Dans la dernière de ses nombreuses tentatives de se réinventer pour la postérité, Napoléon cherchait, à Sainte-Hélène, à se dépeindre comme l’homme des Lumières et des masses populaires, comme un grand réformateur dans la lignée de la Révolution française opérant sur l’échelle européenne autant que sur le plan national
1. À son fidèle mémorialiste, Las Cases, entre récits de ses batailles et de ses stratégies militaires, il se vantait des grands accomplissements de son règne et des bienfaits qu’il avait fournis aux habitants de l’Europe. Il avait, dit-il, vaincu les forces de la féodalité et de la réaction en prêchant à travers le continent « les grands principes de notre Révolution », et en épousant « ces grandes et belles vérités » qui, « sorties de la tribune française, cimentées du sang des batailles, décorées des lauriers de la victoire, saluées des acclamations des peuples, sanctionnées par les traités, les alliances des souverains, devenues familières aux oreilles comme à la bouche des rois, ne sauraient plus rétrograder ». Au point où, conclut-il avec un triomphalisme mal caché : « elles seront la foi, la religion, la morale de tous les peuples », bref l’idéologie du nouveau siècle. « Et cette ère mémorable se rattachera, quoi qu’on ait voulu dire, à ma personne. »
2 Napoléon pensait sans doute à ce qu’il avait accompli sur le plan politique et administratif, et surtout à ce dont il parlait le plus fièrement, la modernisation judiciaire qu’il avait scellée par le Code civil et qu’il avait donnée – ou plus exactement imposée – aux autres peuples d’Europe, partout où s’installait l’Empire. Pour lui c’est ce qui transformait le sujet en citoyen, doté de droits et de responsabilités, jouissant d’une vraie liberté et égal devant la loi ; ce qui était à la base de la société civile, en Italie ou en Dalmatie comme en France elle-même. Grâce à son Code, comme nous le rappelle Didier Le Gall, « le citoyen n’existe plus comme un individu isolé, mais comme faisant partie d’une communauté régie par les mêmes lois »
3. Dorénavant, il aura sa place dans la vie collective, dans un espace civique qui sera divisé en départements et districts, communes et cantons, et sera structuré autour des administrations, des lycées et des tribunaux. Pour les sujets des rois autoritaires d’un Ancien Régime absolutiste, ces innovations ne sont pas méprisables ; et après la chute de son régime, en Hollande, en Lombardie et ailleurs, on voit souvent les institutions impériales retenues ou intégrées dans un nouveau système administratif. Mais cet héritage seul ne peut pas cacher le fait que ces gains avaient été obtenus et ces institutions imposées, non pas en réponse au vœu des peuples mais par la conquête et la guerre ; ni qu’il y avait dans la culture de l’envahisseur une forte laïcité et un dédain pour la spiritualité religieuse qui la rendait difficilement intégrable dans quelques-uns des pays annexés. En Espagne, les Français sont assimilés au blasphème et au vandalisme anti-religieux et dénoncés par l’Église comme des athées incorrigibles : et après la descente des Français sur Cordoue, on entendait dans toute l’Andalousie « les rumeurs de profanations d’églises, de viols collectifs de religieuses, de pillage d’objets de culte », rumeurs qui ne servaient qu’à enflammer la population et à accroître leur identification avec leurs prêtres
4. Dans plusieurs provinces italiennes, les résistances populaires contre le régime français sont fréquentes et les institutions impériales acceptées de mauvais gré. Michael Broers est tenté par le parallèle avec l’expérience coloniale aux Amériques ou en Inde et il parle de la création sur la péninsule italienne d’une série d’États « subalternes »
5.
Dans l’optique de toute une génération d’Européens, l’aspect primordial de la vie dans l’Europe napoléonienne, celui qui domine leur expérience et va dominer le souvenir du régime, est la guerre.
La guerre qui meurtrit et divise
Pour les combattants, d’abord, ces millions de jeunes hommes de toute l’Europe qui devraient répondre à l’appel des recruteurs ou se soumettre au régime de conscription, l’Empire sème la mort. Des seuls Français on pleurera 1,4 million de morts et de manquants quand la paix sera enfin restaurée en 1815 ; en Europe plus largement le chiffre s’approchera de 5 millions
6. Mais les effets de la guerre ne sont pas limités aux seuls combattants, même si ce sont eux qui en souffrent le plus ; les civils également voient la cadence de la vie bousculée par les levées et les réquisitions, par les impôts exceptionnels, la perte de leurs maris et leurs fils, ou les enlèvements de bétail et de chevaux. Une fois la guerre terminée, une génération prématurément vieillie dans les bataillons sera de nouveau affligée par les misères et les douleurs dues aux blessures de guerre et aux effets des fièvres et des amputations. À son tour, une génération de jeunes femmes manquera de maris, tandis que les vieux, ayant perdu leurs fils, feront face à la solitude et au deuil. Les exigences de la guerre, l’austérité qu’elle impose, les effets de l’invasion et de l’occupation, l’impact néfaste du blocus naval et du système continental napoléonien sur le grand négoce, ces expériences affectent tous les peuples d’Europe et contribuent à forger une culture de guerre, culture partagée et transnationale, qui jettera une ombre durable une fois la paix signée.
