des habitudes contestataires, fruit de leur longue tradition « des assemblées politiques »
11. En effet, la Révolution française n’a pas inventé les élections, elle a plutôt ajouté un acte de vote « moderne », à bulletin écrit, à l’ancien mécanisme des assemblées électorales (en même temps qu’elle remanie et rationalise les circonscriptions et le suffrage)
12.
Certes, il ne faut pas automatiquement considérer la participation électorale à l’époque napoléonienne comme une indication de soutien à l’Empire, ni vice versa dans le cas de l’abstention
13. Bien sûr, le serment de fidélité au gouvernement, demandé à l’ouverture des séances, peut décourager des votants. Selon le préfet du Trasimène, en 1813, cette obligation provoque l’hostilité particulière des prêtres, révoltés par le sort du pape, qui détournent pas mal d’habitants des assemblées cantonales
14. De plus, le calendrier des élections qui ne respecte pas toujours les saisons peut, lui aussi, provoquer l’abstention aux assemblées primaires. On doit, par exemple, prendre en compte les difficultés du voyage en plein hiver dans les montagnes du Marengo, aussi bien que la concurrence des travaux agricoles dans la belle saison. Le préfet du Taro constate en août 1810 : « qu’en vérité de pauvres paysans ont autre chose à faire que de se rendre à des assemblées politiques »
15. L’assistance au vote coûte toujours cher, à cause de la durée des assemblées, qui n’achèvent pas leurs opérations en une seule journée et au coût de déplacement pour les habitants résidant hors des chefs-lieux (malgré la division des cantons en sections de vote).
En dépit de l’institution d’un vote dit « secret », on aurait tort de regarder forcément l’usage du bulletin écrit comme un geste individuel, surtout au
niveau des assemblées cantonales. On remplit « en public », c’est-à-dire au sein des réunions (car les bulletins pré-écrits sont strictement défendus) des carrés de papier blanc, distribués par les scrutateurs. À cette époque l’acte de vote conserve ainsi son caractère communautaire, un aspect renforcé par l’élection dans une section du canton, où l’on cherche à soutenir les intérêts de sa commune et à se faire représenter aux collèges de département ou d’arrondissement par un notable local. En effet, c’est souvent les notables eux-mêmes qui font voter les villageois, les menant aux assemblées et leur donnant des conseils sur la composition de leurs bulletins. Dans le Trasimène à Pérouse, par exemple, « on avait rédigé des listes de personnages nobles les plus distingués […] et ces listes étaient présentées aux votants pour diriger leurs choix
16 ». Dans plusieurs autres cas, les protestations attestent que ces notables non seulement fournissent des indications, mais aussi remplissent des bulletins pour les gens illettrés selon leurs propres intérêts.
Les autorités constituées cherchent à leur tour à faire voter leurs administrés, conscients que c’est une tâche qui fait partie de leurs devoirs. Le préfet du Taro, qui craint, non sans raison, un niveau de participation modeste dans les élections cantonales de 1810, implore l’indulgence du ministre, devant la masse des « habitants ignorants et insouciants
17 ». Par contre, le préfet de l’Ombrone, dans son rapport sur les élections de 1813, constate avec satisfaction que « les classes inférieures ont voté par suite de cet esprit de soumission et d’obéissance à la voix des autorités » et par peur d’attirer « l’animadversion du gouvernement
18 ». C’est souvent les plus grands notables qui font défaut soit par opposition à l’Empire, soit par indifférence. Nul doute que leur présence est recherchée : dans le Trasimène, en 1813, les présidents de canton ont « fait circuler des billets d’invitation personnelle
19 ». En même temps, ces officiers électoraux essaient d’influencer le résultat. Dans les Bouches-de-la-Meuse en 1812, par exemple, les votants « sont venus aux bureaux sans avoir de choix arrêté et prêts à recevoir avec plaisir l’impulsion que MM. les présidents voudraient bien leur donner
20 ».
