Le jury criminel occupe une position particulière dans l’histoire des institutions pénales du Consulat et de l’Empire. En effet, on oublie généralement que le jury d’assises français est avant tout une institution née en Angleterre qui fut adoptée par l’Assemblée constituante en 1791. Cette adoption permit au jury de connaître un destin européen dans la mesure où il fut dès le Directoire exporté dans plusieurs nations annexées à la République telles que la Belgique, le Luxembourg, la Rhénanie et la Suisse
2. À l’époque de la Révolution, la filiation anglaise du jury criminel ne
posait guère problème et le Common Law constituait même une référence privilégiée pour la protection des libertés individuelles et l’indépendance de la justice
3. De ce point de vue, l’avènement du Consulat marque une rupture importante. Le système du jury se voit progressivement discrédité et, dans un climat de plus en plus anglophobe, les appels à abandonner une institution « non-nationale » se font pressants. Les conséquences de ce mouvement « réactionnaire » se traduiront en 1811 par la suppression du premier jury, appelé grand jury en Angleterre et jury d’accusation en France, chargé comme son nom l’indique de se prononcer sur la mise en accusation des prévenus de crimes. Seul survivra jusqu’à nos jours le jury de jugement (le « petty jury » anglais), mieux connu sous le nom de jury d’assises.
La problématique d’un jury criminel né en Angleterre, importé puis réexporté par la France et amputé par celle-ci est emblématique des mouvements d’acculturation et de circulation des savoirs juridiques dans l’Europe des xviiie et xixe siècles. S’il est sans doute hasardeux et anachronique de parler d’une harmonisation du droit pénal européen à l’époque du Premier Empire, il n’en reste pas moins que l’histoire du jury nous offre l’exemple d’une institution popularisée par la France en Europe continentale, au point d’en faire oublier partiellement ses origines anglaises. À la chute de l’Empire napoléonien, le jury sera d’ailleurs l’une des rares institutions judiciaires à s’être implantée de part et d’autre de la Manche. Cet enracinement ne fut cependant pas aisé comme nous allons le voir à travers le cas du jury d’accusation réformé en 1801 puis finalement supprimé en 1811.
Durant toute la Révolution, le jury d’accusation a fait l’objet de nombreuses critiques, tant de la part des magistrats que des législateurs. On lui reproche sa partialité, son ignorance, sa trop grande sensibilité ou encore son incompétence. On dénonce sa tendance à se comporter comme un jury de jugement et à prononcer ce que l’on appellera au
xixe siècle des « acquittements scandaleux ». Plusieurs réformes sont proposées à l’époque du Directoire afin de limiter ses pouvoirs et de contrer les mises en liberté abusives, mais toutes échouent. Cet échec s’explique tant par la crainte d’une majorité de législateurs de porter atteinte au savant équilibre des pouvoirs que par leur refus de réformer une institution symbolisant la protection des libertés individuelles. L’époque du Directoire n’était manifestement pas encore mûre pour une refonte complète des institutions judiciaires
4.
Le coup d’État du 18 brumaire et l’avènement de Bonaparte permettront de donner l’élan politique nécessaire à la réforme du jury d’accusation et, de manière plus générale, du pouvoir judiciaire. La réforme du jury d’accusation est votée le 27 janvier 1801 (7 pluviôse an IX) dans un contexte politique bien particulier, à savoir la tentative d’assassinat du Premier Consul perpétrée un mois plus tôt lors de son passage dans la rue Saint Nicaise le 24 décembre 1800 (3 nivôse an IX). Dans les heures qui suivent l’événement, les représentants du Tribunat, du Sénat et du Conseil d’État se rendent aux Tuileries et réclament des mesures destinées à rétablir l’ordre public et à mettre un terme au laxisme de la justice. Ce climat alarmiste permet de justifier une vaste réforme du modèle judiciaire de la Révolution.
L’objectif affiché par une majorité de tribuns est de permettre au Consulat de mieux contrôler les décisions de justice et de réduire l’indépendance du pouvoir judiciaire. Dans ce contexte, l’une des mesures les plus importantes consiste à supprimer les témoignages oraux exprimés devant le jury d’accusation. Désormais, le jury se prononce sur l’accusation d’un prévenu uniquement à partir des dépositions écrites réunies lors de l’instruction et ne peut plus entendre la partie plaignante ou dénonciatrice. L’introduction de la preuve écrite provoque un violent débat au sein du Tribunat mais est finalement adoptée par 63 voix contre 25. La réforme est perçue par certains législateurs comme une atteinte mortelle
5 portée au jury d’accusation et un retour aux preuves légales de l’Ancien Régime. Selon le tribun Bouteville, le juré d’accusation sera relégué à un rôle de mannequin ridicule qui ne se prononcera plus d’après sa conscience mais d’après ce que l’officier de police judiciaire aura bien voulu lui exposer
6.
