Les clichés concernant les rapports entre l’agriculture et le Premier Empire sont légion. Pour certains, ceux qui se retranchent sempiternellement derrière le souvenir de la réalisation du premier grand cadastre moderne et de l’introduction de la betterave à sucre, l’Empire représente un âge d’or agricole. Un tableau idyllique que des révisions historiographiques récentes ont largement contribué à fissurer : non seulement le cadastre napoléonien n’entra dans les pratiques que très tardivement dans le siècle, mais en plus l’industrie sucrière – prétendu fleuron de la réussite économique du régime – ne résista pas à la fin du blocus continental au point de quasi disparaître sous la Restauration, quand le sucre de canne de l’outremer eût de nouveau accès au marché national
1. Pour d’autres, l’Empire se désintéressa de l’agriculture, se contentant pour satisfaire les impressionnants besoins de sa Grande Armée, à la fois de mesures pragmatiques, plus ou moins dictées par les circonstances, au premier chef desquelles l’instauration du blocus continental en novembre 1806, et d’une économie de prédation à l’égard des ressources des territoires occupés.
Des positions aussi tranchées ne font que révéler le relatif désintérêt de l’historiographie pour les questions agricoles sous l’Empire. Au sortir d’un siècle qui « inventa l’économie » et d’un autre qui l’érigea en religion, on conçoit mal que l’État napoléonien, si soucieux de poser les masses de
granit de la France nouvelle, se soit contenté uniquement d’expédients et de mesures circonstancielles en matière agricole
2. Répondre au triple défi de l’effort de guerre, du blocus continental et de la stabilisation sociale impose en retour qu’une véritable politique agricole publique et volontariste soit définie. Si l’État napoléonien a élaboré une politique agricole à l’échelle de son Empire, comment la caractériser ? Quels principes la régissent ? Quelles institutions et quels acteurs la mettent en œuvre ?
L’Empire des agronomes
La nébuleuse agronomique au pouvoir
La volonté du Premier Consul Bonaparte d’encourager les progrès de l’agriculture ne semble faire aucun doute, si l’on s’en tient à la création au sein de ce sanctuaire de l’État napoléonien qu’est le ministère de l’Intérieur d’un Bureau de l’agriculture. Là bat le cœur agricole de l’Empire, là s’élabore sa politique agricole. Un homme l’incarne aux yeux des différents ministres de l’Intérieur qui se sont succédé et plus encore à ceux du Consul devenu Empereur : Augustin François Silvestre, son inamovible chef du 2 juillet 1801 à 1814
3. Cette haute responsabilité couronne l’ascension intellectuelle et sociale de ce scientifique féru d’agronomie, passé tour à tour du service du comte de Provence à celui du Comité de salut public qui lui confia la traduction et la diffusion des œuvres d’Arthur Young, avant d’être nommé par le Directoire directeur de l’École des mines en 1795. Mais sa réputation d’agronome et de spécialiste de l’agriculture, c’est surtout à la Société d’agriculture de la Seine à laquelle il est admis en 1792 et dont il devient l’influent secrétaire en 1796 et à la société philomathique dont il est membre fondateur en 1788 qu’il la doit
4.
Silvestre, chef d’un Bureau d’agriculture de sept à huit administrateurs, n’est que le représentant au cœur de l’État d’une
dream team agronomique, dont les membres les plus influents ont intégré une autre structure au sein du ministère de l’Intérieur : le conseil général d’agriculture, arts et commerce. La section d’agriculture de ce conseil a pour finalité de s’imposer comme l’organe consultatif du Bureau d’agriculture. C’est aussi en son sein que se recruteront les experts chargés de piloter quelques grands projets ruraux
comme la rédaction du code rural, l’inspection des établissements ruraux de l’État. Les relations entre ces deux structures du ministère de l’Intérieur, l’une consultative, l’autre délibérative sont garanties par les liens interpersonnels qui unissent le chef du Bureau Silvestre au gotha agronomique du conseil. Car, au début de l’an IX, y siègent Vilmorin, Cels, Tessier, Gilbert, Huzard, Desprès et Boufflers, avant que quelques mois plus tard Vitry ne remplace Gilbert, décédé en mission
5.
Un véritable pouvoir agronomique s’est donc structuré sous le Consulat et l’Empire autour de plusieurs lieux de pouvoirs. Lieux de pouvoir politique d’abord, avec le Bureau d’agriculture et le conseil consultatif d’agriculture du ministère de l’Intérieur. Lieux de pouvoir scientifique enfin : à l’Institut avec la section « Économie rurale et Art vétérinaire » de la classe de mathématiques et de physique, mais aussi au sein de la Société philomatique, de la Société de statistique et plus encore de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale
6. Ainsi, selon l’heureuse formule de Dominique Margairaz, « à la question de savoir où l’on parle d’agriculture au seuil du
xixe siècle, la réponse pourrait être : partout, ou presque… »
7.
Surtout il revient à une dernière structure, la Société libre d’agriculture du département de la Seine, d’assurer les interfaces entre la réflexion agronomique et sa mise en pratique, mais aussi entre le scientifique et le politique.
Ainsi au milieu de cette nébuleuse agronomique tend à se structurer un pouvoir agricole bicéphale sous le Consulat et l’Empire : aux commandes le Bureau d’agriculture de la seconde division du ministère de l’Intérieur et son organe consultatif officiel le Conseil d’agriculture ; comme officine de diffusion et laboratoire de sa politique : la Société libre d’agriculture de la Seine réouverte en prairial an VII. N’y a-t-il pas risque dans cette configuration d’une concurrence entre ces deux structures consultatives que sont le Conseil d’agriculture et la Société d’agriculture de la Seine ? La question mérite d’être posée quand on sait qu’une précédente expérience de création d’un comité d’administration de l’Agriculture placé sous l’autorité du contrôleur général des finances, menée de mai 1785 à septembre 1787, avait échoué par suite de l’hostilité que lui porta la Société royale d’Agriculture de la généralité de Paris
8. Sous le Consulat et l’Empire, la question semble être résolue par une interpénétration poussée des personnels entre les deux structures, au point que tous les membres du Conseil d’agriculture le sont aussi de la Société
d’agriculture de la Seine. Quant à Silvestre, il exerce à la fois les fonctions de directeur du Bureau d’agriculture du ministère et de secrétaire de la Société d’agriculture de 1796 jusqu’à sa mort en 1840. Enfin autre preuve manifeste de cette interpénétration de ces deux pouvoirs, pour être édité et diffusé par l’imprimerie parisienne de M
me Huzard, tout traité agronomique doit au préalable recevoir un double agrément : celui du Bureau d’Agriculture du ministère de l’Intérieur et celui de la Société d’agriculture du département de la Seine. D’ailleurs les
Annales de l’Agriculture française relancées en 1801 et plus encore les
Mémoires de la Société d’agriculture de Paris tous deux édités chez M
me Huzard s’imposent dans tout l’Empire comme les organes de diffusion officiels des orientations du Bureau d’agriculture et de son conseil
9.