De telles considérations nous aident à expliquer pourquoi le niveau d’assistance électorale est susceptible de tant de variations d’un canton, ou d’une commune, à l’autre. Toutefois, la participation est en général plus forte dans les petits villages que dans les grandes villes, à la surprise du préfet de la Dyle, mais les moyens de pression communautaires sont moins efficaces dans l’espace urbain (surtout dans le cas particulier de Paris)
21. On
doit aussi constater que les élections pour les candidats des juges de paix et leurs assesseurs (qui ont lieu à chaque réunion des votants aux assemblées cantonales) suscitent d’habitude un plus grand intérêt. Ce degré d’engagement électoral témoigne du vif intérêt des individus et des communautés pour obtenir ces postes importants, pesant beaucoup plus sur les affaires communales que l’appartenance aux collèges électoraux. C’est aussi, peut-être, une indication de l’appréciation de l’introduction de cette innovation révolutionnaire dans les départements annexés
22. La plupart des élections disputées, à en juger par les dossiers conservés aux archives, concernent justement le choix de ce personnel judiciaire. Le plus souvent on dénonce une cabale de la part d’un juge de paix sortant : distribution de bulletins, dons et promesses, ou même menaces. Dans le canton de Bracht dans le Roër, en 1804, les maires des communes concernées se réunissent avant l’élection afin de se mettre d’accord sur les candidats
23.
La signification des élections
À quelques exceptions près, le vote au niveau cantonal n’est ni individuel, ni indépendant, ni idéologique. Les collèges électoraux, où l’on est mieux renseigné sur le processus du choix des élus, car plus importants aux yeux des participants, sont par contre plus politisés. Les présidents de collège, nommés par le régime, y exercent un pouvoir considérable et ils sont souvent désignés eux-mêmes comme candidats à la députation, comme prévu par les autorités
24. Certes, les préfets et les sous-préfets cherchent également à influencer le déroulement de ces assemblées, mais les collèges ouvrent un certain espace à la politique. On commence toujours par une adresse présidentielle et parfois on termine de la même façon : dans la Stura le président du collège départemental peut déclarer que « votre rôle excitera l’envie de ceux qui ne connaissent que la volonté d’un maître
25 ». Dans la Sésia voisine, le président prescrit « la probité religieuse aussi bien que les lumières » dans le choix des députés
26. En Italie, les membres des collèges assistent parfois à la messe, une pratique depuis longtemps tombée en désuétude dans la métropole
27. Irene Collins, qui a le mérite de discuter les travaux de ces
collèges électoraux sous Napoléon, constate qu’on rencontre dans ceux des départements annexés des « difficultés particulières ». Pourtant, la conduite de ces derniers n’est pas différente de la grande majorité des assemblées, et Irene Collins elle-même démontre dans son texte l’existence des « cabales » un peu partout
28.
En l’absence de candidats déclarés, et faute d’une presse libre ou de réunions publiques, c’est au sein des assemblées qu’on fait campagne, à l’aide surtout des clientèles ou des réseaux familiaux. Dans les Apennins, par exemple, l’administration réclame contre l’élection d’un certain Maghella, qui a employé « des orgies, séductions et toutes les intrigues » pour se faire élire
29. L’indépendance des électeurs est toujours suspecte aux yeux des préfets autoritaires. Pour Jeanbon Saint-André, dans le Mont-Tonnerre, le collège départemental est en proie à « l’esprit d’intrigue » chaque fois qu’il se réunit. En 1805 et 1806, selon son compte rendu au ministre, deux anciens républicains sont choisis comme candidats à la députation, à la suite des manœuvres qui ont commencé dans les assemblées cantonales, en mobilisant « le parti luthérien »
30. Plus spécifiquement, on n’est pas toujours disposé, dans les départements annexés, à élire des « Français » désignés par les autorités, qui choisissent de préférence des notables du lieu. Dans les Forêts en 1805, à croire un rapport de police, « des messieurs se sont répandus dans les estaminets où se réunissaient les électeurs et là, par des invectives contre le préfet et tout ce qu’ils appellent “étrangers”, ils sont parvenus à leur enlever tous les suffrages »
31. Bien sûr, le Corps législatif impérial sera composé en partie de députés « belges », « allemands » et « italiens » et il va ainsi constituer un premier « parlement européen »
32.