Pour une forte majorité de pays européens, la guerre se traduit en une catastrophe démographique qui les laisse économiquement affaiblis pendant de longues années de reconstruction, années où les économies peinent à s’ajuster aux demandes inattendues de sociétés en état de paix. Même le pays à l’économie la plus industrielle, l’Angleterre, fait face à des années de pénurie relative et de chômage élevé qui correspondent à une période de contestations populaires et de mouvements sociaux, comme le luddisme dans les fabriques de textile et la fameuse confrontation entre des ouvriers radicaux et la milice à St Peter’s Fields à Manchester, scène d’une brutalité policière qui vaut à l’événement le sobriquet populaire et ironique, quatre ans seulement après la victoire de Wellington, de « Peterloo ». On ne se remet pas facilement d’une guerre à cette échelle, guerre que David Bell a caractérisée comme « la première guerre totale », et qui crée des animosités durables entre peuples
7. Les gouvernements, bien sûr, y sont pour beaucoup : ils font appel inlassablement, dans les années de conflit, aux fidélités traditionnelles du soldat, à ses devoirs, en tant que jeune homme, envers son village, ses parents, la communauté qu’il est censé défendre ; ils s’adressent aussi aux civils dans un discours inlassable de patience et de sacrifice. En France, les
révolutionnaires avaient converti ce sacrifice en idéologie, en soulignant la loyauté due par tout individu au peuple tout entier et se servant d’un nouveau discours national. L’armée elle-même s’était convertie en puissant instrument de politisation et de propagande, pour devenir ce que Jean-Paul Bertaud appelle une « école du jacobinisme », où on donne aux jeunes embrigadés des leçons de civisme républicain
8.
À ces valeurs on ajoute sous l’Empire d’autres impératifs et d’autres loyautés : le patriotisme, bien sûr, mais aussi l’idée d’honneur, la gloire et les traditions de l’armée, et une masculinité militaire née de l’expérience du quotidien. Ensemble, ces impératifs, liés comme ils étaient au culte de l’Empereur lui-même, constituent, comme Michael Hughes nous le montre dans une étude récente, le moral et la culture militaire de la troupe
9. Et ce n’est pas qu’en France que le service militaire se traduit en nouvelles loyautés et identités politiques. Ailleurs également on sait combien les gouvernements font appel à l’esprit national pour mobiliser des peuples contre l’Empire envahisseur ; avec l’essor d’une nouvelle culture militaire fondée sur l’idée de masse d’une part, des armées composées par des levées involontaires et par la conscription d’autre part, la guerre devient de plus en plus identifiée avec le patriotisme et la dette due à la nation. En Autriche, en Espagne et en Russie, on fait appel au patriotisme pour résister à la Grande Armée, patriotisme souvent associé à une foi chrétienne mobilisée contre une France perçue comme hostile à toute spiritualité religieuse. Même en Angleterre, très résistante au système de la conscription qu’on dénonce comme étrangère à ses traditions séculaires, on fait des appels patriotiques aux jeunes pour résister à une invasion française décrite comme imminente et pour porter la guerre contre Napoléon dans la péninsule Ibérique. Souvent le vocabulaire dont on se sert trahit une force et une émotion plus profondes. La guerre « anti-napoléonienne » en Allemagne, les « guerres de libération » en Prusse et en Russie, la « croisade pour l’Église et le bon Dieu » en Espagne, toutes suggèrent un durcissement des frontières nationales à travers le continent européen, une nouvelle conscience de la nationalité
10. Linda Colley a suggéré que la popularité de l’identité britannique, donc la fusion progressive de l’Angleterre avec ses voisins celtiques qui s’est beaucoup accélérée pendant la période des guerres, était largement due à l’antagonisme que les habitants de toutes ces nations ressentirent envers un ennemi commun, la France de la Révolution et de Bonaparte
11.
Comment prétendre, donc, que ces guerres ont pu contribuer à un sentiment plus européen et transnational ?