En fait, quels que soient les lieux de pouvoir agronomique, qu’ils soient scientifiques ou politiques, se distingue toujours le même petit groupe resserré d’hommes. Thouin, Tessier, Cels, Parmentier et Huzard sont membres de l’Institut et membres fondateurs de la Société libre d’agriculture de la Seine. Encore plus représentatif, le directeur du Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur, Silvestre, appartient à fois à la Société philomatique, à la Société d’agriculture de la Seine et à la société pour l’Encouragement de l’industrie nationale. D’ailleurs l’adhésion à cette dernière des membres de la Société d’agriculture de la Seine a pu être considérée comme « massive » tant il est vrai que François de Neufchâteau, Tessier, Huzard, Cels et Silvestre en composent le premier comité d’agriculture
10. Sans surprise, ce sont ces hommes, cette élite de « la communauté des agronomes » qui accèdent aux responsabilités d’État dans le Bureau d’agriculture pour Silvestre et dans le conseil consultatif d’agriculture du ministère de l’Intérieur pour la plupart des autres (à l’exception notable de François de Neufchâteau). Précisons que ces experts reconnus font néanmoins figure d’hommes neufs dans les arcanes du pouvoir de l’État : aucun d’eux n’avait siégé auparavant dans les deux comités d’administration de l’agriculture de l’Ancien Régime : que ce soit celui de Bertin entre 1761 et 1769 ou celui fondé sous l’égide de Gravier de Vergennes de juin 1785 à septembre 1787
11. En revanche, la Révolution, et plus particulièrement les divisions et conseils consultatifs de la commission des subsistances de l’an II, leur offrent leurs premières responsabilités étatiques puisque déjà y siègent Vilmorin, Cels, Gilbert, Parmentier et
Dubois
12. Le Directoire confirmera leur promotion au rang d’experts et de producteurs de savoirs d’État dans ses différents conseils d’agriculture
13.
Car, il en va du pouvoir agronomique comme d’autres institutions du Consulat et de l’Empire : leurs créations ne sont pas surgies
ex nihilo. Leur genèse est une fois encore à porter au crédit des expériences révolutionnaires en général, et en particulier à celles du Directoire. Ainsi, la renaissance des sociétés d’agriculture, après leur suppression en 1793 doit-elle beaucoup à l’initiative du ministre de l’Intérieur Letourneux dès floréal an VI
14. Enfin, après l’échec de deux expériences sous l’Ancien Régime, les conseils consultatifs d’agriculture sont-ils reformés une première fois sous la Convention nationale en l’an II, puis définitivement institués sous le Directoire sous l’égide du ministre de l’Intérieur François de Neufchâteau. Une fois de plus, il s’avère que le Directoire a été le laboratoire des réussites du Consulat et de l’Empire
15.
Transformer l’agriculture : un programme
Perpétuer une structure héritée du Directoire, la faire animer par des experts reconnus, ne saurait constituer une politique agricole en soi. Encore faut-il qu’un véritable programme avec des objectifs à atteindre, des orientations à suivre, des moyens soit préalablement défini.
C’est cette dimension programmatique que présentent deux ouvrages. Le premier, lancé par la Société libre d’agriculture de la Seine dès sa reformation en l’an VII, est une réédition du
Théâtre d’Agriculture du célèbre agronome du début du
xviie siècle Olivier de Serres. Elle est achevée en l’an XII (1804) et la préface que lui appose Grégoire a valeur de prospective. Le second est l’ouvrage de Silvestre, publié en l’an IX, quelques mois avant sa nomination au Bureau d’agriculture,
Essai sur les moyens de perfectionner les arts économiques en France. Certes l’ouvrage est de circonstance, il obéit à des visées opportunistes comme en attestent les hommages appuyés et répétés de l’auteur au nouveau ministre de l’Intérieur Chaptal. Certes les éloges dithyrambiques
qu’en fait Tessier, en tant que président de la Société d’agriculture de la Seine et membre de l’Institut, auront vite fait d’adouber Silvestre et de le propulser quelques semaines plus tard à la tête du Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur en lieu et place de Vitry
16. Il n’empêche : l’essentiel n’est pas dans cette manœuvre réussie du groupe de pression des agronomes de la Société d’agriculture de Paris, mais plutôt dans les vues sur l’agriculture et les moyens de la transformer qu’expose cet ouvrage, appelé à être le bréviaire de la politique agricole de l’Empire.
Pour son auteur, il convient de faire sortir rapidement l’agriculture française de son « inertie » et de ses archaïsmes pour répondre à ces deux défis que sont l’autosuffisance alimentaire et le rééquilibrage d’une balance commerciale déficitaire. Pour y parvenir, deux orientations majeures doivent être privilégiées : instruire et policer. Instruire pour Silvestre, c’est propager par l’enseignement la modernité agricole. Cette instruction est censée se déployer à plusieurs niveaux : le premier, scientifique, consisterait en la construction des savoirs. C’est à des écoles centrales administrées par l’État et aux sociétés d’agriculture que reviendrait cette mission. Un projet d’institution de six écoles est établi : certaines déjà existantes comme l’École des mines et les écoles vétérinaires de Lyon et Maisons-Alfort, d’autres devant être créées
ex nihilo comme l’École spéciale pour l’éducation des bêtes à laine, l’École des haras, l’École forestière et l’École œnologique, cette dernière spécialisée dans la viticulture. À un second niveau, considéré comme pratique, les connaissances produites par les écoles centrales et les sociétés d’agriculture seraient à leur tour diffusées exclusivement aux cultivateurs aisés, aux propriétaires et aux administrateurs par un double réseau de petites écoles et de fermes expérimentales
17. Une multitude de petites écoles spécialisées, comme les écoles du pépiniériste, du maraîcher, du jardinier fruitier, entre autres, toutes animées par un bénévole, le plus souvent un instituteur, qui en retour recevrait une gratification, sont appelées à se répandre dans l’étendue du territoire national (le texte ne précise pas cependant à quelle échelle). Ce réseau de petites écoles spécialisées serait complété par celui des quatre grandes fermes expérimentales d’État, lieux privilégiés d’expérimentation des théories agronomiques et vétérinaires. Ainsi, une ferme devait être établie à Paris pour servir d’exemple aux pays de grande culture, la seconde à
Nice pour l’agriculture méditerranéenne, la troisième près d’Aurillac pour l’amélioration de l’agriculture montagnarde et la dernière dans le Pays d’Auge en Normandie pour se spécialiser dans l’élevage.
La seconde orientation sur laquelle souhaitent s’appuyer Silvestre et le Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur concerne ce qu’il appelle la police de l’économie rurale, c’est-à-dire au sens qu’à ce mot au xviiie siècle, l’organisation et la régulation de l’agriculture par le gouvernement. Silvestre ne définit-il pas cette police comme un mode d’action de l’État qui consisterait à « diriger, surveiller, soutenir et encourager » les initiatives de modernisation des exploitations agricoles. À ce titre, il appelle de ses vœux la rédaction d’un code rural pour libérer le cultivateur des entraves communautaires et le protéger dans sa prise d’initiative.