Malgré l’adoption de la réforme du jury d’accusation, plusieurs législateurs refusent par conséquent de brader l’organisation judiciaire de la Révolution et de mettre en danger les libertés individuelles au nom du rétablissement de l’ordre public. La plupart des tribuns semblent attachés à l’institution du jury qui reste en définitive un symbole extrêmement fort, celui de la liberté et de la souveraineté populaire. La convergence entre l’avènement du Consulat et l’affaiblissement du jury souligne, ce que Bernard Schnapper appelle, « le caractère essentiellement politique de l’histoire du jury »
7. À travers cette
formule, Schnapper considère que le jury « devient l’enjeu et un instrument du combat entre conservateurs et libéraux. Les premiers restent méfiants à son égard au nom de l’efficacité de la répression ; les seconds y voient la garantie de la liberté, en particulier pour les affaires politiques et de presse ; ils demandent qu’il soit affranchi de l’influence de l’administration ou de la magistrature censée aux ordres du pouvoir »
8. En d’autres termes, « la liberté politique, c’est le droit de vote, plus le jury »
9.
L’histoire particulière du jury d’accusation s’inscrit pleinement dans cette perspective puisqu’il est supprimé à l’apogée de l’Empire napoléonien, en 1811, à l’occasion de la mise en application du Code d’instruction criminelle. Quelques mois plus tôt, lors de la séance du Conseil d’État du 6 février 1808, les partisans du jury décidaient en effet, au terme de longues discussions, de sacrifier le jury d’accusation afin d’obtenir de la part de Napoléon la conservation du jury de jugement. Les compétences du jury d’accusation sont désormais assumées par des magistrats réunis dans la Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel. Si le jury d’accusation quitte définitivement la scène pénale française à partir de 1811, il ne disparaît pas pour autant de la scène politique. La question de son rétablissement resurgit, tout au long du xixe siècle, lors de chaque changement de régime et plus particulièrement lors des phases de libéralisme politique.
La mise à l’écart du jury d’accusation a eu pour conséquence de concentrer toute l’attention de la littérature sur le jury de jugement. Quatre problématiques s’en dégagent. La première est la création d’une politique publique d’ordre et de désordre
10. La dialectique sécurité et liberté se retrouve dans la bipartition de la justice pénale : le pilier de la poursuite – fonctionnaires révocables et aux ordres de l’Empereur –
versus le pilier de la liberté représenté par les juges intégrés en magistrature (juristes) et irrévocables et les avocats des parties. Or le jury intervient comme un tiers (relation triangulaire brouillant cette relation entre professionnels du droit, qu’il s’agit de rallier aux arguments de la raison juridique. La deuxième problématique porte sur le rapport au droit des professionnels (magistrats) et des amateurs (les jurés)
11 ou l’intégration des normes locales (coutumes et traditions) dans une norme fédératrice (sinon fédérale)
12 ; la troisième concerne l’intégration (amalgame) des élites anciennes et nouvelles commencée dans les
jurys d’accusation et de jugement dès 1792
13 et solidifiée à travers les jurés d’assises de 1811, celle enfin d’une confrontation entre deux « cultures » de l’ordre et du désordre : celle de l’État – procureurs et juges confondus –
versus celle des élites locales.
À l’appui de ces différentes problématiques, il nous a paru important de présenter une première synthèse relative aux jurys de l’Empire, réformés par le Code pénal de 1810 et l’organisation judiciaire de 1811, [1811-1814] (1), avant de suivre dans une seconde partie le destin du jury à travers les débats doctrinaux tout au long du xixe siècle (2).
Les jurys criminels de l’Empire
Pour évoquer ce vecteur particulier que furent les jurés dans le modèle napoléonien, nous pouvons nous fonder sur deux sources complémentaires et encore peu exploitées. La première est nationale, culturelle, politique. Il s’agit de la « statistique impériale » produite par Montalivet devant le Sénat en 1813. La seconde est plus locale, il s’agit des comptes rendus des présidents d’assises ou des discours de rentrée des cours impériales en 1811-1813. La première source évoque les résultats, au niveau des 130 départements, des pratiques pénales criminelles et correctionnelles, pour l’essentiel des juridictions avec et sans jurés. Les sources complémentaires cherchent à sonder le comportement des jurés interprété par les présidents d’assises des ressorts de Bruxelles et de Liège.
La première statistique de l’Empire (1813) : un regard sur la construction du monument
La mise en place du fleuron judiciaire de l’Empire : la réforme pénale (Code d’instruction criminelle de 1808 et Code pénal de 1810) s’effectue en même temps que l’extension territoriale de l’Empire vers le Nord, par la transformation du royaume de Hollande. Retardant l’application des nouveaux codes pénaux au printemps 1811, pour mettre la nouvelle législation en phase avec la nécessaire réorganisation des cours et tribunaux et l’extension des conquêtes dans l’espace Nord, l’Empereur s’efforça d’intégrer de manière plus poussée le flanc nord-ouest de son Empire, menacé par les velléités anglaises, au reste de la métropole. Tirant parti des expériences précédentes à la révolution : la mise en place des tribunaux criminels et correctionnels
14, l’administration impériale met en place un instrument de recueil
des données : la statistique impériale. En 1813, Montalivet présente son rapport sur l’état de l’intégration de l’Empire. Dans l’idée d’une comparaison avec l’enquête de 1801 – dont les chiffres ne sont connus que par le résumé du Compte général de 1880
15, et de l’enquête portant sur 1804-1806, qui donnait des chiffres de la justice correctionnelle
16– trois tableaux comparent les chiffres des crimes jugés en 1809, 1810 et 1811, et pour la première fois, un tableau par cour impériale produit des données sur l’activité pénale des juridictions criminelles et correctionnelles.