Collaboration ou résistance vis-à-vis de l’empire napoléonien ? C’est poser en fin de compte une fausse dichotomie car, en réalité, les élites, dans les départements réunis, essaient de profiter des possibilités d’avancement et d’honneurs, en se servant des institutions que le régime leur impose. Un niveau de participation électorale relativement impressionnant suggère au moins un certain degré d’intégration dans l’État impérial qui est alors en voie de construction. Cependant, le Premier Empire n’a pas duré longtemps et son héritage électoral est difficile à cerner. Un système uniforme d’élections s’est mis en place ; elles se sont déroulées avec régularité et assez
correctement. On a aussi partout établi une technologie d’inscription, qui implique la grande masse des hommes adultes, et une procédure de votes multiples par bulletin, pratiqués dans les assemblées cantonales. C’est là qu’on apprend à voter, tandis que les collèges électoraux devenaient des écoles de la politique.
Après la chute de l’Empire en 1814 on retrouve de vaines demandes de conservation du système dans la Rhénanie et les Pays-Bas (où, au contraire, on rétablit les anciens états)
33. Pourtant, le modèle des élections indirectes, au suffrage élargi, conservera son influence en Allemagne car, en 1848, il sera employé pour la plupart des élections à l’assemblée nationale de Francfort
34. En France, en revanche, la monarchie restaurée introduit en 1817 des élections directes, sur la base d’un suffrage sévèrement censitaire. Cependant, les ultraroyalistes restent partisans des élections à deux degrés et Taine, qui dénoncera si vivement la « comédie électorale » napoléonienne dans son histoire de la France, soutenait justement cette idée des élections à deux degrés dans une brochure de 1872, avec l’idée d’atténuer l’impact du suffrage universel aux débuts de la Troisième République
35. Les élections sous Napoléon ont représenté ainsi une sorte de contre-démocratie, mais elles ont néanmoins signifié un certain apprentissage du vote, même si de vraies élections européennes ont dû attendre encore presque deux cents ans…
1. Hippolyte Taine,
Les Origines de la France contemporaine. Le régime moderne, 3 vol., Paris, Hachette, 1907, t. II, p. 228 et Jean-Yves Coppolani,
Les Élections en France à l’époque napoléonienne, Paris, Albatros, 1980, p. 4. À part les Alpes-Maritimes, les départements annexés ne sont pas étudiés.
2. Archives nationales, série départementale F1cIII, Esprit public et élections, qui englobe les départements annexés. On y retrouve les tableaux des ayants droit de voter, distribués par canton, et le nombre de ceux qui ont participé aux élections cantonales (pour choisir les membres des collèges d’arrondissement et de département, répertoriés par « liste des membres qui composent les collèges électoraux »), aussi bien que les procès-verbaux des élections ayant eu lieu dans les collèges eux-mêmes. On trouvera les cotes de ces documents essentiels au bas des tableaux.
3. Michael Rowe,
From Reich to State. The Rhineland in the Revolutionary Age, 1780-1830, Cambridge UP, 2003, p. 111. C’est l’un des rares historiens à prendre au sérieux ces élections, mais faute d’une perspective plus large, il considère que le niveau de participation dans le Roër n’est pas du tout impressionnant.
4. AN. F1cIII Stura 1, préfet au ministre de l’Intérieur, 14 floréal XI (4 mai 1803).
5. AN. F1cIII Trasimène 1, compte rendu administratif, octobre 1813.
6. Malcolm Crook,
Elections in the French Revolution : An Apprenticeship in Democracy, 1789-1799, Cambridge University Press, 1991. Pour un raccourci, M. Crook et S. Aberdam, « Délibérer et voter : une passion durable »,
in M. Biard (dir.),
La Révolution française : une histoire toujours vivante, Paris, Tallandier, 2010.
7. M. Crook, « Masses de granit ou grains de sable ? Les électeurs des assemblées départementales sous la Révolution française, 1790-1799 », dans
Regards sur les sociétés modernes xvie-xviiie siècle. Mélanges offerts à Claude Petitfrère, Publications de l’Université de Tours, 1997, p. 203-210.
8. AN. F1cIII Rome 2, Procès-verbal (PV) du collège de département, mars 1812.
9. J.-Y. Coppolani,
op. cit., 1980, p. 292
et sq, cite des chiffres parfois plus élevés pour d’autres départements de la métropole.
10. M. Rowe,
op. cit., 2003, p. 31-33.
11. Irene Collins,
Napoleon and his Parliaments, 1800-1815, London, Arnold, 1979, p. 101-102.