La guerre, une expérience européenne paradoxale
Les années de guerre ont un autre visage moins conflictuel, qui laisse partager les expériences d’un continent uni par un conflit apparemment sans fin, expériences qui peuvent se solder en amitiés aussi bien qu’en haines. Dans les bataillons de l’Empire tout comme dans les pays envahis, les peuples et nations d’Europe se mêlent et se rencontrent comme ils n’auraient jamais eu l’occasion de le faire par temps de paix. Les fils de paysans, loin de vivre une existence d’isolement et de quasi-autonomie dans leur petite patrie rurale, se redéfinissent sous l’influence d’une armée en marche : en figure de Français d’abord, d’Européens ensuite. Ils partagent les fatigues et les repas avec des jeunes d’autres régions et souvent d’autres pays, apprennent les langues d’autrui, font la connaissance de leurs coutumes et de leurs mœurs. En alliés, se battant côte à côte dans les armées napoléoniennes, Français et Bavarois, Polonais et Saxons se découvrent dans les bivouacs et apprennent à s’apprécier, estimant leur courage et leurs qualités militaires. Il y a d’autres émotions qu’ils partagent également, émotions apprises face à l’ennemi et dans les lits des hôpitaux militaires : la peur de mourir ou de se voir estropier, le sens de l’isolement et de la vulnérabilité face à la guerre ou à la fièvre, les moments de panique et de désespoir qui les rattrapent tous à un moment ou l’autre. S’ils jouissent ensemble des moments de triomphe et d’amitié, ils partagent aussi une camaraderie moins glorieuse, celle née de la peur. Dans les pires des circonstances et face à des dangers difficilement compréhensibles dans la vie civile, des connaissances, des amitiés se forgent.
Même les contacts avec l’ennemi peuvent leur montrer que les valeurs ne sont pas propres à leur seul pays, qu’elles sont partagées, au moins au sein de la classe des officiers où règne une véritable « culture militaire », reconnue à travers l’Europe. Les périodes de trêve après un engagement se marquent parfois par des gestes d’amitié, de fraternisation. En 1793 l’Ardéchois André Amblard note que, le lendemain d’une bataille, il y avait suspension d’armes pendant deux heures pour qu’on pût ramasser les morts. « Là, on fraternisait ensemble, on se donnait des poignées de mains comme des vrais amis ; aussitôt qu’on avait terminé, on se séparait en se disant : « Bientôt, nous allons nous saluer à coups de canon »
12. Dans ces circonstances, les soldats se comportaient avec un sens de l’honneur, fondé sur la réciprocité. Plus généralement l’honneur est perçu comme l’exigence particulière de l’officier,
ce qui explique l’importance attachée à la moralité, à la bonne conduite, à une galanterie explicitement masculine envers les dames. L’honneur exige également le bon traitement des prisonniers de guerre, sujet qui est depuis le Moyen âge, présent au cœur du discours sur la « guerre juste », au cœur aussi des questions plus pratiques sur la réciprocité et l’échange de prisonniers en temps de guerre. Pour le simple soldat, l’accueil est généralement des plus modeste : il s’agit d’en garantir la survie par la fourniture d’une nourriture suffisante, d’une cellule sèche et habitable. À l’officier, par contre, la loi militaire offre des conditions moins restrictives, parce qu’on le considère comme un gentilhomme auquel on peut faire confiance. Il n’est pas, d’après la pensée militaire de l’époque, toujours nécessaire de l’emprisonner dans une prison fermée, ou sur des pontons, alors que la condition de détention normale pour les hommes de troupe est souvent décrite comme une incarnation de l’enfer
13. Dans bien des pays européens, la France comprise, on accepte de les laisser en liberté sous condition d’un engagement sur l’honneur et même de rentrer chez eux, à condition, bien sûr, qu’ils jurent de ne plus porter les armes. Dans les armées du
xviiie siècle la souplesse témoignée envers l’officier pendant sa captivité induit un sentiment de confiance et de respect mutuel, parfois même une affection pour l’ennemi.