Agrégées par ressort de cour impériale (cours d’appel), ces dernières permettent de repérer l’importance des variations entre ressorts en matière de taux d’acquittement et de condamnation et le niveau de gravité des peines imposées. Au-delà du nombre des affaires, les peines criminelles mettent en jeu la pratique des jurys criminels, conservés avec réticence par l’Empereur (sauf pour la Corse) mais doublement encadrés dans les cours d’assises ordinaires et spéciales. La comparaison avec le volume des peines correctionnelles met en jeu le rapport des magistrats aux jurés
17 et permet de mesurer les prémices de la correctionnalisation, notamment des vols simples, déjà introduite en l’an VIII. L’enjeu des qualifications par les chambres d’instruction qui succèdent aux jurys d’accusation est la sophistication des politiques pénales. Entre le tout ou rien des jurys criminels de la Révolution
18, l’aiguillage d’une affaire vers le correctionnel ou la justice criminelle ne signifie pas nécessairement une diminution de l’action répressive des cours et tribunaux. Mieux diriger vers les cours d’assises les affaires graves aboutit à renforcer la sévérité des arrêts (moins d’acquittements, des peines plus adaptées par les circonstances atténuantes), et diriger vers les juridictions correctionnelles, permet de faire échapper aux jurys d’assises, les comportements jugés par eux susceptibles d’acquittements.
Figure 1. Taux d’acquittement criminel dans les cours impériales en 1811
(par rapport aux individus jugés)

Figure 2 a. Taux d’acquittement/condamnation dans les cours impériales en 1811 (par 100 000 h)

Figures 2b. Taux d’acquittement/condamnation dans les cours impériales en 1811 (par 100 000 h)

En moyenne, plus de 35 % des individus jugés sont acquittés. Les taux d’acquittements bruts mettent en tête Ajaccio et Limoges, ressorts peu peuplés, alors qu’en bas de l’échelle, La Haye et Hambourg viennent d’être rattachés à l’Empire. Si l’on rapporte les données en taux par rapport à 100 000 habitants et rangés en fonction du taux de condamnation et d’acquittement, l’ordre n’est guère différent : Rome, Paris, Florence, Gênes, Turin ont les taux les plus élevés ; Angers, Poitiers, Hambourg les moins élevés, avec La Haye, Grenoble (taux de condamnation les plus faibles), et Ajaccio et Limoges (taux d’acquittements les plus faibles).
Un deuxième aperçu consiste à établir un taux de peines par 100 000 habitants. On peut grossièrement opposer les peines criminelles obligatoirement délivrées par une cour d’assises donc généralement par un jury et l’emprisonnement correctionnel. Ce dernier est majoritairement prononcé par les tribunaux correctionnels (23 478 condamnations) mais également de manière minoritaire par les cours d’assises (1 578 condamnations). La moyenne des peines criminelles est de 8,7 par 1 000 habitants ; les emprisonnements correctionnels montent à 57,9 par 1 000 habitants. Le rapport est donc de 1 à 7,5.
Quelle est la proportion des ressorts de cours présentant des taux supérieurs et inférieurs à ces moyennes ?
Tableau 1. Les ressorts de cours impériales et les peines
| Peines criminelles | Emprisonnements correctionnels |
Nombre de cours présentant un taux > à la moyenne | 12 | 14 |
Moyenne | 0,87 | 5,79 |
Nombre de cours présentant un taux < à la moyenne | 24 | 22 |
Total | 36 | 36 |
Quatre catégories de ressorts sont identifiables.
– Ceux qui présentent des taux de condamnation supérieurs à la moyenne tant au criminel qu’au correctionnel : il s’agit de Rome, Paris, Florence, Trèves, Douai.
– Ceux qui présentent des taux de condamnations inférieurs à la moyenne tant au criminel qu’au correctionnel : il s’agit de Dijon, Lyon, Orléans, Besançon, Nancy, La Haye, Colmar, Metz, Aix, Rennes, Bourges, Liège, Angers, (Ajaccio), Hambourg, Limoges.
– Ceux qui présentent des taux de condamnations supérieurs à la moyenne au criminel et inférieurs au correctionnel : Riom, Rouen, Agen, Turin, Montpellier, Amiens.
– Ceux qui présentent des taux de condamnations inférieurs à la moyenne au criminel et supérieurs au correctionnel : Grenoble, Poitiers, Caen, Nîmes, Pau, Bordeaux, Bruxelles, Toulouse.
Bien qu’il ne s’agisse que d’une première approche – la moyenne étant insuffisante – pour rendre compte des variations, on peut envisager une hypothèse. Au-delà d’une lecture de Montalivet lui-même en termes d’intégration progressive des marches à l’Empire mesurée à travers le nombre de crimes, l’analyse en termes de peines nuance les oppositions qu’il relève entre
les départements récemment intégrés
versus ceux qui le furent plus anciennement. On observe davantage des ressorts caractérisés par une sélection des affaires pénales plus rigoureuse : davantage de jugements correctionnels, moins d’affaires criminelles, un taux d’acquittement faible au criminel. Et ceux où la sélection des affaires pénales est plus lâche : plus d’affaires criminelles, moins de transferts vers le correctionnel, un taux d’acquittement plus élevé au criminel. Faut-il y voir l’indice dans le second cas d’une autonomie plus forte des jurés et d’une contradiction entre une politique des autorités et une réaction sociale des élites locales ? La question mérite d’être posée au plan de recherches locales.
