13
Quelle(s) monnaie(s) pour l’Empire ?
Matthieu de Oliveira
Université Lille III – IRHiS (UMR8529)
Les crises contemporaines de l’Euro signalent combien la monnaie constitue à la fois un sujet sensible et un élément étroitement associé à l’identité économique comme politique d’un territoire. Plus largement, elles posent en filigrane une question dont l’acuité historique ne s’est que rarement démentie : qu’est-ce qu’une monnaie forte ? Doit-on considérer que c’est la monnaie du plus fort ?
Au début du xixe siècle, l’Empire constitue la période d’affirmation et de diffusion d’une monnaie qui s’est elle aussi imposée comme centrale et/ou dominante : le franc germinal constitue à la fois la monnaie (héritée) de la France consulaire et le modèle proposé et progressivement imposé aux territoires conquis et intégrés au Grand Empire, puis aux États satellites. L’impérialisme monétaire de la France napoléonienne, aussi efficace que violent, parvient en quelques années à unifier un territoire forgé par les armes et à en faire un grand marché économique. La monnaie apparaît également (surtout ?) comme un moyen pour la France impériale de s’imposer matériellement et symboliquement aux peuples européens, à la faveur d’une conquête monétaire, pendant la conquête militaire.
Il est de tradition de stigmatiser le catastrophique héritage de la Révolution en matière monétaire : l’historiographie met tout particulièrement en avant le discrédit, la méfiance et le trouble que connaissent les transactions commerciales, suscitant l’embarras des comptes, l’incertitude des paiements, sans oublier le désavantage et le discrédit du change1. Le Consulat échappe de peu au même sort dès lors que l’on signale l’extrême bigarrure de la circulation, composée d’une multiplicité de pièces, toutes plus anciennes, altérées, rognées les unes que les autres ; on paie selon les cas en pièces d’Ancien Régime d’or, d’argent ou de billon émises sous Louis XV ou au début du règne de Louis XVI, en pièces révolutionnaires frappées en métal de cloche et dans les régions frontalières, en pièces étrangères de divers métaux. Chacun s’applique à se défaire des plus légères d’entre les pièces qui garnissent ses poches ou sa caisse et lorsqu’il s’agit d’être payé, c’est « le trébuchet à la main » que l’on pratique.
Il existe pourtant depuis la loi du 28 thermidor an III (25 août 1795) une nouvelle monnaie, le franc défini comme une pièce d’un franc d’un poids de cinq grammes à neuf dixièmes d’argent fin et le Directoire a procédé à la frappe de nouvelles pièces à hauteur de plusieurs millions de francs, mais les nouvelles espèces sont largement victimes d’un phénomène de thésaurisation généralisée. Il faut en somme attendre la réforme de germinal an XI (mars 1803) pour voir la situation se clarifier et se stabiliser2 : en établissant le rapport légal entre les deux métaux précieux à 1-15,5, en fixant les modalités de fabrication et de contrôle des pièces, en limitant enfin la refonte – opération toujours coûteuse et hasardeuse – aux espèces les plus anciennes et les plus abîmées, le pouvoir consulaire pose les bases d’un modèle qui perdure jusqu’en 1928 et a vocation à s’imposer, pour partie par la force, à la majeure partie du continent. En 1810 et après de nombreuses hésitations, une nouvelle réforme est introduite pour parachever le système : elle établit une équivalence entre les pièces royales exprimées en sols et celles en centimes et franc et fixe le prix en francs des écus de trois et six livres tournois. Dans les régions frontalières et a fortiori les territoires nouvellement conquis de Belgique, de la rive gauche du Rhin, de Suisse ou encore du nord de l’Italie, la situation demeure cependant confuse, avec la circulation monétaire conjointe de pièces anciennes et nouvelles, françaises et étrangères, qui ont toutes par la force des choses, cours légal.