Les apparences trompeuses d’un retour intégral à la physiocratie
Faut-il, au regard de ce texte programmatique, faire de l’Empire le moment tant attendu du triomphe du libéralisme physiocratique ? La question mérite d’être posée depuis que des travaux récents ont montré qu’il n’avait pas disparu sous la Révolution française comme on l’a longtemps cru, mais qu’il s’était recomposé
18.
Silvestre, en introduction de son ouvrage, se pose davantage en héritier et en homme de la synthèse d’une tradition de pensée agronomique qu’en innovateur théoricien. Il ne saurait faire œuvre de doctrinaire agronomique, au sens où François Sigaut l’entend
19. Il se revendique au fil de ses pages du patronage intellectuel de Turgot, Duhamel du Monceau, Cretté de Palluel, Daubenton, Béthune-Charost et l’incontournable Young. Plusieurs des grands thèmes de la physiocratie sont martelés tout au long de son ouvrage, à commencer par ce postulat de base qui veut « que l’agriculture soit le premier et le plus utile des arts »
20. Dans son projet de rédaction d’un code rural, Silvestre plaide à son tour la cause de l’individualisme agraire, celle de la liberté pour l’exploitant de diriger son exploitation comme bon lui
semble. C’est pourquoi il se montre partisan du droit de clôture, de la fin des usages collectifs tel que celui de la vaine pâture. Car comme ses prédécesseurs Quesnay et Turgot, Silvestre reste convaincu que seuls les grands propriétaires sont les vecteurs principaux de la modernité agricole car « les agriculteurs pauvres n’ont eu ni le temps, ni les facultés de tenter des expériences, lors même qu’ils en auroient eu la bonne volonté »
21. C’est donc eux que la loi nouvelle doit prioritairement protéger. Une autre forme du libéralisme physiocratique contenu dans son programme se manifeste dans la proclamation de l’absolue nécessité de la libre circulation des productions agricoles : à ce titre, toutes les douanes intérieures et tous les droits sur les productions agricoles doivent être abolis.
Pour autant, l’Empire ne constitue pas l’apogée du rêve économique intégral des physiocrates. Le Bureau d’agriculture infléchit nettement certaines des positions de ce courant économiste des Lumières. Effectivement on retrouve dans la pensée de Silvestre tous les ingrédients de ce libéralisme mitigé qu’avait mis en lumière Jean-Pierre Hirsch et Philippe Minard concernant les milieux industriels et commerciaux de l’Empire
22. Autrement dit, le « libérez-nous mais protégez-nous » est une maxime qui s’applique aussi à l’agriculture impériale. Ainsi, pour protéger les exploitants innovants, Silvestre défend l’idée d’un allongement des baux ruraux pour une durée minimale de 11 ans. Pour ne pas mettre en péril les équilibres sociaux au village, non seulement il maintient certains droits communautaires comme le droit de glanage mais il plaide aussi pour une action volontariste d’amélioration de l’habitat rural.
Or, et là se situe l’inflexion majeure avec le premier âge de la physiocratie, tout au long de l’exposé de ce programme, Silvestre insiste sur le fait qu’aucune transformation en profondeur de l’agriculture ne peut se réaliser sans l’action d’un État fort. Consolider le rôle de l’État comme acteur majeur de l’économie rurale et du changement agricole, tel doit être une des priorités du Premier Consul
23. Bref, c’est à l’État qu’il revient de financer le programme
d’instruction, par la création du réseau des écoles spéciales nationales, par celles des petites écoles locales spécialisées, par les quatre fermes expérimentales. C’est encore à l’État d’agir sur la police de l’économie rurale par une série de réformes de l’ordre juridique et de la législation commerciale.
Pour autant, on est surpris de constater à quel point ce projet n’entend aucunement se doubler d’une politique foncière, ni même d’une politique de stabilisation des prix agricoles. Les vieux débats révolutionnaires sur le partage des grandes fermes ou une réforme agraire sont définitivement clos, alors que l’entreprise de vente des biens nationaux, nullement remise en question, se poursuit. Les structures foncières de la France agricole post-révolutionnaire sont donc bel et bien confirmées.
Lorsque parait en l’an XII (1804) la
Nouvelle édition du théâtre d’Agriculture et Mesnage des champs d’Olivier de Serres, qui avait occupé une grande partie des travaux de la Société d’agriculture du département de la Seine depuis sa renaissance sous le Directoire, les principes de la politique agricole du Consulat tracés par Silvestre se trouvent confortés. Dans la longue préface qu’il consacre à la réédition de ce classique de la littérature agronomique, l’abbé Grégoire passe en revue l’ensemble des progrès et des entraves agricoles en Europe, ce qui constitue un moyen détourné d’adresser des mises en garde à Bonaparte et des encouragements aux agronomes au pouvoir. « Ceux qui manioient la charrue et la bêche écroivoient peu ; ceux qui écroivoient eussent craint, pour la plupart de se ravaler en traitant de l’agronomie. Plus occupés de l’art qui détruit, que celui qui conserve, les auteurs nous parlent de légions, de batailles, de machines de guerre, plutôt que d’instrumens aratoires »
24 écrit-il. Ne lit-on pas derrière cette dénonciation des grandeurs littéraires et combattantes, une critique feutrée de la politique belliciste d’un Premier Consul qui se rêve de plus en plus Empereur ? Surtout dans la continuité des physiocrates, Grégoire fustige à longueur de pages, au travers les exemples étrangers, les méfaits du féodalisme, de la réglementation étatique, et de l’absence de représentation politique des cultivateurs, causes parmi les plus fréquentes des retards agricoles. Ainsi au Portugal, les chasses royales, l’Inquisition et surtout la fiscalité écrasante sur les productions agricoles expliquent le sous-développement du pays
25. En Hongrie et en Russie, le principal obstacle aux progrès agricoles réside dans le servage
26. À ces anti-modèles, Grégoire préfère opposer les réussites agricoles et politiques suisses, suédoises, belges et hollandaises sans évidemment oublier
celles des îles Britanniques. Car, comme il l’écrit à propos de la Suisse, la liberté de l’exploitant est la condition
sine qua non d’une agriculture prospère, établissant un lien très fort entre régime politique et développement de l’agriculture : « Partout où vous trouverez une République, là certainement fleurit l’agriculture ; et jamais la terre humectée des larmes d’un esclave ne prodiguera ses dons comme lorsqu’elle est arrosée des sueurs de l’homme libre »
27. Ainsi, en Suède et au Danemark est louée « une circonstance qui a contribué à vivifier l’agriculture […] les paysans y jouissoient d’une existence politique : dans les États-généraux de ces contrées, il y avoit l’ordre des laboureurs »
28.