12. Philippe Tanchoux,
Les Procédures électorales en France de la fin de l’Ancien Régime à la Première Guerre mondiale, Paris, CTHS, 2004, p. 181
et sqq. ; M. Crook et Tom Crook, « Reforming voting practices in a global age : the making and remaking of the modern secret ballot in Britain, France and the United States, c1600-c1950 »,
Past and Present, 212, 2011, p. 199-237.
13. On a trop vite interprété ces taux de participation d’une manière contemporaine, comme le résultat d’un choix individuel de la part du votant, mais la logique du vote à cette époque ne se traduit pas si simplement et demande, au contraire, une lecture très délicate. Pour une approche très utile concernant la période révolutionnaire : Alain Massalsky, « Systèmes électoraux représentatifs et communautaires dans la politisation des citoyens des Hautes-Pyrénées (1790-1799) »,
in C. Triolaire(dir.),
La Révolution française au miroir des recherches actuelles, Paris, SER., 2011, p. 173-183.
14. AN. F1cIII Trasimène 1, compte rendu administratif, octobre 1813.
15. AN. F1cIII Marengo 1, P-V du canton de Varzi, 14 frimaire XII (6 décembre 1803) et AN F1cIII Taro 1, préfet au ministre de l’Intérieur, 8 août 1810.
16. AN. F1cIII Trasimène 1, compte rendu administratif, octobre 1813.
17. AN. F1cIII Taro 1, préfet au ministre de l’Intérieur, 8 août 1810.
18. AN. F1cIII Ombrone 1, préfet au ministre de l’Intérieur, 17 octobre 1813.
19. AN. F1cIII Trasimène 1, compte rendu administratif, octobre 1813.
20. AN. F1cIII Bouches-de-la-Meuse, préfet au ministre de l’Intérieur, 17 mars 1812.
21. AN. F1cIII Dyle 2, préfet au ministre de l’Intérieur, 12 novembre 1810.
22. Malgré la pérennité de cette institution sous Napoléon des études nous manquent, même pour la métropole, où la concurrence autour de ces postes est également vive. Jacques Godechot,
Les Institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, PUF, 2
e éd., 1968, p. 617.
23. AN. F1cIII Roër 1, sous-préfet de Creveld au préfet, 21 vendémiaire XII (14 octobre 1803).
24. I. Collins,
op. cit., 1979, p. 100. Sous la Révolution les présidents étaient élus par l’assemblée elle-même.
25. AN F1cIII Stura 1, P-V du collège de département, 20 messidor XI (9 juillet 1803).
26. AN F1cIII Sésia 1, P-V du collège de département, 25 brumaire XII (17 novembre 1803).
27. AN F1cIII Pô 1, P-V du canton de Suze, 15 fructidor XII (2 septembre 1804).
28. I. Collins,
op. cit., 1979, p. 101.
30. Gordon-D. Clack, « The nature of parliamentary elections under the First Empire : the example of the Mont-Tonnerre »,
Francia, 12, 1984, p. 365-368.
31. Prosper Poullet,
Les Institutions françaises de 1795 à 1814. Essai sur les origines des institutions belges contemporaines, Bruxelles, 1907, p. 593.
32. Jean Garrigues (dir.),
Histoire du Parlement de 1789 à nos jours, Paris, A. Colin, 2007, p. 123-124. On retrouve des biographies de ces députés « européens » dans Adolphe Robert et
alii.,
Dictionnaire des parlementaires français, 5 vol., Paris, 1891.
33. M. Rowe,
op. cit., 2003, p. 268-270 et Guus Van Nifterik, « On the idea of democracy in the Dutch Constitution Committees of 1814 and 1815 »,
Parliaments, Estates and Representation, 31, 2011, p. 17-32. On peut ajouter que la célèbre constitution espagnole (dite de Cadix), rédigée en 1812, et qui influencera de nombreux États indépendants de l’Amérique latine au
xixe siècle, comprend aussi un système d’élection indirecte.
34. Wolfram Siemann,
The German Revolution of 1848-49, trad. Basingstoke, Macmillan, 1998, p. 80.
35. H. Taine,
Du suffrage universel et de la manière de voter, Paris, Hachette, 1872 et Stéphane Rials, « Les royalistes français et le suffrage universel au
xixe siècle », in
Révolution et contre-révolution au xixesiècle, Paris, Albatros, 1987, p. 153-160.