Le pèse-monnaie pliable, modèle Jecker (1797), devient ainsi l’un des outils indispensables de tous les manieurs d’argent d’Europe. Fonctionnant sur le principe de la balance romaine, cet objet de précision dispose à une extrémité d’une coupelle destinée à accueillir la monnaie à peser et sur la partie supérieure, d’un levier sur lequel glisse un contrepoids posé sur un pied escamotable. Il est dès lors possible de déterminer « au grain près », le poids exact de la monnaie ; il suffit alors de le comparer avec les données réunies dans la Table des monnaies en or qui ont cours dans les différents États de l’Europe, avec la désignation de leur poids. Les professionnels recourent également à des ouvrages spécialisés leur permettant d’identifier les pièces d’après leurs marques distinctives et d’en connaître les caractéristiques « normales ». Parmi ces publications, citons en particulier le Traité des monnaies d’or et d’argent qui circulent chez les différents peuples, examinées sous les rapports du poids, du titre et de la valeur réelle avec leurs diverses empreintes, de Pierre-Frédéric Bonneville3 et le Tableau du titre, poids et valeurs des différentes monnaies d’or et d’argent qui circulent dans le commerce, de Hugues Darier père4. Ce dernier se présente sous la forme de tableaux récapitulatifs complétés dans la seconde partie de l’ouvrage par des planches représentant, à l’avers comme au revers, « toutes » les pièces en circulation.
Une rapide consultation de ce dernier permet d’observer qu’une « même » monnaie peut ainsi avoir des valeurs bien différentes. Le ducat est par exemple une monnaie d’or que l’on retrouve dans la circulation d’une quinzaine de pays à travers l’Europe (Tableau 1), et dont la valeur la plus fréquente s’établit à 11,62 francs ; l’amplitude entre le ducat du Danemark et celui du Hanovre voisin est pourtant particulièrement forte puisqu’elle est de 2,25 francs, soit environ 20 % !
Ducat (valeur en F)
d’Autriche
11,72
de Milan
11,62
de Bavière
11,62
de Hollande
11,64
de Brunswick
11,74
de Nuremberg
11,62
de Danemark
9,52
du Palatinat
11,62
de Hambourg
11,62
de Prusse
11,62
de Hanovre
11,77
de Salzbourg
11,62
de Hesse-Darmstadt
11,74
de Saxe
11,62
de Cologne
11,62
de Suisse
11,62
Mais la principale mission confiée à cette administration demeure la fabrication des monnaies, et donc la surveillance des pièces en usage comme la mise en circulation des nouvelles espèces, ainsi que l’application du système décimal aux espèces monétaires. Cela passe également par la fabrication de pièces de meilleure qualité, c’est-à-dire normalisées et frappées par des balanciers toujours plus modernes. Ce processus d’industrialisation progressive de la frappe monétaire a enfin vocation à s’appliquer aux territoires annexés et/ou sous influence française.
Les plus anciens sont logiquement installés à l’intérieur des frontières de 1789 et sont bien souvent les héritiers directs de ceux qui existaient sous l’Ancien Régime6. C’est en premier lieu le cas de celui de Paris (lettre distinctive : A) qui le premier a repris la frappe au lendemain de l’abandon du papier-monnaie7 ; lui emboîtent bientôt le pas ceux de Bayonne (L), Bordeaux (K), La Rochelle (H), Lille (W), Limoges (I), Lyon (D), Marseille (MA entrelacés), Nantes (T), Rouen (B), Perpignan (Q), Strasbourg (BB) et Toulouse (M). On compte ainsi 13 ateliers en activité sur le territoire de l’ancienne France sous l’Empire, auxquels viennent progressivement s’ajouter ceux créés dans les départements réunis et qui participent de la conquête monétaire du continent. Le plus souvent, il existait au préalable un établissement monétaire et les Français ne font que le réactiver, la nouveauté résidant principalement dans la frappe d’espèces au profil impérial grâce à des balanciers modernes.