Dans une autre recherche, nous avions entrepris une analyse plus détaillée des crimes et des peines criminelles pour les trois ressorts concernant les départements « belges et hollandais » (Bruxelles, Liège, La Haye)
19. À ce niveau apparaissaient des spécificités dans l’économie des peines prononcées envers les auteurs de crimes et délits. Ainsi en matière de peine de mort, on compte 8 % de peines prononcées pour Bruxelles, contre 4 % à Liège et moins d’1 % à La Haye. Pour les peines afflictives (travaux forcés et réclusion, accompagnés ou non de « flétrissure » et d’exposition publique au carcan, bannissement, etc.), La Haye vient en tête avec près de 83 % des peines prononcées, contre 65 % à Bruxelles et 46 % seulement à Liège. En revanche, en matière d’emprisonnement ou d’amende simple, Liège vient en tête avec 49 % des peines pour 28 % à Bruxelles et seulement 16 % à La Haye. Le poids plus important des peines afflictives dans les départements hollandais traduit une culture de l’exposition publique ancrée dans la tradition de la justice de villes comme Amsterdam aux
xviie et
xviiie siècles
20. Cette différence traduit sans doute une différence de sensibilité. Lors des débats entre députés « belges » et « hollandais » alors réunis sur la nécessaire réforme du Code pénal napoléonien en 1827, les premiers estiment le Code de 1810 trop laxiste alors que les seconds le trouvent trop sévère
21. L’analyse des peines conforte ce que l’analyse des « crimes » avait laissé entrevoir, une
spécificité des départements hollandais par rapport aux départements belges et plus largement au reste de l’Empire
22.
Revenons à l’analyse générale des chiffres de l’enquête. Il est ensuite possible de classer les cours par type de peine. Ce qui devrait permettre de différencier les peines exemplaires (mort) et les autres peines criminelles, et les peines correctionnelles. L’indicateur sera ici la diversification des peines.
Figure 3. Taux de condamnations capitales dans les cours impériales en 1811 (pour 100 000 h.)

En termes de peines de mort, Ajaccio, Montpellier, Rome, Gênes tournent autour de deux condamnations pour 100 000 habitants alors que le taux moyen des cours impériales s’établit à 0,9.
Pour les peines criminelles non capitales, Rome, Paris, Florence, Gênes, Turin viennent en tête. La moyenne s’établit à 10 peines par 100 000 h. Ajaccio arrive en dernière position après Limoges.
Figure 4. Taux de peines criminelles non capitales dans les cours impériales en 1811 (pour 100 000 h.)

Figure 5. Taux de peines correctionnelles dans les cours impériales en 1811
(pour 100 000 h.)

Pour les peines correctionnelles, Trèves, Paris, Florence, Rome, Gênes, Colmar, Liège, Nancy arrivent en tête alors que Bordeaux, Limoges et Ajaccio ferment la marche. Le cas d’Ajaccio permet de poser la question du jury puisqu’il n’est pas introduit en Corse avant 1830
23.
Ce que révèle une première lecture « cavalière » de la statistique est la disparité importante entre l’usage des peines criminelles et celui des peines correctionnelles. On devine en filigrane le rôle des jurés criminels dans ces différences. Mais que peut-on savoir de leur pratique sur le terrain ? Une entrée préalable se trouve dans les discours de rentrée et les comptes rendus d’assises que la nouvelle justice instaure.
Des observations locales : les comptes rendus d’assises des cours impériales (Dyle, Ourthe)
Le 6 novembre 1811, le premier avocat général O. Leclercq prononce la première mercuriale devant la cour impériale de Liège :
« Partout le jury s’est montré digne de ses augustes fonctions, l’innocence obscurcie par des nuages a toujours trouvé un protecteur en lui, et la société un vengeur des crimes qui l’avaient troublée : des séances longues et pénibles pouvaient rebuter les jurés, ils les ont soutenues avec zèle, fermeté et constance. Cette institution sublime, dont la conservation est due au génie puissant qui gouverne la France, ne sera plus calomniée, grâce à sa nouvelle organisation, ses travaux rallieront tous les esprits et feront bénir la main bienfaisante qui nous l’a conservée, c’est un chaînon de plus qui nous attache à ce chef suprême par les liens déjà si multipliés de la reconnaissance. »
24Au-delà du ton flagorneur de ce discours d’installation, une image plus nuancée des jurés ressort des comptes rendus des sessions d’assises faits au Grand Juge après chaque session trimestrielle. Dans les ressorts de la cour d’appel de Bruxelles et de Liège, entre 1811 et 1813, ces rapports sont rédigés par les présidents d’assises, généralement des conseillers de la cour impériale du ressort. Le procureur général impérial ou les préfets sont quant à eux chargés d’établir et transmettre la liste des jurés au Grand Juge.
Les rapports évoquent le comportement contrasté des jurés. Ainsi, le président de la cour d’assises de Jemmapes relève deux affaires jugées à un jour d’intervalle. Dans la première, un homme accusé de l’homicide d’un garde
champêtre d’un coup d’arme à feu fut condamné à la majorité simple des voix ; les juges se rangèrent à l’avis de la minorité des jurés ; dans la seconde affaire, une cabaretière aisée est accusée d’avoir volé une grosse somme ; elle est acquittée à la majorité de dix voix, malgré trois témoins affirmant l’avoir vue sur les lieux du crime.