Au terme de cette rétrospective européenne, le tableau de la France contemporaine révolutionnée que dresse Grégoire semble en tout point favorable à cette grande impulsion agricole que le pays attend depuis si longtemps : « Jamais, peut-être, aucune Nation ne fut placée dans des circonstances plus favorables à l’agriculture que la France. À l’avantage permanent d’un climat tempéré, d’un sol fertile, se réunissent des avantages de circonstances : la terre est affranchie, le fléau de la féodalité ne pèse plus sur elle ; depuis la vente des domaines nationaux et le partage des communaux, 500 000 prolétaires sont devenus propriétaires. Si l’accroissement de la population hausse le prix des comestibles, celui de la main-d’œuvre suit la même progression, et ouvre à tous les produits agricoles des débouchés lucratifs »
29. L’ode à l’émancipation de la paysannerie par la Révolution est spectaculaire comme le prouve la succession des références à l’abolition de la féodalité ou à la redistribution des terres lors de la vente des biens nationaux, même si elle est parfois excessive (sur quelle base le chiffre de 500 000 primo-accédants à la propriété est-il établi ?). Si désormais toutes les conditions sont réunies pour provoquer une révolution agricole, l’ultime impulsion revient à l’État, et ce, au prix d’une révision sévère de la politique qu’il aurait suivi jusqu’à ce que n’éclate la Révolution française. C’est à l’abandon des principes de la politique du colbertisme qu’appelle Grégoire ; un mercantilisme qu’il caricature pour l’essentiel en un encouragement exclusif à l’industrie manufacturière et au commerce colonial au détriment de l’agriculture. Car, c’est bien sur cette thématique que l’héritage physiocratique perdure encore chez Silvestre et Grégoire, ce dernier proclamant même que « les mamelles de l’État sont, dit-on, l’agriculture et le commerce ; mais celui-ci est fils de celle-là… »
30. Par conséquent, il importe pour développer le commerce de promouvoir l’agriculture, plutôt que de prôner une politique coloniale. Mais, davantage que la volonté politique d’un empereur lecteur de Grégoire, ce fut la destruction
de la flotte franco-espagnole à Trafalgar, le 21 octobre 1805, qui sonna le glas des projets coloniaux de la France impériale, ouvrant ainsi la voie au blocus continental de 1806.
Dans ce contexte, promouvoir l’agriculture, le gouvernement le pourrait en agissant directement sur l’amélioration des terres arables, l’établissement des prairies artificielles, la rénovation la politique forestière, mais aussi indirectement par la construction d’un réseau de voies terrestres et navigables. Néanmoins pour y parvenir, encore faut-il que le modèle mis en place avec le Consulat, à savoir que « la puissance publique couvre de son égide et seconde le génie qui invente, le talent qui perfectionne, le travail qui produit », ne soit pas remis en cause. Car lorsque Grégoire loue les concours ouverts par le gouvernement, « les prix qu’il a proposés sur les mécaniques à filer, sur le perfectionnement de la charrue, sur l’amélioration des races à chevaux », il en appelle néanmoins à la conservation de ce modèle d’action publique fondé sur l’association concertée de l’État et des sociétés agronomiques. Il n’ignore pas qu’au moment où paraît sa préface les tensions sont devenues fortes entre Bonaparte et le lobby agronomique en général, et la société d’agriculture de la Seine en particulier. Une fois Empereur, Napoléon entendit mieux contrôler la Société d’agriculture de la Seine en lui imposant un règlement intérieur autoritaire, exigeant notamment que Silvestre ne puisse cumuler les fonctions de chef du Bureau d’agriculture et de secrétaire de la Société. La résistance des agronomes eut raison de la volonté impériale, même si en représailles, la Société d’agriculture de la Seine, pour aussi centrale fut-elle dans l’organisation de la sociabilité agronomique de l’Empire, ne fut pas autorisée à porter le nom de société impériale
31 !
Ériger les leviers locaux nécessaires à l’application de la politique agricole impériale
À défaut du réseau d’établissements d’instruction originellement prévus, à défaut des investissements conséquents espérés, le Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur de l’Empire s’est appuyé sur les pouvoirs administratifs locaux traditionnels et les sociabilités agronomiques pour encadrer quelques transformations agricoles. Une structure tricéphale, composée des sociétés agricoles, des conseils généraux et des préfets, régit la politique d’encouragement agricole au niveau départemental, non sans concurrence parfois.
L’explosion de la sociabilité agronomique
En l’an VII, bénéficiant des encouragements de François de Neufchâteau, pas moins de quarante et une sociétés d’agriculture fonctionnaient dans les départements de la Grande Nation dont trois étaient situées en dehors des frontières françaises de 1792 (l’une à Genève dans le département du Léman, l’une à Maëstricht dans la Meuse-Inférieure et une dernière à Anvers dans les Deux-Nèthes)
32. Quelque six années plus tard, vers 1805, leur nombre était porté à 85, dont pas moins de huit dans les nouveaux départements
33 ! En 1807, le secrétaire de la Société d’agriculture de Provins pouvait se gargariser « qu’il n’est pas aujourd’hui de département où il ne soit établi des Sociétés dont le but principal est l’Agriculture… »
34Cette poussée de la sociabilité agronomique ne résulte pas seulement d’un regain d’intérêt des populations pour la discipline, mais pour l’essentiel d’une injonction politique. Le ministère de l’Intérieur, sur les recommandations de son Bureau d’agriculture, a obligé les préfets à en créer au moins une dans chaque département. Et là où de bonnes volontés n’émergent pas de la société civile, comme dans les trois départements de la Ligurie (Gênes, Montenotte et Apennins), les préfets et sous-préfets ont ordre de nommer autoritairement dans chaque arrondissement « trois propriétaires instruits faisant valoir eux-mêmes leurs propriétés et appartenant à des cantons différents » afin qu’ils se constituent en société agricole
35. La sociabilité éclairée de l’Ancien Régime est ainsi institutionnalisée sous l’Empire. Ce en quoi, cette évolution ne fait que répondre au programme de Silvestre qui appelait le gouvernement dès l’an IX à « favoriser leur établissement dans tous les départements, de les aider dans la publication de leurs mémoires, dans leurs expériences et dans la distribution des médailles d’encouragement qu’elles croient utiles à décerner »
36.
Inventer de nouvelles sociétés « points de contacts entre savants théoristes et simples praticiens37 » Les sociétés d’agriculture impériales connaissent une véritable transformation de leur recrutement, de leur composition sociale et qui plus est de
leur mission. Lieu de sociabilité des élites provinciales, producteur de reconnaissance sociale sous l’Ancien Régime, elles sont appelées à devenir sous l’Empire des « points de contact entre les savants théoristes et les simples praticiens » pour reprendre le vœu de Silvestre.