Il s’agit, sous le Consulat, de ceux de Bruxelles, de Genève (G) et de Turin (U) : le premier devait résulter du transfert vers le nord de celui de Lille, mais le projet, longtemps débattu à Paris, dans le Nord comme dans la Dyle, n’a finalement jamais été réalisé8 ; le second est opérationnel pendant quelques années seulement, de l’an VIII à l’an XIII, avant que l’ouverture, en l’an XII, de celui de Turin ne le rende quelque peu superflu ; le troisième enfin poursuit son activité jusqu’en 1813. Sous l’Empire, le processus est tout à fait comparable avec la création de trois nouveaux ateliers dans les départements nouvellement rattachés à la France : à Gênes (CC) tout d’abord et dès 1807, même si la production n’est effective que de 1811 à 1813, à Rome (R couronné) ensuite et enfin à Utrecht (Mât) pendant les mêmes années de la fin de l’Empire9. Il est vrai que dans les deux derniers cas, l’intégration à l’Empire est récente (1810) et ne dure pas, en raison des soulèvements romains et hollandais de 1813. À l’extrême fin de l’Empire, Deloche, un négociant d’origine française installé à Hambourg, soumet aux autorités parisiennes l’idée d’ouvrir un atelier monétaire dans la préfecture du tout nouveau département des Bouches-de-l’Elbe, mais le projet n’aboutit pas et ce n’est que lors du siège de la ville que sont successivement établis un premier puis un second atelier temporaire, tous deux destinés à faire face aux besoins de la place pendant cette période bien particulière de son histoire10.
Chaque hôtel des Monnaies est administré par quatre agents supérieurs qui représentent, selon des modalités différentes, les autorités monétaires parisiennes. Le directeur de la fabrication est, comme son titre l’indique, en charge des opérations concrètes de (re)fonte puis de frappe des espèces métalliques. C’est lui qui reçoit les matières disponibles, qu’il s’agisse de « matière » (lingots, bijoux, voire vaisselle) ou d’espèces, des mains du caissier général mais il est également habilité à fournir directement l’atelier en mobilisant ses réseaux personnels. Il présente en effet la particularité, par opposition aux trois autres agents, de ne pas être fonctionnaire, mais de disposer d’un statut de contractant privé : il est certes nommé par le chef de l’État sur proposition du ministre des Finances, mais perçoit une commission sur les espèces mises en circulation en lieu et place d’un traitement. C’est également lui qui décide des opérations techniques et en assure la direction pratique : il surveille la composition des alliages et s’assure donc du titre des pièces fabriquées, procède à la fabrication des flans monétaires puis à la frappe. Logiquement, il lui faut pour cela employer les coins et matrices fabriqués à Paris par le graveur général et auxquels il ajoute à la fois la lettre d’atelier et sa marque distinctive, son « différent ». Plus largement, il administre les sommes allouées à la fabrication des espèces et au paiement des traitements du personnel de la Monnaie et autres frais de bureau qui sont à sa charge exclusive. Pour toutes ces opérations, il est en relation et sous la surveillance des trois autres agents supérieurs de la Monnaie.
Le commissaire impérial est responsable des questions de police au sein de l’hôtel des Monnaies : il veille au respect des règlements relatifs à la fabrication des espèces, contrôle et vise les registres établis par les autres agents supérieurs de l’établissement, établit les bordereaux de situation et les fait parvenir aux autorités de tutelle (ministères des Finances et du Trésor public, administration des Monnaies). C’est également lui qui vérifie à intervalle régulier les poids et balances et qui détruit les poinçons, carrés et autres matrices hors d’usage, environ une fois par trimestre. C’est enfin sous son autorité que sont réalisés les travaux nécessaires à la bonne marche de l’établissement, travaux sollicités auprès de l’administration des Monnaies et autorisés par le ministère des Finances. Le contrôleur du monnayage surveille quant à lui toutes les opérations relatives à la fabrication des espèces : taille, poids, titre et plus généralement tout ce qui relève de la qualité des pièces. Pour ce faire, il est amené à prélever dans chaque lot six pièces qu’il examine avant de les faire parvenir au siège de l’administration, à Paris.