Pendant les guerres napoléoniennes, la France pratique une plus grande sévérité dans l’interprétation des règlements. On abandonne les échanges réciproques de prisonniers qui avaient servi à réduire le temps passé dans les prisons ennemies, au point où, pour beaucoup de détenus, leur séjour n’avait duré que quelques mois. Le système d’échanges de prisonniers entre la France et l’Angleterre, par exemple, est subitement abandonné, et le serment sur l’honneur réformé pour empêcher les officiers de rentrer chez eux. La conséquence est dure : les prisonniers doivent passer de longues années en prison, ce qui nuit à leur santé. Entre 1803 et 1814, on compte plus de cent mille prisonniers français dans les prisons de l’Angleterre, chiffre énorme quand on le compare avec le siècle précédent
14. Par contre, on reprend l’habitude de lâcher sur parole les officiers, tout comme les civils, pris en otage en France en 1802, au moment où la guerre fut de nouveau déclarée après la paix d’Amiens. Ils seraient détenus en France jusqu’à la paix, mais autorisés à sortir dans les rues des villes désignées pour les recevoir, comme Verdun, sans être soumis à aucune condition contraignante. Leur correspondance et leurs souvenirs après leur retour en Angleterre laissent entendre qu’ils avaient été
bien reçus par les habitants de la ville, avec lesquels ils entretenaient souvent des relations cordiales
15.
Les conditions de détention comptent pour beaucoup dans les attitudes envers l’autre. Quand un officier est bien traité dans sa captivité, il exprime une reconnaissance particulière. Prenons le cas de Charles-Rémi Beaujot, officier belge des armées de Napoléon au Portugal, fait prisonnier à la bataille de l’Al-Coba, en 1810, et envoyé de suite sur les pontons en Angleterre. Mais il n’a pas longtemps souffert et son opinion sur les Anglais est améliorée par son expérience de captivité. Quand un de ses amis, officier comme lui, était tombé malade pendant sa captivité, le commandant de la prison « avait sa demeure dans la même enceinte à côté de l’hôpital. L’officier malade fut l’objet de soins particuliers et reçut des aliments délicats provenant de la maison du commandant ». Une fois en convalescence, continue-t-il, l’officier était allé voir le commandant pour le remercier, et il l’avait trouvé en famille, entourée de ses filles. « Cette première visite fut suivie de plusieurs autres, et l’officier français eut bientôt l’avantage de devenir l’ami de la maison ». Tout comme à Verdun, il jouissait d’une liberté surveillée et faisait la connaissance du commandant comme ami et égal
16. Même dans la prison, nous assure Beaujot, on jouit d’une liberté exceptionnelle. On donnait des leçons d’escrime, de danse, de langues ; et il y avait dans la prison une bibliothèque où l’on pouvait louer des livres à raison d’un sou par volume. Bref, écrit-il, « les trois mille prisonniers que contenait la prison n’étaient pas condamnés, comme sur les pontons maudits, à mourir d’ennui » ; il ajoute qu’« on y respirait un certain air d’aisance qui faisait supporter la captivité avec résignation »
17.
Sans doute que la première réflexion de Beaujot relevait du soulagement d’avoir échappé à un sort beaucoup plus sinistre s’il était tombé entre les mains des Espagnols et de ne pas figurer parmi ses douze mille compatriotes qui passèrent les cinq ans suivant la défaite de Bailén, prisonniers sur l’île de Cabrera. Comme écrit l’un d’eux en 1813, ils n’avaient rien à attendre de leurs détenteurs : « L’humanité hurle et le cœur tremble en voyant ces trois mille hommes, peut-être plus, abandonnés sur une île inhabitée, exposés aux tempêtes, nus, et affamés lorsque le temps bloque les navires d’approvisionnement »
18. La promesse d’une captivité en Angleterre pour ces hommes pouvait même susciter de l’espoir, comme le souligne le colonel Louis-François
Lejeune dans ses souvenirs. Il avait été pris par la guérilla et avait craint la torture et la mort ; livré ensuite aux Anglais, il se crut de retour dans une Europe civilisée. Il s’explique ainsi : « Le bonheur que j’éprouvai avec des hommes civilisés ne saurait être décrit ; il suffira pour le concevoir de songer à ce que j’ai dû souffrir pendant vingt jours dans la société des êtres les plus rudes peut-être de la terre et dont la protection et les prévenances même avaient quelque chose de féroce et de sauvage »
19. Les officiers le traitaient « avec la délicatesse des hommes de bonne compagnie » ; le général anglais, Sir William Lumley, « me logea chez lui et me combla de bons traitements » ; et, comble de conduite civilisée, en apprenant qu’il était un amateur des arts, « il me fit accompagner par ses officiers pour aller visiter les nombreuses antiquités, telles que le pont romain sur la Guadiana, les portiques, les monuments, les fortifications romaines qui rendent la ville de Mérida si intéressante »
20.