En 1804, Grégoire lançait un appel aux Français émigrés pour des raisons politiques sous la Révolution et bénéficiaires de l’amnistie générale du 6 floréal an X (25 avril 1802) de se retirer sur leurs domaines pour « ensevelir les souvenirs amers, y cicatriser les plaies du cœur ». De cette émigration de l’intérieur, ils pourraient « répandre autour d’eux les lumières » tant ils sont « doués de connaissances plus étendues que n’en a communément l’habitant des campagnes »
38. Son appel fut-il entendu de la noblesse émigrée amnistiée ? On peut en douter tant les sociétés agronomiques de l’Empire restèrent l’apanage, comme celles du Directoire, des scientifiques et des grands notables, fussent-ils roturiers pour la plupart. Effectivement, s’observe sous l’Empire un double phénomène de retrait des aristocrates des sociétés d’agriculture, retrait largement compensé par l’investissement de plus en plus important des enseignants des disciplines scientifiques des lycées impériaux et de quelques moyens et petits propriétaires
39. Cette entrée en nombre de la petite bourgeoisie du savoir n’est ni un hasard, ni un palliatif au retrait nobiliaire, encore moins une stratégie personnelle de reconnaissance. Elle répond à une politique d’incitation – parfois même de contrainte – mise en place par les préfets.
Par exemple, dans la Société d’agriculture de Turin fondée en 1785 par le roi du Piémont Victorio Amédée III, entre avec l’occupation française toute l’élite scientifique de la ville : de Balbis, professeur de botanique aux universités de Turin, Pavie et Lyon, Giobert, professeur d’économie rurale et chimie appliquée à l’Athénée de Turin, le médecin et botaniste Buniva. Plusieurs de ces roturiers brillants la dirigeront, ce qui n’était jamais arrivé sous l’Ancien Régime
40. À Provins, dans le département de la Seine-et-Marne, sur les dix membres admis en 1807, on compte trois scientifiques, un bibliothécaire, un professeur d’architecture rurale, deux manufacturiers, deux militaires (dont un capitaine de cavalerie auteur d’un traité sur les haras) et un dernier à la profession indéterminée. Tous sont de condition roturière
41. Dans le département des Bouches-du-Rhin, le préfet va jusqu’à imaginer rémunérer les membres de la société qu’il entend créer au chef-lieu de Bois-le-duc (Hertogenbosch) afin qu’aux côtés des scientifiques, les
cultivateurs, davantage que les notables, y siègent car « c’est pas eux qu’on doit commencer à faire apprendre la vraie culture […] honorés de se trouver dans les comités cantonaux, ils y verseront pour ainsi dire leurs idées simples mais très justes sur l’état le plus heureux et le plus utile du monde ; ils s’évertueront et deviendront plus diligens de la conférence avec leurs semblables et plus encore avec ceux qui se sont les plus élevés, il naîtra une émulation qui leur fera faire plus qu’ordinairement »
42.
Toutefois, si la structure socioprofessionnelle des sociétés agricoles sous le Consulat et l’Empire a changé, leurs préoccupations et leurs objectifs restent fondamentalement les mêmes que sous l’Ancien Régime. Promouvoir le progrès agricole par la construction de savoirs théoriques ou pragmatiques, diffuser ces connaissances par des publications et par une politique locale d’encouragement assortie de récompenses à décerner aux cultivateurs lauréats, restent leur principale raison d’agir. Prenons l’exemple de la Société d’agriculture des Landes. Parmi les 202 pages de son rapport de 1805, sont publiés pas moins de huit mémoires différents portant sur l’amélioration des bêtes à laine, la destruction des vignes échasselassières, l’introduction du platane, celle du chêne-liège, les moyens d’augmenter la production de miel des abeilles, la fabrication des cuirs, celle du salin à retirer du pin des Landes et la tonte des mérinos et des ovins métis. En outre, toute une politique d’encouragement est organisée par la société : des primes oscillant entre 100 et 200 francs sont promises au cultivateur qui aura ensemencé le plus ses terres en plantes fourragères, à celui qui présentera le plus beau poulain ou la plus belle pouliche, le plus beau mouton de race espagnole, au propriétaire qui écrira un mémoire pour améliorer les engrais locaux et à la commune qui tiendra la plus belle pépinière de plus de deux hectares
43. L’activité des sociétés agricoles oscille donc entre expérimentations et efforts théoriques
44.
Ériger les sociétés agricoles en institutions d’État hiérarchisées
La principale rupture avec leur fonction traditionnelle vient de leur transformation en rouage d’État. Les sociétés d’agriculture, érigées en institution agricole d’État, doivent désormais répondre aux demandes et commandes des préfets, si ce n’est à celles du ministre de l’Intérieur et donc au
Bureau d’agriculture. De lieux de sociabilités, elles sont pleinement devenues des lieux d’expertise et d’expérimentation des pratiques agricoles au service d’un État commanditaire. Que le ministre de l’Intérieur réclame au préfet du Pô en 1808 de lancer une enquête sur les instruments aratoires et les habitations rurales piémontaises, qu’aussitôt celui s’en remet à la Société d’agriculture de Turin, qui à son tour charge l’un de ses membres de cette opération. En 1809, le travail effectué est si considérable que le ministre de l’Intérieur demande à son préfet de le faire cesser, car son coût risque d’être excessif
45. En 1813, le ministre de l’Intérieur décide-t-il de lancer une grande enquête sur l’élevage bovin de l’Empire, que le préfet du Pô s’en remet à nouveau à la Société d’agriculture de Turin qui désigne l’un de ses membres le professeur de sciences vétérinaires Jean Brugnone pour établir un rapport détaillé
46.
Lorsque pour répondre aux défis du blocus continental après 1806, on décide d’inciter l’introduction de nouvelles cultures, que ce soit le coton ou l’arachide, c’est aux sociétés d’agriculture que le pouvoir politique et administratif s’adresse une fois de plus. C’est encore aux sociétés d’agriculture qu’incombent les expérimentations d’acclimatation des plantes tropicales. Pour ce faire, les sociétés d’agriculture sont mises en réseau. D’abord à leur initiative propre ou à celle de leurs membres. Ainsi, celle de Provins correspond-elle de manière soutenue en 1807 avec huit autres, pour l’essentiel celles de son chef-lieu (Meaux) et des départements voisins de la Marne, de l’Aube, de la Seine-et-Oise, de la Seine, mais aussi avec de plus lointaines comme celles de Montpellier, de Caen ou de l’Aveyron
47. En septembre 1805, celle des Landes entreprend de nouer une correspondance suivie avec ses voisines de la Gironde, du Gers, des Basses-Pyrénées mais aussi celles de l’Ain et du Haut-Rhin, qui comme elle, œuvrent à la diffusion du maïs
48.