La parution annuelle de l’Almanach impérial nous permet de connaître le nom et le cas échéant la succession des hommes selon les ateliers. Un rapide tour d’horizon permet d’observer que la situation est bien différente selon que l’on se trouve dans les départements « de l’intérieur » ou « réunis ». À Lille par exemple, tous les agents supérieurs sont des « vieux Français » et seul le commissaire Guillaumeau de Fréval n’est pas originaire de la capitale de la Flandre intérieure : le directeur Lepage a succédé à son père, en poste de 1755 à 1785, dans ses fonctions et demeure en place jusqu’en 1816, le contrôleur Poutrain faisait déjà partie du personnel de la Monnaie sous l’Ancien Régime et le caissier Vanderveken, ancien substitut du procureur du roi près la Monnaie (1777), occupe ses fonctions depuis le retour du métal en l’an IV12. Dans les ateliers implantés en dehors des frontières de 1789, une analyse onomastique semble indiquer que la plupart des agents supérieurs sont des locaux, parfois associés à des Français envoyés par Paris. En l’an XIII, l’administration des Monnaies réclame ainsi une nomination rapide des fonctionnaires destinés à faire fonctionner l’atelier génois et exprime le souhait qu’une partie d’entre eux soit des Français de l’intérieur13, et donc au fait de la – désormais nouvelle – législation monétaire afin d’accélérer la mise en circulation des nouvelles espèces. Et si le directeur Paroletti et le commissaire Gola sont à l’évidence d’origine italienne, c’est moins sûr pour le contrôleur Lavy et le caissier Promis. La mobilisation des archives de la Monnaie de Paris et de la bibliographie disponible révèle pourtant que Lavy est bien né à Turin en 1775 d’un père premier graveur du roi de Sardaigne et de l’hôtel des Monnaies de Turin auquel il succède14. Les choses semblent plus simples à Gênes ou Utrecht puisque tous les agents sont clairement italiens dans le premier cas et néerlandais dans le second15. Plus largement, ces exemples mettent en évidence la façon dont les hôtels des Monnaies participent à l’intégration des élites techniques et financières des départements réunis.
En termes de production monétaire, la contribution des différents ateliers est des plus variables, comme l’indique le tableau récapitulatif d’une année de frappe à l’apogée de l’Empire (Tableau 2). La part de Paris dans l’émission totale est écrasante, avec plus de 80 % de la frappe en valeur, soit plus de dix fois plus que le second atelier, Lille (près de 8 % du total), et alors que seuls cinq ateliers émettent pour plus d’un million de francs et que le moins productif, Nantes, ne met en circulation que moins d’1 % du total16.
De même, une comparaison entre les différents ateliers des nouveaux départements (Tableau 3) révèle là aussi de fortes disparités entre un atelier genevois (certes actif peu de temps) qui ne frappe que de l’argent pour moins de 168 000 francs et les ateliers d’Utrecht et surtout de Turin qui émettent plusieurs millions de francs en or et en argent17. Enfin, une analyse parallèle de la frappe des deux ateliers septentrionaux de Lille et d’Utrecht éclaire, en dépit des fortes variations de durée de frappe, les rôles respectifs des Monnaies de l’ancienne et de la nouvelle France. Entre le retour au numéraire en 1796 et la fin de l’Empire, l’atelier monétaire met en circulation un peu plus de 95 millions de francs en pièces d’or et d’argent. L’apogée de l’Empire coïncide clairement avec l’âge d’or de l’hôtel lillois et jamais son activité n’est aussi importante qu’au moment où la France s’agrandit encore par la réunion des départements hollandais et hanséatiques puisqu’entre 1811 et 1813, il met en circulation pour plus de 65 millions de francs, soit plus de deux tiers de sa production totale. Par contraste, la production de la Monnaie d’Utrecht demeure cependant très tardive et restreinte18 : limitée à 306 867 francs en argent en 1812, elle atteint 1 906 582 francs en argent et 1 803 660 francs en or en 1813 ; au cours de ces mêmes années, Lille frappe pour 29 et 12 millions de francs. La perte des départements hollandais entraîne la fermeture de l’atelier d’Utrecht qui n’émet au total qu’un peu plus de quatre millions d’espèces au profil impérial, soit moins de 1 % de la frappe totale de ces deux années, contre près de 10 % pour Lille.