Les soldats de l’Empire – français, allemands, italiens, polonais, néerlandais – parcourent l’Europe en tout sens, devenant par le fait de la guerre des voyageurs intrépides. Ils font la connaissance de pays et de paysages étranges, parfois exotiques, prenant note des couleurs, des coutumes ou des récoltes là où ils passent, et prenant souvent plaisir à décrire dans leurs carnets les bâtiments des grandes villes qu’ils visitent, les uniformes de leurs adversaires, les modes des femmes et la pratique des cultes. Si les populations inspirent parfois la crainte ou même le dégoût, les soldats ne manquent pas de curiosité, et les mœurs des autres les fascinent. Ils sont impressionnés par la misère des campagnes et par la splendeur des villes capitales ; par la foi religieuse, perçue par quelques-uns comme signe de superstition sinon de barbarie ; et par les qualités militaires des autres, y compris ceux qu’ils rencontrent en adversaires. Et ils formulent naturellement leur jugement sur ce qu’ils voient, généralement sans condescendance, ni sens de supériorité culturelle. Si la France reste, pour les Français, le centre de leur univers, le pays du progrès et de la culture par excellence, comment jugent-ils les autres habitants de l’Europe ? Souvent on discerne une vision plutôt hiérarchique des cultures : certains peuples sont perçus comme urbains et civilisés, comme ceux d’Angleterre, de Prusse ou d’Autriche ; tandis que d’autres sont dépeints comme misérables, brutaux et arriérés – les pays de l’Est surtout, ainsi que le sud italien et surtout l’Espagne
21. Ces jugements reflètent l’expérience personnelle – expériences de cruauté excessive, mais aussi des gestes de gentillesse de la part d’étrangers, des offres d’amitié inattendues, des amours, même des mariages dans des pays lointains – autant que le résultat de leurs lectures,
des mémoires des autres, de la littérature de voyage du
xviiie siècle. Sous cet aspect la guerre a aussi un rôle éclairant et éducatif.
Prenons à titre d’exemple les réflexions d’Octave Levavasseur, cet officier d’artillerie française et aide de camp du maréchal Ney qui consigne ses impressions de l’étranger dans ses mémoires écrits après son retour en France en 1815. Il est incontestable qu’il a beaucoup souffert dans une guerre dans laquelle il avait servi depuis 1802, faisant les campagnes d’Allemagne, d’Espagne et de Russie au service de l’Empire. Dans beaucoup des pays où il passe avec l’armée il se dit rassuré, conscient des forts liens qui rapprochent les Français de leurs voisins européens. « Tout ce que je vis excita mon intérêt », écrit-il, « Dans les pays que j’avais précédemment traversés, la civilisation des habitants m’avait paru différer peu de la civilisation française. L’Allemagne, touchant à notre frontière, a dû prendre quelque chose de nos habitudes, et réciproquement. Les mœurs et les manières des peuples gagnent de proche en proche de Paris jusqu’à Varsovie ; seulement elles se modifient par le climat, par la religion, par les lois ». Ce n’est qu’en traversant les Pyrénées en 1808 qu’il trouve un pays qui lui semble sauvage, inculte, bref, totalement étranger, manquant de ces éléments qui les attachent au commun des hommes. Il s’explique ainsi : « Quant à l’Espagne, rien n’est semblable à ce qui se remarque ailleurs. À quatre lieues de Bayonne, on se croirait à mille lieues de la France. Peu de plaines, mais un territoire onduleux et toujours couronné à l’horizon par de hautes montagnes ; des ruisseaux aux nombreuses cascades mais point d’usines pour les utiliser ; au sommet, des rochers, des maisons ou plutôt des nids d’aigles, construits du temps des Maures, mais sur les flancs des coteaux, plus de ces villages ni de ces habitations éparses qui donnent au paysage l’animation et la vie ; une terre toujours prête à produire, mais jamais cultivée ; les moutons et les taureaux sauvages en foulent seuls la bruyère éternelle ; la puissance de la nature partout, la force de l’homme nulle part, excepté aux environs des villes, car la main nonchalante de l’Espagnol ne s’étend pas plus loin »
22.