« Le parallèle de ces deux causes montre des jurés, dont la majorité déclare coupable sans véritables preuves un accusé qui paroit tout nu dans sa profonde misère et absout, malgré des preuves évidentes, une autre accusée, mais qui est entourée d’un bon dehors. Sans vouloir taxer des jurés d’une véritable corruption en faveur d’accusés – cas que je me plais à croire infiniment rares – je ne sais si l’expérience ne montre pas, que souvent les jurés ont infiniment plus de peine à frapper le crime dans ceux qu’entourent les prestiges d’un sort aisé que dans les malheureux sous les haillons et abandonnés à leurs propres forces. »
Ce qui n’empêche pas le président d’exprimer sa satisfaction :
« Dans toutes les autres causes qui ont été traitées dans cette session les jurés ont montré dans leurs décisions beaucoup de discernement et de justice : ils ont mis beaucoup de zèle à s’acquitter de leurs fonctions, ils ont marché avec fermeté et ont été dignes d’éloges et à l’exception des deux cas dont j’ai pris la confiance d’entretenir votre Excellence, il n’y a qu’un seul, accusé de complicité d’un vol qui a été acquitté, et il méritoit de l’être : tous les autres, dans les dix causes, ont été condamnés. »
25Cette satisfaction quant au comportement des jurés se retrouve dans plusieurs rapports, à l’exemple de celui du même président de la cour d’assises de Jemmapes pour la dernière session de 1813 : « en général, la déclaration du jury dans toutes les causes a été conforme à l’opinion que la cour elle-même s’était formée dans chacune d’entre elles […] en résultat, l’on peut dire, avec exacte vérité, que les jurés se sont acquittés de leurs fonctions avec zèle, avec impartialité, avec beaucoup de discernement et avec l’amour du bien public. »
26 Ce type de discours convenu se retrouve dans d’autres rapports, prudents ou intéressés qui relèvent les qualités attendues d’un bon juré criminel : tenue discrète (habit noir), zèle, attention dans les débats, impartialité, capacité et discernement, amour du bien public
27.
Tous ne partagent pas cette analyse lénifiante. Ainsi, dans un compte rendu très détaillé, le président des assises de la Lys évoque en 1813 les pressions que peuvent subir les jurés de la part des défenseurs des accusés : « Il est probable, Monseigneur, que je ne serai pas le seul qui aura lieu d’observer à votre Excellence que depuis que les jurés sont pris dans une classe un peu plus instruite, il est peut-être un peu plus facile de les entraîner par de faux raisonnemens présentés avec plus ou moins d’éloquence. »
Remarquant combien les avocats des accusés proposent des récusations systématiques de jurés avec la complicité de ceux-ci, il ajoute : « On m’a même assuré que des jurés allaient jusqu’à se transporter à la prison et donner quelqu’argent à l’accusé pour être récusés. Sur la fin de la session c’est une autre tactique. Ceux des jurés qui, dans les précédentes affaires, ont montré plus de fermeté que d’autres (et cela se sait toujours), sont infailliblement sur la liste de récusation donnée aux accusés par leurs conseils pour les dernières affaires. »
28Le président des assises de la Dyle évoque, quant à lui, la faiblesse des jurés :
« Pendant la première session, j’ai remarqué qu’il y avait peu de zèle parmi les jurés, trois de leurs déclarations ont paru à la Cour être extrêmement faibles ; plusieurs individus accusés de rébellion armée contre la Gendarmerie avec blessures infligées aux Gendarmes dans l’exercice de leurs fonctions ont été déclarés non coupables, quoique la preuve de leur culpabilité eût été clairement établie. Il serait à désirer, Monseigneur, que les peines de cette nature ainsi que les faux en matière de conscription ne fussent point soumis aux jurés. Malgré tout ce qu’on peut leur dire, ils ne sont pas suffisamment pénétrés de la gravité de ces crimes. »
29Les peines trop rigides du Code pénal conditionnent l’attitude prudente des juges citoyens comme le remarque le président des assises de la Lys : « En général les jurés ont une extrême répugnance à faire une déclaration dont la suite doit être la peine de mort. Je l’ai encore remarqué dans l’espèce suivante. » À propos d’un détenu correctionnel libéré et trouvé armé d’un marteau chez un cultivateur et accusé de tentative d’homicide :
« Il était impossible aux jurés de ne pas déclarer que l’accusé était coupable de la tentative d’homicide manifestée. Ils ont même déclaré qu’elle était volontaire
mais que sans motifs et sans aucune raison et uniquement pour échapper à la condamnation à mort, ils ont écarté la circonstance de la préméditation ; le condamné n’a pu être condamné qu’aux travaux forcés à perpétuité. J’ai encore eu occasion de remarquer qu’autant qu’ils le peuvent et même sans qu’il soit question de la peine de mort, les jurés écartent les circonstances qui aggravent [sic] la peine quant le coupable leur inspirent [sic] quelque intérêt. »
Deux affaires témoignent des difficultés qui surviennent lors de la procédure et qui sont bien mises en lumière par des avocats afin d’obtenir un acquittement : « Deux autres acquitemens ont été plus scandaleux encore. » L’un concerne un mari accusé d’avoir tué son épouse. « Les jurés ont déclaré qu’il n’était pas coupable, par la seule raison qu’il était possible que cette femme étant ivre eût fait des chutes dans la maison qui aient causé ses plaies et sa mort. » Le deuxième cas est relatif à un infanticide. Le maître et sa servante avouent le crime sur leur enfant nouveau-né. Or ils seront acquittés.