Tableau 3 : Frappe des ateliers monétaires installés dans les départements réunis
Métal
Modules
Gênes
Genève
Rome
Turin
Utrecht
Or
40 F
122 800,00
2 379 080,00
20 F
105 340,00
384 500,00
1 218 360,00
1 803 660,00
Argent
5 F
73 865,00
101 395,00
328 550,00
2 414 985,00
2 084 240,00
2 F
1 812,00
31 472,00
80 218,00
101 640,00
1 F
7 229,00
30 832,00
12 575,00
103 781,00
81 580,00
1/2 F
4 192,50
4 294,00
33 395,00
5 989,00
1/4 F
7 178,00
Total
315 238,50
167 993,00
725 625,00
6 236 997,00
4 077 109,00
En somme, il apparaît clairement que la principale mission de ces ateliers « périphériques » consiste à « recycler » l’ensemble des pièces frappées par les anciens gouvernements, de procéder à leur refonte et à mettre en circulation de nouvelles espèces, frappées à l’effigie de l’Empereur et roi.
Atelier monétaire
Or
Argent
Cuivre
Total
40 F
20 F
5 F
2 F
1 F
0,5 F
0,1 F
Paris
38 689 320,00
43 972 480,00
1 542 476,00
1 675 745,00
681 116,00
86 561 137,00
Lille
2 295 520,00
4 448 320,00
1 485 645,00
95 016,00
186 837,00
8 511 338,00
Rouen
3 158 810,00
144 506,00
166 745,00
142 247,50
123 036,20
3 735 344,70
Bayonne
925 075,00 
64 154,00
46 843,00
27 505,00
1 063 577,00
Bordeaux
35 200,00 
304 660,00
597 475,00 
7 024,00 
92 704,00
20 622,00
1 057 685,00
Perpignan
46 620,00
589 190,00
9 690,00
73 153,00 
101 992,00
12 998,50
833 643,50
Limoges
130 745,00 
56 944,00
17 868,00
306 535,80
512 092,80
Toulouse
38 900,00
357 655,00
22 156,00 
35 308,00
16 499,00
470 518,00
Lyon
215 885,00
36 058,00 
38 624,00
35 247,00
325 814,00
Turin
116 980,00
67 595,00
6 142,00
10 194,00
200 911,00
Strasbourg
142 140,00
2 766,00
4 330,00
5 363,50
154 599,50
La Rochelle
48 720,00
11 372,00
16 044,00
1 778,50
67 253,30
145 167,80
Marseille
60 775,00
17 614,00
27 761,00
5 239,00 
111 389,00
Nantes
10 301,00
10 301,00
Total
2 330 720,00
43 693 520,00 
51 703 470,00 
2 015 918,00
2 392 156,00
1 037 609,50 
520 124,80
103 693 518,30
Parmi ceux qui œuvrent le plus manifestement à cette uniformisation monétaire sous l’autorité de l’Empire napoléonien, figure sans conteste au premier rang Philippe Gengembre (1764-1838)19. Originaire de Houdain (Nord), ce fils du concierge des Galeries du roi au Louvre connaît une carrière des plus aventureuses. Il bénéficie dans ses jeunes années de la protection de Lavoisier qui l’engage à poursuivre ses études scientifiques : ingénieur et spécialiste de la vapeur en 1789, il découvre un gaz qui s’enflamme spontanément au contact de l’air, gaz par la suite utilisé pour alimenter le premier système d’éclairage public parisien. Envoyé aux États-Unis comme émissaire français en 1791, il est chargé de défendre les intérêts de Paris tout en contribuant à la défense de la jeune nation ; il se voit alors confier les fortifications de la place de Saint-Louis et la surveillance de l’exploitation des mines de fer de Charleston.