Mais si l’officier regarde parfois les paysages et les peuples de l’Europe avec l’œil complaisant de l’habitué du Grand Tour, ses goûts formés par ses lectures et surtout par la littérature de voyage qui avait connu une telle mode au
xviiie siècle, il reste avant tout un soldat, homme de métier pour qui les campagnes étrangères présentent des opportunités et des périls militaires. En Espagne, par exemple, Hippolyte d’Espinchal décrit la route qu’il doit suivre sur sa marche avec un œil expérimenté. « La route était fort belle, mais dangereuse », écrit-il ; « nous marchions continuellement entre deux montagnes avec une petite rivière à notre gauche ». Plus loin il continue
à exprimer de telles inquiétudes. « La route pour arriver à Vittoria est fort belle, mais resserrée jusqu’à Salinas, où se trouve une montagne rapide, dont la descente du côté de l’Espagne est douce et facile ; une plaine assez étendue se développe, mais des bois épais, avoisinant la route, offraient à l’ennemi la faculté de pouvoir dresser des embuscades et d’attaquer avec avantage »
23. Même en prenant note du paysage, il se permet des calculs tactiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il manque d’appréciation sur la beauté des campagnes ou la subtilité de l’architecture médiévale. À Ségovie, par exemple, il remarque que la ville a toujours ses défenses : « Les fortifications dont elle était entourée et une citadelle en bon état assuraient la tranquillité de cette ville, autrefois fameuse à tant de titres et digne encore de l’attention des voyageurs par sa cathédrale et son alcazar, bâti jadis et habité par les rois goths, et par un aqueduc assez bien conservé, ouvrage de ce grand peuple qui a laissé partout des monuments de sa magnificence et de son immortalité »
24. Comme les compagnons de Bonaparte en Égypte, il s’intéresse à tout, le touristique et le culturel aussi bien qu’à l’aspect purement militaire des pays qu’il traverse.
On peut détecter dans les écrits des officiers, surtout, qu’ils sont conscients de leur identité européenne, et qu’ils distinguent ce qui est européen de ce qui ne l’est pas. La littérature du
xviiie siècle – les ouvrages de Volney en tête – avait éveillé dans beaucoup d’hommes instruits un goût pour le voyage et pour l’exotisme, une appréciation des contrastes entre leur propre continent et les pays lointains. Le dernier tiers du
xviiie siècle est une ère de colonialisme français, aux Indes et aux Amériques ; de voyages de découverte dans le Pacifique comme au nord du Canada ; de fascination pour les ruines antiques et les empires d’antan. Napoléon en profitera, bien sûr, à l’occasion de son expédition en Égypte et en Syrie, quand le tout Paris sera ébloui, moins par ses exploits militaires que par ses triomphes d’ordre artistique et scientifique. « Aucune autre campagne militaire moderne », nous assure Jean-Marcel Humbert, « ne s’est déroulée comme l’expédition d’Égypte dans des lieux aussi chargés d’histoire et aussi évocateurs pour l’imaginaire collectif »
25. L’Europe, en revanche, se présente au soldat voyageur sous un aspect familier et rassurant, comme un univers où l’on partage les mêmes coutumes et les mêmes mœurs, et en matière militaire, le même sens de l’honneur. Mais au-delà des limites de l’Europe, les civilités ne sont plus respectées, et cette civilisation s’efface et cède la place à un monde plus cruel, plus barbare, où l’on risque, de la part des habitants, tortures et mauvais traitements. Mais les limites de cette Europe sont incertaines et à ses marges,
le soldat de France, des Pays-Bas ou d’Allemagne, a le sentiment d’entrer dans des pays pauvres, arriérés et dangereux, qui frôlent la barbarie. À cet égard, sont significatives les réflexions du dragon français Auguste Thirion en Espagne, quand il fait face à toute la sauvagerie de la petite guerre et de la guérilla. « C’est une erreur de la géographie, écrit-il avec une certaine passion « que d’avoir attribué l’Espagne à l’Europe » ; car « elle est africaine par le sang, les mœurs, le langage, la manière de vivre et de combattre ». Et il en offre une explication historique pour le moins plausible. « Les deux nations ont été trop longtemps mêlées », observe-t-il avec une autorité quasi-scientifique ; « les Carthaginois venus d’Afrique, les Vandales passés en Afrique et revenus d’Espagne, les Maures y séjournant pendant 700 ans, pour qu’une aussi longue cohabitation, pour que ces transfusions de peuples et de coutumes n’aient pas confondu ensemble les races et leurs mœurs »
26.