« Le prétexte de cet acquittement a été puisé dans le procès-verbal des officiers de santé où l’on trouvait que le cordon ombilical n’avait pas été noué, que cette omission aurait pu seule causer la mort par l’hémorragie quand bien même l’enfant n’aurait pas été étranglé comme il paraissait certain qu’il l’avait été. Cela a suffi aux jurés pour en conclure que l’enfant était peut-être déjà mort naturellement par suite de l’hémorragie avant qu’il fût étranglé et qu’ainsi cet acte n’ayant alors été commis que sur un cadavre ne pouvait constituer un infanticide […]. C’est une de ces idées métaphasique qu’on prêche journellement aux jurés. Les présomptions, les indices, les témoignages, les aveux mêmes ne sont rien, leur dit-on, lorsqu’il y a possibilité quelconque que la chose soit arrivée autrement que par un crime. C’est ainsi qu’en épouvantant leurs consciences beaucoup de crimes restent impunis […]. Au total ces opérations ont l’air d’un jeu scandaleux ; et si les mêmes choses se passent ailleurs, on peut dire qu’il y a dans les jurés l’insouciance la plus caractérisée et même que c’est une charge qui paraît peser horriblement sur tous ceux sur qui elle tombe. »
30Le zèle des jurés est tempéré par la propension à chercher des excuses. Aux dernières assises de la Dyle de 1813, le président constate
« […] que l’on peut attribuer en partie la faiblesse du jury pendant cette première session au grand nombre de jurés supplémentaires. Plus de la moitié des jurés a dû être remplacée […]
31. Plusieurs des jurés, qui d’abord avaient été désignés, ont apporté des excuses que la Cour a été obligée d’admettre, parce qu’elles étaient fondées soit sur des maladies duement constatées par des officiers de santé recommandables, soit sur leur qualité de septuagénaire. Ils ont été
remplacés par des citoyens de la ville qui se sont empressés de se rendre à leur poste dès qu’ils ont été sommés »
32.
L’évitement est rendu possible par la complaisance de certains officiers de santé :
« Ces fonctions de jurés, toutes honorables qu’elles sont, deviennent cependant une charge pour les habitants éloignés ou pour ceux qui exercent certaines professions ; il est donc essentiel que tous les citoyens aptes à remplir ces fonctions y soient appelés à tour de rôle et qu’on soit très sévère sur l’admission des excuses, surtout pour les maladies, car je sais avec quelle facilité les médecins délivrent des certificats. »
33Ce constat est confirmé par le procureur général impérial de Bruxelles :
« Du reste il n’est que trop vrai qu’il y a beaucoup de tiédeur parmi les appelés à ces fonctions, que j’ai donné aux procureurs impériaux criminels des instructions convenables pour qu’ils surviennent particulièrement en ceux qui demandent à être excusés, et les officiers de santé, qui par complaisance, délivrent leurs certificats d’infirmités. »
34Enfin, les ressorts des deux cours comportent des territoires parlant une multitude de dialectes et relèvent d’au moins trois familles linguistiques : le néerlandais, le français et l’allemand. La faible connaissance de la langue de l’Empire chez les notables locaux complique la tâche des présidents d’assises. C’est le cas à Bruges :
« Je crois devoir prévenir votre Excellence qu’il s’en est trouvé quelques-uns que le défaut de connaissance de la langue française a fait récuser, chaque fois que le sort les désignait pour la formation du tableau. Je les ai signalés dans la notice que j’ai adressée à Mr le Préfet, afin qu’ils ne soyent plus portés sur les listes, de même que ceux qui ont été excusés pour cause de maladie pour qu’au contraire ils y soient reportés à l’avenir. »
35Dans la nouvelle circonscription des Bouches-de-l’Escaut : « Huit causes ont été présentées au jury de jugement dont la composition, prise cette fois en grande partie parmi les negotians de la 2
e classe, ignorant la langue française, était très faible ; ce qui a été cause d’un acquittement prononcé. »
36Il en va de même dans les départements allemands. Suite à une remontrance du procureur général de Liège sur l’usage de la langue allemande à la session d’assises de la Roer, le président des assises répond :
« Les plaidoyers et les résumés ont été constamment faits en français parce que tous les jurés savaient suffisamment cette langue pour mettre leur opinion avec une parfaite connaissance de causes ; mais le choix des jurés appelés aux deux dernières sessions ne pouvant que dans deux seules fois nous donner un nombre de douze jurés qui comprenaient le français, ce que les plaidoyers et résumés se sont faits en cette langue [en Allemand] ; et sans l’absence bien motivée de quelques jurés allemands remplacés par d’autres qui entendaient le français et sans l’usage du droit de récusations, il n’était pas possible de former un juré de douze citoyens qui sussent le français. »
37Il importe donc que les autorités reconnaissent et identifient les bons jurés, par exemple en recrutant les fonctionnaires publics : « Aucun fonctionnaire public n’a manqué à la réquisition à lui faite de remplir les fonctions de jury. »
38 Ou en prévoyant des incitations : « Ce président m’informe que le jury de la session dernière a encore montré du dévouement et du zèle mais que sans avoir à se plaindre, il a remarqué un certain relâchement et moins d’énergie parmi les membres qui le composaient ; il pense qu’il serait nécessaire de ranimer l’esprit public en accordant aux jurés qui se sont le plus distingués quelque récompense honorifique. »