De retour en France (1795), Gengembre profite du retour à la monnaie métallique pour se faire embaucher comme artiste-mécanicien à la Monnaie de Paris et se consacre dès lors à l’invention de nouveaux procédés de fabrication et de modernisation du matériel nécessaire à la frappe des pièces. Un temps commissaire royal près la Monnaie de Nantes, il est nommé inspecteur général des Monnaies en 1803 et devient le responsable de l’ensemble de la production monétaire « nationale », ce qui justifie progressivement qu’il intervienne pour (re)créer, réorganiser et rénover l’ensemble des ateliers d’un territoire qui ne cesse de s’étendre. On peut ainsi le suivre en mission à travers l’Europe française, selon les cas dans les départements anciens ou réunis (Milan20) mais également à Cassel ou Dresde, à Madrid, Venise ou Bologne. En quelques années, il s’affirme comme la cheville ouvrière de l’Europe monétaire, travaillant sans relâche à l’exportation du modèle métallique français dans les États satellites de l’Empire.
Si le projet s’inscrit dans la durée, il se trouve facilité à court terme par la promulgation – à défaut d’une application immédiate – du système décimal et de son corollaire monétaire. L’article 17 de la nouvelle constitution du royaume de Westphalie confié à Jérôme précise ainsi que « le système monétaire et le système des poids et mesures maintenant en vigueur en France seront établis dans tout le Royaume ».21 C’est sur cette base légale qu’est mis en service un atelier monétaire à Cassel, chargé de frapper des pièces à l’effigie du nouveau souverain grâce à des coins fabriqués par le graveur général de la Monnaie Tiolier, et bientôt « assisté » dans cette mission par des émissions réalisées directement à Paris, afin d’accélérer le mouvement de refonte et de remplacement des anciennes espèces. Le phénomène se reproduit à l’identique dans les autres territoires sous contrôle des Napoléonides, avec des ateliers « à la française » à Madrid et Barcelone, Naples, Bologne et Düsseldorf ou même dans les duchés de Parme, Plaisance et Guastalla, pourtant intégrés à l’Empire.
Un petit détour par la numismatique permet de s’en convaincre aisément, à partir des exemples des pièces de cinq francs argent et vingt francs or. La première est ainsi définie selon les lois françaises : il s’agit d’une pièce au titre de 900/1000e de métal fin, d’un diamètre de 37 mm et d’un poids de 25 grammes ; on retrouve la même pièce ou presque en Gaule cisalpine (Turin an X : 5 francs, 36,8 mm, 24,9 gr), dans le Royaume d’Italie (Bologne 1811 : 5 lires, 36,6 mm, 24,8 gr), dans le duché de Lucques (Florence 1805 : 5 franchi, 38 mm, 24,8 gr), en Westphalie (Cassel 1809 : 5 Franken, 37 mm, 24,8 gr) ou en Espagne (Barcelone 1808 : 5 pesetas, 39 mm, 26,8 gr). La démonstration est tout aussi probante pour la seconde pièce, de 21 mm de diamètre et d’un poids de 6,45 gr en France et que l’on voit circuler dans le Royaume d’Italie (Milan 188 : 20 lires, 21,08 mm de diamètre, 6,43 gr), en Westphalie (Cassel 1808 : 20 Franken, 21,06 mm, 6,42 gr) ou encore en Espagne (Barcelone 1812 : 20 pesetas, 21,7 mm, 6,70 gr). Certes, l’unité monétaire « change », mais dans un système économique et monétaire qui fait du titre et du poids les référents réels de la valeur d’une pièce, il n’y a guère de différences entre toutes ces pièces22. Par la force des armes et la supériorité technique de ses balanciers, la France est ainsi parvenue à mettre en place une union monétaire de fait en Europe (occidentale).