Pour les habitants des pays traversés par l’armée en marche, ou pire, envahis ou conquis, le soldat est loin d’être un touriste paisible, un voisin à accueillir. Les rapports entre civils et soldats sont presque toujours inégaux, rapports entre agressé et agresseur, victime et envahisseur, et leurs relations sont dégradées par le fait que les Français ne cherchent pas à apporter les approvisionnements dont ils auraient besoin pendant une campagne, préférant survivre par réquisitions et fourragement, autrement dit aux dépens des malheureux habitants des pays qu’ils occupent. En Belgique sous le Directoire ils réquisitionnent un tiers de la récolte ; de passage en Allemagne en 1812, ils prennent tous les chevaux et le bétail dont ils auraient besoin pour la longue marche vers Moscou. Aux yeux des victimes ils se comportent comme des brigands, et on compare leur passage à un nuage de sauterelles. On n’hésite pas non plus, en Allemagne surtout, à opposer leur jeunesse indisciplinée avec la conduite supposée plus correcte des armées de la Prusse ou de l’Autriche. Leur jeunesse et leur grand nombre contribuent à une réputation qui fait peur, et les civils, d’après les rapports contemporains, regardent leur approche avec angoisse, craignant le pillage, la violence et le viol de leur fait. Et en Europe centrale ce n’est pas que l’approche des Français qu’il faut craindre. Dans un village du sud de l’Allemagne en 1813, on assiste au passage d’une succession inlassable de troupes étrangères, venant de Russie, d’Autriche, de Prusse, de Suède et de Bavière, ainsi que d’autres États germaniques (Holstein, Baden, Hesse, Württemberg)
27. Dans les conditions extrêmes d’une guerre affectant toute l’Europe, civils comme soldats font la connaissance de l’Autre. Même dans un monde rural traditionnel et immobile, on rencontre des races exotiques, des militaires venus de cultures africaines ou asiatiques ; le sentiment d’appartenir à une communauté plus large que la sienne peut se développer.
Héritages contradictoires
D’ailleurs, le souvenir de la guerre n’est pas uniquement douloureux, comme on peut le voir dans les mémoires des survivants une fois qu’ils sont réincorporés dans la vie civile. Ils écrivent souvent avec passion sur leurs aventures dans les guerres, et avec fierté sur les batailles gagnées, les honneurs reçus. On y trouve des moments de soulagement, de joie, de véritable bonheur : des camarades retrouvés, des repas partagés avec des pays, des liaisons avec des bourgeoises à Varsovie ou avec des paysannes en Saxe. Pour quelques-uns – officiers surtout – la guerre avait même ouvert la porte à des fortunes matérielles ou à une ascension sociale ; les années passées à suivre les aigles sont racontées avec une certaine nostalgie, un plaisir même, qui évite toute mention de griefs personnels ou des morts des proches. Le retour de la paix, qu’on avait accueilli avec tellement de soulagement, ne se traduit pas nécessairement en prospérité et bonheur. Beaucoup de ces anciens guerriers ne sentaient pas le besoin d’oublier ces guerres, ni de les effacer de la mémoire. Par conséquent, elles s’enfoncent dans la mémoire collective du
xixe siècle, dans le cadre national d’abord, mais aussi, comme nous le rappelle Étienne François, dans une mémoire transnationale et européenne. La mémoire des guerres de la Révolution et de Napoléon ne peut pas être limitée à un seul pays. Elle constitue un lieu de mémoire commun à toute l’Europe
28.
Dire que la guerre – surtout une guerre si persistante et si meurtrière que celle-ci – a contribué à « faire l’Europe » peut sembler exagéré, pour quelques-uns même risible. Trop de vies en sont ruinées, trop de familles lacérées, trop de communautés dévastées pour que la guerre ne laisse pas des haines et des fractures qui marqueront une nouvelle génération et contribueront à forger les nationalismes du
xixe siècle. C’est une évidence. Mais cette perception très négative de l’héritage de la guerre est partielle et insuffisante ; car s’il y a des Européens pour qui Napoléon restera pour toujours la personnification de l’anti-Christ, le « mangeur d’hommes » qui envoya une génération de jeunes soldats à la boucherie, la guerre est perçue par d’autres d’un œil plus positif, comme porteuse de progrès et de droits civils. Car il est de plus en plus difficile, une fois la paix rétablie, de distinguer le fait de guerre et les régimes qui en découlent. Et pour bien des Européens c’est la guerre qui a apporté les traditions administratives et judiciaires de l’Empire, les préfets et les juges, et surtout le Code qui garantit le respect dû aux lois. Ce sont là, pour beaucoup de gens jusque-là condamnés à vivre sous des monarchies absolues ou dans des régimes féodaux, des acquis certains, et des acquis qu’ils doivent à l’occupation française. Après la chute de l’Empire les traditions
qu’il avait installées ne sont pas partout rejetées, mais perdurent sous des régimes souvent très différents : en Hollande, par exemple, ou dans l’Italie du
Risorgimento, où Napoléon est même reçu dans le panthéon des fondateurs de la nation italienne
29. Les guerres constituent ainsi une contribution effective et appréciable à l’évolution de la culture politique qui forge l’histoire contemporaine et l’Europe de notre temps.
1. Voir par exemple la discussion des origines de la légende napoléonienne
in Sudhir Hazareesingh,
The Legend of Napoleon, Londres, Granta, 2004, p. 38-39, trad., Paris, Seuil, 2008.