39À l’extrême fin de l’Empire, les avis des autorités de terrain sont contrastés. Le conseiller Vaugeois de la cour de Liège rapporte une affaire d’acquittement marquée par l’intrigue de notables locaux : « Si ces manœuvres ont eu leur effet sur des hommes dont on vantait, sinon le caractère, au moins l’instruction et la scrupuleuse probité, que doit-on attendre de l’institution du jury, toutes les fois qu’au lieu de juger l’accusation, il voudra s’occuper de l’accusé et de ceux à qui il appartient, et de ceux encore qui, n’importe pour quel motif, s’intéressent à lui ? »
40 En écho, le conseiller Dubois de la cour de Bruxelles lui répond à quelques mois de la fin de l’Empire : « Le résultat obtenu en cette session est tel que j’ai été confirmé dans la conviction que l’institution du jury pourrait se maintenir si l’on parvient à dresser les listes avec la perfection dont elles sont susceptibles »
41. Toute l’ambiguïté de
l’association des citoyens au « triomphe de la justice » apparaît dans ces deux réponses, où l’intérêt du gouvernement et des élites amalgamées consiste à contrôler au mieux, l’institution des jurés.
Après l’Empire : la postérité du débat français sur le jury
À la chute de l’Empire et surtout à l’issue de la Terreur blanche, un vent de libéralisme souffle sur la France de 1816 jusqu’à l’assassinat du duc de Berry le 13 février 1820. Au cours de la période, paraissent de nombreuses publications plébiscitant le jury criminel. La première, en date de 1818, est sans doute la plus célèbre. Il s’agit de l’ouvrage du futur député libéral et président de la Haute Cour de justice de Bourges, Alphonse Bérenger, intitulé
De la justice criminelle en France. Dans le chapitre
Du jury tel qu’il devrait être en France, Bérenger réclame le retour du jury d’accusation et conclut par un appel solennel : « L’expérience a trop appris qu’il ne peut exister de liberté, si le jury consacré dans la plus grande extension ne lui sert de base. […] [Toute la nation] demande avec persévérance de s’administrer elle-même une justice, dont la dispensation franche et libérale peut seule affermir son indépendance politique et assurer son bonheur. »
42L’œuvre de Bérenger n’est pas isolée. On peut également citer, en 1819, le poème du diplomate Édouard Alletz intitulé
L’Institution du jury en France et terminant par ces vers : « De la France nouvelle il est le noble cri, Aimer la liberté, c’est aimer le jury. »
43 La même année, Charles-Gilbert Heulhard de Montigny, royaliste convaincu, publie ses
Considérations sur le pouvoir judiciaire et le jury, ouvrage dans lequel il appelle à réformer le mode de sélection des jurés afin qu’ils redeviennent une « barrière contre l’arbitraire »
44 et qu’ils puissent garantir « le mieux la liberté, l’honneur, la fortune et la vie des citoyens contre l’influence du pouvoir, quel qu’il soit. »
45La Restauration est également une époque propice à l’impression des premiers ouvrages retraçant l’histoire du jury, tel que celui de l’académicien
Étienne Aignan paru en 1822
46. Ces ouvrages historiques se caractérisent par leur approche comparée. Ils confrontent les systèmes adoptés en Angleterre, aux États-Unis ou à l’époque de la Constituante. Ils remontent jusqu’aux Grecs ou jusqu’aux Francs afin de souligner l’origine et la nature profondément libérale du jury. La perspective de tels travaux historiques est en effet politique dans la mesure où leurs auteurs discréditent systématiquement le régime arbitraire du Premier Empire et défendent le rétablissement d’institutions libérales et démocratiques au sein desquelles le jury occupe une place majeure. Aux yeux d’Aignan, « le jury [est] la représentation du peuple pour la justice, comme le corps législatif est la représentation du peuple pour la loi »
47. Dans un contexte favorable aux institutions judiciaires populaires, le jury d’accusation retrouve un certain nombre de défenseurs, comme en témoigne l’essai du chevalier Mézard paru en 1820 et intitulé
Du principe conservateur, ou de la liberté considérée sous le rapport de la justice et du jury. Cet ancien président de la cour d’appel d’Ajaccio, malgré une opinion personnelle peu favorable au jury, n’hésite pas à proposer de manière originale le rétablissement du jury d’accusation et la suppression du jury de jugement. Pour défendre son projet, il ira jusqu’à affirmer : « Tout ce qui peut arriver de pire avec les jurés d’accusation, c’est qu’ils se constituent quelquefois en juges définitifs, et qu’ils anticipent sur l’acquittement qui serait prononcé par le tribunal supérieur. »
48Le projet de rétablissement du jury d’accusation porté depuis 1818 est près d’être concrétisé au lendemain de la chute de la monarchie de Juillet. Dès le 2 mars 1848, soit une semaine après la Révolution, le gouvernement provisoire nomme une commission chargée de proposer une réforme de l’organisation judiciaire. La commission qui est composée de juristes de renom tels que Cormenin, Jule Favre, Valette et Faustin Hélie dépose un projet de loi le 10 juillet 1848 à l’Assemblée constituante. Parmi les nombreuses mesures proposées, la commission recommande la suppression des chambres des mises en accusation et la restauration des jurys d’accusation sur le modèle du Directoire. Toutefois, les journées révolutionnaires de juin 1848 empêchent la concrétisation de cette ambitieuse réorganisation judiciaire. La peur suscitée par les journées de juin pousse en effet l’Assemblée constituante à abandonner tout projet de démocratisation de la justice
49.