Néanmoins afin d’assurer une meilleure circulation de l’information et des ordres entre les sociétés des départements de l’Empire, le Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur entend-il structurer ces réseaux entrelacés. Aussi s’efforce-t-il de les organiser en un réseau hiérarchisé et centralisé. Plus qu’un système dans lequel chaque société serait interdépendante les unes des autres, le modèle promu par Silvestre correspond parfaitement à celui de l’administration impériale dans les départements. Tel était de toute façon le vœu émis dès l’an IX dans son programme : « Il paroitroit nécessaire de rendre celle de Paris centrale […] Elle deviendroit par là le noyau des sociétés départementales, et en quelque sorte le
dépositaire de leurs travaux »
49. Ainsi, se met en place un réseau capillaire du développement agricole : le Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur formule des demandes de recherche et d’expertise à la Société d’agriculture de la Seine ; en retour celle-ci organise un concours impérial adressé tant aux particuliers qu’à toutes les sociétés agricoles des départements de l’Empire ; l’information et les projets remontent ensuite vers elle pour qu’elle les sélectionne et les prime avant de recevoir l’aval du Bureau d’agriculture. À partir de ce centre parisien se noue une double circulation de l’information, à la fois remontante et descendante, en vue d’une diffusion fluide et unifiée du progrès agricole à toutes les parties de l’Empire. Ainsi, à partir de la Société d’agriculture de la Seine sont diffusées gratuitement à toutes les sociétés départementales de l’Empire, les mémoires primés ou les instructions officielles du Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur. Tel est par exemple le cas en 1807 de l’
Instruction sur la culture du coton en France, rédigée par Tessier sur ordre du ministère de l’Intérieur pour être diffusée dans les départements méditerranéens de l’Empire par l’intermédiaire des sociétés d’agriculture. Mais, préalablement, cette instruction avait fait l’objet d’une lecture par son auteur à la Société d’agriculture de la Seine pour approbation
50. Ainsi, les instructions officielles avant toute diffusion reçoivent une double légitimation : politique et scientifique. La mise en réseau des sociétés et leur centralisation par la Société d’agriculture de la Seine, jouèrent un rôle majeur dans la diffusion des espèces animales et végétales sur l’ensemble de l’Europe napoléonienne. Ainsi, la Société d’agriculture de Turin introduit-elle dans le département du Pô, le blé de Pologne et celui d’Égypte, la graine d’arachide et plus encore celle de la pomme de terre dont on fait une « grande consommation soit pour la nourriture du peuple particulièrement de la montagne, soit pour celle des bêtes à laine et de la volaille
51 ». En retour elle envoie vers Lyon la production de ses vers à soie et vers l’Empire une partie de ses vins et de ses productions agricoles.
Dans ce schéma organisateur de l’information, les
Mémoires annuels de la Société d’agriculture de la Seine ou
les Annales de l’Agriculture ont valeur de bulletin de la grande armée agricole ! Ils sont envoyés à toutes les sociétés de l’Empire. Le concours annuel de la Société d’agriculture de la Seine a rang officieux de concours impérial, ce qui le distingue nettement des concours d’émulation organisés par les autres sociétés, moins bien dotés
52. D’ailleurs, preuve de sa position centrale éminente, la Société d’agriculture de la Seine reçoit du ministère de l’Intérieur une dotation annuelle de 14 000 francs en
1806 et 17 300 en 1807, là où les sociétés départementales ne reçoivent de leur préfet que moins de 5 000 francs
53.
La mise en place d’une gouvernance locale du progrès agricole
Les conseils généraux de département et les préfets représentent les autres agents et pouvoirs de la modernisation agricole au niveau local. Les uns et les autres formulent des doléances au Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur pour favoriser le développement rural – ce qui dans la majorité des cas revient à plaider un dégrèvement fiscal et/ou des travaux routiers. De manière plus originale, ils œuvrent à la formation des sociétés agricoles ou dans la valorisation de leur département pour inciter le pouvoir central de l’État impérial à leur octroyer un établissement national, qu’il s’agisse d’un haras, d’un dépôt de cavalerie, d’une bergerie ou d’une pépinière nationale, à moins que ce ne soit une ferme modèle. Le volontarisme agricole dans l’Empire résulte de la conjonction entre institutions politiques locales et sociétés agronomiques.
Dès les premières années du Consulat, les conseils généraux des départements avec l’appui de leur préfet se livrent à une véritable compétition afin que leur ressort administratif soit choisi par le Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur pour y implanter des établissements agricoles nationaux. L’entente entre le préfet et les notables qui peuplent les conseils généraux s’avère souvent efficace sur cet objet. Dans les départements réunis, les préfets sont souvent à l’origine de la création des sociétés agricoles. Dans les départements de l’intérieur, à défaut d’en être les initiateurs, ils président souvent leurs réunions publiques et les mémoires de ces sociétés sont rarement publiés sans leur approbation. Évidemment, d’un département à l’autre, la préoccupation agricole diverge. Il en est pour laquelle elle est très faible, représentant une part infime des délibérations des conseils généraux comme c’est le cas dans la Dyle ou les Côtes-du-Nord ; pour d’autres, en revanche, elle est un objet essentiel de leurs réflexions et décisions, comme par exemple pour les départements du Gers et du Trasimène. La délibération du premier, en l’an X est un modèle d’intertextualité : on y retrouve repris tous les projets contenus dans le livre programmatique de Silvestre publié une année plus tôt. Les notables gascons souhaitent la rédaction d’un code rural, l’installation d’une ferme expérimentale, des primes d’encouragement aux
cultivateurs innovants, l’établissement d’un haras et d’une bergerie nationale, la mise en place d’un système pédagogique d’économie rurale « pour gens aisés et grands propriétaires qui la diffuseraient par capillarité »
54, sans oublier la fondation d’une pépinière départementale. Pour passer du stade de projet à sa réalisation, le conseil général s’engage : une large subvention à la Société d’agriculture d’Auch est octroyée (10 000 à 12 000 francs), des biens nationaux sont requis pour abriter le futur haras national et la future bergerie de l’arrondissement des Pyrénées. De son côté, le préfet multiplie les requêtes auprès du Bureau d’agriculture pour emporter la décision de l’État quant à l’implantation de ces deux établissements. Deux ans plus tard, le conseil général du Gers toujours avec le concours financier du préfet, décide d’acheter une centaine de mélèzes alpins pour les implanter dans le département
55. Ce volontarisme agricole se retrouve ailleurs. Ainsi, dans le département ombrien du Trasimène, les notables du conseil général réitèrent d’année en année leur souhait de voir aussi l’installation d’une bergerie nationale ou à défaut quelques têtes de mérinos espagnols. « L’introduction de béliers de race espagnole produirait le plus grand bien dans ce pays […]. Sa Majesté donnerait au département une des marques les plus précieuses de sa sollicitude et de sa magnificence si elle daignait le faire participer aux distributions de brebis et de béliers espagnols qu’elle a ordonnées en faveur de diverses parties de son Empire. La propagation de cette race précieuse ne pourrait que contribuer puissamment à l’encouragement et à l’amélioration des fabriques de draps du pays. »
56 Pointe alors dans cette doléance la lassitude d’être un département oublié du ministère de l’Intérieur lors de la grande distribution des établissements impériaux agricoles. Ce que confirme son laconique compte rendu de la session de l’année suivante concernant l’agriculture : « Le Conseil ne fera que renouveler auprès du gouvernement ses observations faites dans la session de l’année passée sur l’objet de l’agriculture. Il ajoute seulement la nécessité de remettre en activité les académies ou sociétés agraires existantes à Pérouse et à Spolète et d’en instituer au moins de nouvelles dans chaque chef-lieu d’arrondissement… »