2. Emmanuel de Las Cases,
Le Mémorial de Sainte-Hélène, sous la direction de M. Dunan, 2 vol., Paris, 1951, vol. I, p. 496.
3. Didier Le Gall,
Napoléon et le Mémorial de Sainte-Hélène. Analyse d’un discours, Paris, Kimé, 2003, p. 284.
4. Jean-Marc Lafon,
L’Andalousie et Napoléon : Contre-insurrection, collaboration et résistances dans le midi de l’Espagne, 1808-1812, Paris, Nouveau Monde, 2007, p. 61.
5. Michael Broers,
The Napoleonic Empire in Italy, 1796-1814 : Cultural Imperialism in a European Context ? Basingstoke, Palgrave, 2003, p. 291-299.
6. David Gates,
The Napoleonic Wars, 1803-1815, Londres, E. Arnold, 1997, p. 272.
7. D.-A. Bell,
The First Total War : Napoleon’s Europe and the Birth of Warfare as we Know it, New York, Houghton, 2007.
8. Jean-Paul Bertaud,
La Révolution armée : Les soldats-citoyens de la Révolution française, Paris, Laffont, 1979, p. 194-229.
9. Michael Hughes,
Forging Napoleon’s Grande Armée, New York University Press, 2012.
10. Stig Förster, « The First World War : Global Dimensions of Warfare in the Age of Revolution »
in R. Chickering et S. Förster (dir.),
War in an Age of Revolution, 1775-1815, Cambridge, Cambridge UP, 2010, p. 101-15.
11. L. Colley,
Britons : Forging the Nation, 1707-1837, Londres, Vintage, 1992, p. 5-6.
12. Maurice Boulle, « Un Ardéchois soldat de la République, André Amblard de Lussas à Mayence en 1793 »,
Revue de la Société des enfants et amis de Villeneuve-de-Berg, n
o 42, 1982, p. 27.
13. Un récit publié en 1851 en France décrit – peut-être avec un brin de fantaisie – l’expérience de sa captivité sur les pontons au large de la côte anglaise ; il atteint en France une certaine notoriété. Louis Garnmeray,
The Floating Prison : an Account of Nine Years on a Prison Hulk during the Napoleonic Wars, éd. anglaise, Londres, Conway Maritime, 2003.
14. G. Daly, « Napoleon’s Lost Legions : French Prisoners of War in Britain, 1803-14 »,
History, 2004, p. 361-62.
15. Les expériences des prisonniers civils détenus à Verdun sont le sujet d’une thèse en cours de préparation à l’université de Warwick par E. Duché. Voir aussi sur le sujet Renaud Morieux, « French prisoners of war, conflict of honour and social inversions in England 1744-1783 »,
Historical Journal, 56/1 (2013), p. 55-88.
16. Charles-Rémi Beaujot,
Relation de captivité, Teissedre, Paris, 2001, p. 84.
18. Denis Smith,
Les Soldats oubliés de Napoléon, 1809-1814 : Prisonniers sur l’île de Cabrera, Paris, Autrement, 2005, p. 158.
19. Léonce Bernard,
Soldats d’Espagne. Récits de guerre, 1808-1814, Paris, B. Giovanangeli, 2008, p. 191-192.
21. Larry Wolff,
Inventing Eastern Europe : The Map of Civilization on the Mind of the Enlightenment, Stanford UP, 1994, p. 1-17.
22. Octave Levavasseur,
Souvenirs militaires d’Octave Levavasseur, officier d’artillerie, aide de camp du Maréchal Ney, 1802-1815, Paris, Plon, 1914, p. 121-122.
23. Michel Molières (dir.),
Souvenirs militaires d’Hippolyte d’Espinchal, Paris, Le Livre Chez Vous, 2005, p. 266-267.
25. Jean-Marcel Humbert,
Bonaparte et l’Égypte : Feu et Lumière, Catalogue d’exposition, Paris, Institut du Monde arabe, 2008, p. 10.
26. Auguste Thirion,
Souvenirs militaires, Paris, Librairie des deux Empires, 1998, p. 31.
27. Leighton-S. James,
Witnessing the Revolutionary and Napoleonic Wars. The Experience of German Central Europe, 1792-1815, Basingstoke, 2013.
28. Étienne François, « Conclusion »,
in A. Forrest, É. François et K. Hagemann (dir.),
War Memories : The Revolutionary and Napoleonic Wars in Modern European Culture, Basingstoke, Palgrave, 2012, p. 386-402.
29. Les trois premières salles du musée du
Risorgimento de Milan sont réservées à la période française et à l’occupation napoléonienne.