Un autre aspect de cette conquête monétaire réside dans ce que Stéphane Desrousseaux a justement appelé un « culte de la personnalité »23. Il note le recours massif aux profils des nouveaux souverains sur les pièces de l’époque impériale, en France (élargie) et a fortiori dans les territoires sous contrôle et confiés à des proches. Si la figure de Napoléon est rapidement assimilée – et parfois confondue avec celle de l’Ogre corse24 – par les populations européennes, ses frères, sœurs et alliés doivent consentir un effort de pédagogie et d’exposition qui passe par la monnaie. C’est d’autant plus nécessaire ou utile que cette substitution, au moins partielle, des anciennes pièces par les nouvelles dans la circulation monétaire et plus prosaïquement dans les poches des contemporains participe de la concurrence que se livrent les gouvernants sur le plan symbolique.
On est là au cœur de ce que les économistes Michel Aglietta et André Orléan ont appelé « la violence de la monnaie25 » : ils mettent en exergue l’ambiguïté de la monnaie, à la fois agent économique et instrument de propagande politique. Placée au fondement du lien social, elle symbolise et matérialise l’appartenance à une même communauté tout en fixant sur elle toutes les convoitises et autres violences, économiques, sociales et politiques. Et dans un contexte de « guerre d’argent » alimentée par une idéologie monétaire de type mercantiliste26, il importe de mettre la main sur la plus grande quantité possible d’or et d’argent et donc d’exiger des vaincus tributs et autres indemnités de guerre. Le Directoire avait montré la voie27 et le Consulat et l’Empire, forts de leurs victoires, amplifient le mouvement. On estime en effet qu’au 19 décembre 1812, les ateliers monétaires français ont frappé pour 446 millions de francs en or et 723 millions de francs en argent, soit 1,169 milliard ; sur cette somme, 479 millions proviennent de la refonte d’espèces françaises démonétisées et le reste, à hauteur de 690 millions, de « l’étranger », soit 60 % du total. La balance monétaire ou métallique apparaît dès lors particulièrement bénéficiaire et la circulation de la France du xixe siècle se trouve donc très largement composée d’or et d’argent venus d’ailleurs28. Et ces pièces ont d’ailleurs été frappées sur des balanciers fabriqués grâce au métal d’une partie des 130 canons pris à l’ennemi lors de la victoire d’Austerlitz29.
Cette conquête monétaire de l’Europe par la France ne va pourtant pas sans tensions, accommodements et résistances. Tensions lorsque les monnaies à l’effigie de l’Empereur ou de l’un de ses proches sont délaissées voire refusées ; accommodements lorsque le nouveau pouvoir accepte le maintien des unités monétaires nationales, que chacun sait largement fictives ; résistance enfin manifestée par l’adjonction de surcharges, souvent postérieures à la présence des Français.
1. Article « Monnaie », Dictionnaire Napoléon, J. Tulard (dir.) Paris, Fayard, 1999 (1re éd. 1987), II, p. 332.
2. Guy Thuillier, La Réforme monétaire de l’An XI. La création du franc germinal, Paris, CHEFF, 1993.
3. Paris, Duminil-Lesueur, 1806.
4. Genève, L’Auteur, 1807.
5. Jean-Marie Darnis, « L’administration des monnaies. Une institution dirigée sous le Consulat et l’Empire », dans Revue du Souvenir Napoléonien, no 441, juin-juillet 2002, p. 19-27.
6. Seules ont disparu avec l’Ancien Régime les monnaies de Montpellier, Orléans et Pau.
7. J.-M. Darnis, La Monnaie de Paris, sa création et son histoire du Consulat et de l’Empire à la Restauration (1795-1826), Levallois, Centre d’études napoléoniennes, 1988.
8. Matthieu de Oliveira, Les Routes de l’argent. Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg, 1789-1815, Paris, CHEFF, 2011, chap. V : « Lille, place financière menacée ? ».
9. Dans ces trois villes, il préexistait bien un atelier monétaire, respectivement en charge de la production des espèces de la République de Gênes, des États pontificaux et du royaume de Hollande.
10. M. de Oliveira, Les Routes de l’argent, op. cit. supra, chap. VI : « De la Grande Nation au grand Empire : la France nation de proie ».