57 On ne saurait mieux exprimer l’échec local de la politique agricole impériale.
Cet échec relève certes de la conjoncture militaire. Les revers militaires subis à partir de 1812, la nécessité de relever rapidement des armées ont sacrifié sur l’autel de Mars les intérêts de Cérès. Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur le budget alloué au ministère de l’Intérieur. Igor Moullier, s’il met en évidence la grande stabilité de ce budget, relève toutefois que « les fonds d’encouragement qui auraient pu former la base d’une politique
incitative, apparaissent en revanche très réduits », si bien que le ministère de l’Intérieur fut contraint de « se cantonner à un rôle de surveillance plus que d’action »
58. Il n’empêche. Au retournement de la fortune militaire ne saurait être imputée la totalité de l’échec de la mise en œuvre de l’audacieux programme agricole élaboré sous le Consulat par l’élite des agronomes. D’abord conçu pour l’effort de guerre, dans le sens où la priorité était donnée à l’extension du cheptel des bêtes à laine et des équidés – les premiers nécessaires à la confection des uniformes, les seconds à la cavalerie, à l’artillerie et au train – ce programme agricole dut ensuite s’adapter, à partir de 1806 aux contraintes du blocus continental, notamment dans la nécessité d’introduire les plantes coloniales. L’élargissement de ses objectifs, la pression constante de l’effort de guerre, le tout à moyen constant, si ce n’est en baisse après 1809, ont sonné le glas d’une politique d’aménagement agricole de l’Empire. Pour parer au plus pressé, les agronomes au pouvoir ont développé une politique d’excellence territoriale, fondée sur la valorisation des terroirs aux plus fortes potentialités agricoles. Plus animé par le souci de la productivité et de la rentabilité immédiate que par le projet d’un développement agricole général et uniforme des territoires de l’Empire, le Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur a sciemment « osé le désert » pour paraphraser la formule d’un géographe contemporain
59. Certains départements, présentant de réels et reconnus atouts agricoles, ont reçu aides et dotations de l’État, les autres rien ou presque. Exemplaires sont à ce titre les requêtes multipliées et toujours vaines du préfet de la Meuse-Inférieure pour que le gouvernement adopte enfin son plan de défrichement des landes de la Campine. En 1811, le dossier n’avait pas avancé d’un pouce
60. La même situation se retrouve dans le Gers où les efforts conjugués de la société d’agriculture d’Auch, du conseil général et du préfet ne rencontrent aucun écho à Paris : ni haras, ni bergerie, ni pépinière nationale ne sera attribué au département. Exemplaire de cette politique d’excellence territoriale est encore l’attribution de troupeaux de mérinos aux départements du Loiret et de la Seine-et-Marne, alors que leurs conseils généraux de préfecture n’en avaient pas explicitement formulé la demande ! Dans ces conditions, comment s’étonner qu’à partir de 1810, la sociabilité agronomique, érigée en fer de lance du progrès agricole impérial, s’assoupisse ? Certaines sociétés, parmi les plus dynamiques, doivent faire face à une situation d’endettement
61 ; d’autres abandonnent toute initiative, lassées de ne pas avoir reçu le soutien tant espéré du pouvoir
central. C’est même le modèle de « gouvernementalité » agricole de l’Empire qui entre en dysfonctionnement. Construit dès le Consulat, sur d’une part une quasi-symbiose entre le Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur et la Société agricole de la Seine au niveau central, de l’autre sur la concertation des conseils généraux de préfecture, des préfets et des sociétés agricoles au niveau local, ses multiples ressorts se brisent. Au plus haut niveau de l’État, la Société agricole de la Seine connaît la concurrence d’autres sociétés savantes et académiques parisiennes, ce qui l’entrave quelque peu à son projet de centralisation de la sociabilité agronomique impériale. Surtout véritable « nœud où se rejoignent de multiples routes sans véritablement se croiser », son échec sera aussi d’ordre intellectuel comme l’a déjà souligné Dominique Margairaz
62. Même en plaçant l’élite agronomique au pouvoir, même en produisant un modèle d’administration agricole hiérarchisé et centralisé, l’État napoléonien semble avoir failli dans son projet d’encouragement à l’agriculture. Et, encore faut-il préciser que la plupart des grandes lignes et des structures de ce projet étaient en gestation sous le Directoire. Et si l’État napoléonien n’était pas cette implacable et efficace machine administrative tant célébrée ?
1. Nadine Vivier, Florence Bourillon, Pierre Clergeot (dir.),
Les Systèmes cadastraux en Europe aux xixe et xxe siècles, Paris, CHEF, 2008 ; N. Vivier et F. Bourillon (dir
.). La Mesure cadastrale. Estimer la valeur du Foncier. Rennes, PUR, 2012.
2. Catherine Larrère,
L’Invention de l’économie. Du droit naturel à la physiocratie, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1992 ; Jean-Claude Perrot,
Une histoire intellectuelle de l’économie politique, Paris, éd. de l’EHESS, 1992.
3. Igor Moullier,
Le Ministère de l’Intérieur sous le Consulat et le Premier Empire (1799-1814). Gouverner la France après le 18 brumaire, Thèse université de Lille III, dir. G. Gayot, 2004, p. 109-110 et 337-339.
4. Denis-I. Duveen, « Augustin François Silvestre and the Société Philomathique » dans
Annals of Science, 1954, X, p. 339-341.
5. I. Moullier,
op. cit., 2004, p. 203-204.
6. Pour une description précise de ce paysage du pouvoir agronomique au seuil du
xixe siècle, voir Dominique Margairaz,
François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, Publication de la Sorbonne, 2005, p. 440-445.
8. Georges Weulersse,
La Physiocratie à l’aube de la Révolution, 1781-1792, Paris, éd. de l’EHESS, 1984, p. 60-62.
9. Sur la maison d’édition agronomique Huzard, voir Marion Duvigneau, « La naissance de l’édition agricole en France au
xixe siècle : des Huzard à “la Librairie agricole de la Maison rustique” »
in M.-C. Amouretti et F. Sigaut (dir.),
Traditions agronomiques européennes. Élaboration et transmission depuis l’Antiquité, Paris, CTHS, 1998, p. 65-83.
10. D. Margairaz,
op. cit., 2005, p. 445.
11. André-J. Bourde,
Agronomie et agronomes en France au xviiie siècle. Paris, SEVPEN, 1967, t. III.
12. Georges Bourgin, « L’agriculture, la classe paysanne et la Révolution française (1789 – an IV) »,
Revue d’histoire des doctrines économiques et sociales, 1911, p. 12. Sur le fonctionnement de la commission des subsistances, voir I. Moullier, « Une recomposition administrative ; le bureau des subsistances, de l’Ancien Régime à la fin du Premier Empire »,
Annales historiques de la Révolution française, n
o 352, 2008, p. 29-51.
13. I. Moullier,
op. cit., 2004, p. 201-204. Le bureau consultatif de l’agriculture du ministère de l’Intérieur est composé de Vilmorin, Cels, Tessier, Gilbert, Huzard et Desprès de l’an IV à l’an VII. À noter que Silvestre n’en est pas membre.
14. D. Margairaz,
op. cit., 2005, p. 435-436.
15. Sur cet héritage scientifique et son devenir impérial, voir Jean-Luc Chappey, « Héritages républicains et résistances à “l’organisation impériale des savoirs” »,
Annales Historiques de la Révolution française, 2006, n
o 346, p. 97-120.
16. I. Moullier,
op. cit., 2004, p. 338-339.
17. « Il n’est pas question ici de professer pour les manouvriers, ou pour les valets de charrue, qui sont assez instruits lorsqu’ils savent tracer leurs sillons dans une direction convenable […]. L’instruction proposée, a pour objet les fermiers et les propriétaires qui doivent savoir apprécier les opérations de tout genre, les plus convenables à leurs intérêts, ainsi que les administrateurs qui doivent être à même de juger quelle est la direction la meilleure qu’ils ayent à donner à la culture et à l’industrie, dans le canton qu’ils sont chargés de vivifier » écrit Silvestre. Augustin-François Silvestre,
Essai sur les moyens de perfectionner les arts économiques en France, Paris, Imprimerie Huzard, an IX, p. 17-18.
18. Sur la thèse de la disparition de l’influence de la physiocratie pendant la Révolution française, voir Georges Weulersse,
op. cit. Sur celle, plus récente, de sa recomposition, voir Pierre Rosanvallon, « physiocrates » dans F. Furet et M. Ozouf (dir.),
Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 813-820 et Thierry Demals, « une économie politique de la nation agricole sous la Constituante ? » dans
Revue Française d’histoire des idées politiques, spécial « Les Physiocrates et la Révolution française », n
o 20, 2004, p. 307-333.
19. François Sigaut, « Entre pratiques raisonnées et science efficace : l’âge des doctrines en agronomie » dans M.-C. Amouretti et F. Sigaut (dir.),
op. cit., 1998, p. 216-218.
20. A.-F. Silvestre,
op. cit, p. 11.
22. Jean-Pierre Hirsch et Philippe Minard, « “Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup” : pour une histoire des pratiques institutionnelles dans l’industrie française (
xviii-xixe siècles) »
in P. Minard, L. Bergeron et P. Bourdelais (dir.),
La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ? Paris, Belin, 1998, p. 135-158.
23. « Je pense qu’on ne peut pas attendre de changemens heureux à cet égard, jusqu’à ce que le Gouvernement lui ait donné la première impulsion : […] L’habitude est trop forte, et l’ignorance trop ancienne pour qu’on puisse opérer une amélioration sensible, à moins qu’elle ne soit dirigée par une main puissante qui agisse simultanément partout, et avec de grands moyens. L’expérience a prouvé dans les circonstances pareilles, que le Gouvernement n’avoit qu’à vouloir ; une volonté un peu constante et une attention soutenue vers cet objet important, sortiroient la France de son état d’infériorité qui la prive de ses plus précieuses ressources. », A.-F. Silvestre,
op. cit., an IX, p. 11-13.
24. Grégoire,
Essai historique sur l’État de l’agriculture en Europe au xvie siècle, préface à la
Nouvelle édition du Théâtre d’Agriculture et Mesnage des champs d’Olivier de Serres, publié en deux volumes in-4 par la Société d’agriculture du département de la Seine, Paris, Imprimerie Huzard, an XII, p. 4.
31. Jean Boulaine,
Histoire de l’agronomie en France, Paris, Lavoisier, coll. « tec et doc », 1996, p. 238-239.
32. Georges Bourgin,
La Révolution, l’agriculture, la forêt, Paris, 1907, rééd. CTHS/INRA, 1989, p. 250-251.
34.
Séances publiques de la Société libre d’agriculture, sciences et arts de Provins, Provins, Lebeau, 1808, p. 12.
36. A.-F. Silvestre,
op. cit., p. 98.
37. A.-F. Silvestre,
op. cit., p. 94.
38. Grégoire,
op. cit., p. 85.
39. Une tendance observable un peu partout en Occident à la même époque. Voir Nadine Vivier (dir.),
Élites et progrès agricole. xvie-xxe siècle, Rennes, PUR, 2009, p. 320.
40. G.-Donna D’Oldenico,
L’Accademia di agricoltura di Torino. Dal 1785 ad oggi, Torino, Accademica di agricoltura, 1978.
41.
Séances publiques de la Société libre d’Agriculture, sciences et arts de Provins, 1808, p. 19-20.
42. AN. F/10/370, Bouches-du-Rhin, rapport du préfet du 3 mai 1809 au ministre de l’Intérieur.
43.
Société d’agriculture du département des Landes. Séance publique du 15 fructidor an XIII. Mont-de-Marsan, Delaroy, 1806, p. 6-7 et p. 53
et sqq.
44. N. Vivier, « European Agricultural Networks, 1750-1850 : a view from France »
in J. Broad (éd.),
A common agricultural heritage ? Revising French and British rural divergence, Agricultural History review supplement series 5, 2009, p. 23-34.
45. Archivio Storico di Torino [désormais AST]. M 1711.
47.
Séances publiques de la Société libre d’agriculture, sciences et arts de Provins, 1808,
op. cit., p. 14-18.
48.
Société d’agriculture du département des Landes, op. cit., p. 5 et 40.
49. A.-F. Silvestre,
op. cit., an IX, p. 98.
52. Liste des concours dans D. Margairaz,
op. cit., 2005, p. 472-473.
53. Sur la dotation de la Société d’agriculture de la Seine, AN. F/10/253. À titre de comparaison, lorsque le préfet de la Lys fonde en 1806 la société d’agriculture départementale à Bruges, il sollicite le Bureau d’agriculture du ministère de l’Intérieur pour obtenir une subvention de 3 000 francs annuels nécessaire à son fonctionnement. AN. F/10/370. Département de la Lys.
54. AN. F 1CV Meuse inférieure 1. Session du conseil général de l’an IX.
55. AN. F 1CV Gers 1, session du conseil général de l’an XII.
56. AN. F1 CV Trasimène 1, session du conseil général du 13 juillet 1810.
57.
Ibid., Session du 22 août 1811.
58. I. Moullier,
op. cit., 2004, p. 57 et 59-60.
59. Jacques Lévy, « Oser le désert ? Des pays sans paysans »,
Sciences humaines, hors série n
o 4, février-mars 1994, p. 6-9.
60. AN. F1CV Meuse Inférieure 1.
61. AST. M1713. À Turin, le déficit et l’endettement sont tels que la Société est contrainte de fermer son jardin expérimental de la Crocetta dès 1808.
62. D. Margairaz,
op. cit., 2005, p. 459.