11. Les traitements respectifs de ces trois fonctionnaires sont de 5 000 à 8 000 francs pour le commissaire impérial, de 5 000 francs pour le caissier général et de 2 400 à 3 000 francs pour le contrôleur du monnayage ; la somme est d’autant plus forte que l’activité de l’atelier est importante.
12. M. de Oliveira, Les Routes de l’argent, op. cit., 2011, chap. V.
13. Stéphane Desrousseaux, La Monnaie en circulation à l’époque napoléonienne, Paris, Les Chevau-Légers, 2012, p. 493.
14. CAEF, archives de la Monnaie de Paris, Ateliers monétaires, F1-41 : Turin, 1803-1810. Charles Édouard Saint-Maurice Cabany, « Le chevalier Philippe Lavy, ancien directeur de l’hôtel des Monnaies de Turin », extrait du Nécrologue universel du xixe siècle, Paris, 1852, t. VII, p. 125-129.
15. Gênes : Podesta, directeur ; Gentile, commissaire ; Lorea, contrôleur ; Quartara, caissier. Utrecht : Dumarchis-Sarvaas, directeur ; Poelman, commissaire ; Reynier-Hoen, contrôleur ; Visher, caissier. A. Clairand et Stéphane Desrousseaux, « Les différents monétaires des ateliers monétaires de Gênes et d’Utrecht », Bulletin de la Société française de numismatique, mars 2004, p. 38-49.
16. Et encore ne s’agit-il que de pièces de dix centimes en cuivre.
17. Toute la gamme des modules est même proposée par l’atelier italien.
18. Il n’est en activité que du 30 novembre 1812 au 13 novembre 1813. La frappe pâtit également de la perte de la « boite ficelée et cachetée contenant neuf poinçons de titre et de garantie [partie pour Utrecht le 24 décembre 1812]. Le conducteur de la voiture [des Messageries générales] a déclaré qu’il l’avait égarée dans son voyage de Paris à Amsterdam. On donne des ordres pour la rechercher » indique le bulletin de police des 24-25 janvier 1813, cité par Nicole Gottéri, La Police secrète du Premier Empire. Bulletins quotidiens adressés par Savary à l’Empereur de janvier à juin 1813, Paris, H. Champion, 2003, VI, p. 81.
19. Sur le personnage et la carrière de Ph. Gengembre, on renvoie, faute d’étude plus complète, aux documents détenus par le CAEF, archives de la Monnaie de Paris, fonds privés : S.2-1, liasses 1 à 6.
20. Voir le procès-verbal de son inspection de la Monnaie en F1-41.
21. Helmut Berding, « Le Royaume de Westphalie, État-modèle », Francia, 1983, p. 352.
22. Tout au plus peut-on noter que les modules espagnols sont plus larges et plus lourds, ce qui n’implique pas forcément qu’il y ait plus de métal fin à l’intérieur.
23. La Monnaie en circulation à l’époque napoléonienne, Paris, Les Chevau-Légers, 2012, p. 233-283.
24. Jean Tulard, L’Anti-Napoléon, la légende noire de l’Empereur, Paris, Julliard, 1965.
25. Michel Aglietta et André Orléan, La Violence de la monnaie, Paris, PUF, 1984.
26. On considère en particulier que le volume total de métal précieux disponible est fixe. Pierre Deyon, Le Mercantilisme, Paris, Flammarion, « Question d’histoire », 1969.
27. Que l’on pense par exemple à l’estampe (BnF) représentant les membres du Directoire actionnant le « pressoir directorial » pour tirer de l’or du rocher de Berne et s’encourageant au cri de « Poussez ferme ! L’or de la Suisse nous achètera l’Égypte ».
28. Guy Thuillier, La Monnaie en France au début du xixe siècle, Genève, Droz, 1983.
29. Le reste du bronze est utilisé pour couvrir la colonne Vendôme.
30. Matthieu de Oliveira, La France et le passage à l’étalon-or : de la Commission de 1861 à la loi de 1864 et à la Convention monétaire de 1865, mémoire de DEA, Paris X-Nanterre, 1993.