Progressivement, les plus fervents défenseurs du jury d’accusation prennent leur distance par rapport à l’institution. Faustin Hélie, qui était l’un des auteurs du projet de 1848, adopte en 1855, dans le t. VI de son fameux
Traité de l’instruction criminelle, une attitude nettement plus prudente :
« Ce qu’il faut reconnaître seulement, écrit-il, c’est que, dans l’état des faits constatés au moment de la rédaction de notre Code [de 1808], on ne peut blâmer le législateur d’avoir prononcé la suppression de ce jury. […] Les essais de 1791 et de [1801] avaient, à deux fois et sous des formes diverses, paru frappés de stérilité […]. Il est vrai [reconnaît Hélie] que le jury d’accusation a été constitué avec la pensée d’en faire un rempart pour la liberté individuelle contre les poursuites excessives, et de placer sous sa sauvegarde tous les droits de la cité. Malheureusement [regrette-t-il] nous avons […] dû conclure de tous les faits qui se rattachent à son application, soit en France, soit dans les autres pays, que, jusqu’à présent du moins, la théorie qui avait fait du jury d’accusation le défenseur de la sûreté individuelle n’avait pas été complètement confirmée par l’expérience. »
50L’idée développée par Hélie ne consiste donc pas à rejeter entièrement le jury d’accusation mais à privilégier l’objectif de la juridiction de mise en accusation à savoir la protection de l’accusé. À ses yeux, la question du choix de recourir à des jurés ou à une chambre de magistrats importe peu dès lors que les libertés individuelles sont préservées. Hélie n’est pas le seul à faire désormais preuve de modération. Le vieil Alphonse Bérenger marque également un pas en arrière. Alors qu’en 1818, il se faisait le champion du jury d’accusation, il écrit en 1855 : « Il faut reconnaître aussi que les chambres du conseil des tribunaux d’arrondissement et les chambres d’accusation des cours d’appel offrent aux prévenus de précieuses garanties d’impartialité. »
51Le dernier fervent défenseur du jury est sans doute Odilon Barrot. En 1872, l’ancien chef de gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte publie
De l’organisation judiciaire de la France, ouvrage dans lequel il plébiscite le modèle judiciaire anglais et appuie l’établissement en France d’un jury civil, d’un jury correctionnel et d’un jury d’accusation. Sa conviction dans les vertus de la justice populaire le pousse à fonder un prix à l’Académie des sciences morales et politiques destiné à couronner le meilleur ouvrage sur le jury et la procédure civile et criminelle. Le premier concours est organisé en 1881, quelques années après le décès de Barrot survenu en 1873, et porte sur l’institution du jury en France et en Angleterre. Paradoxalement ce concours peut être considéré comme le dernier débat portant sur la réintroduction du jury d’accusation en France et ce pour deux raisons. La première est à rechercher dans les principes tirés par le premier prix du concours.
Ils s’éloignent singulièrement des idées défendues par Barrot en discréditant la participation populaire à l’exercice de la justice tant civile que pénale. Le rapporteur du concours et conseiller d’État Léon Aucoc en conclura : « Le jury d’accusation, que nous avions expérimenté de 1791 à 1808 et que nous avons abandonné à cette époque, n’a été introduit dans aucune des législations récemment remaniées ; il paraît être fort vivement contesté en Angleterre et mériter toutes les critiques qu’on lui adresse par la manière dont il fonctionne ».
La seconde raison est plus symbolique. Aucoc rappelle dans le rapport du concours que l’Institut de France avait déjà organisé une compétition en 1802 (an X) sur la question : « Quels sont les moyens de perfectionner en France l’institution du jury ? » Cette question, à elle seule, indique clairement que le maintien de la procédure par jurés n’est pas contesté à l’époque du Consulat. Le prix est d’ailleurs décerné au mémoire de l’ancien ministre de la Police générale du Directoire, Claude-Sébastien Bourguignon.
L’ensemble de l’ouvrage est un véritable plaidoyer en faveur du jury
52. Bourguignon rappelle que
« [la procédure par jurés] est celle de toutes les institutions sociales qui doit avoir le plus d’influence sur la sécurité et sur le bonheur des individus, parce qu’elle assure la liberté civile […]. Le jugement par jurés écarte toute idée de prévention, d’arbitraire, d’oppression ; il emporte avec lui un tel caractère de justice, d’équité […]. La société, en confiant aux jurés le pouvoir redoutable d’infliger les peines, place son Gouvernement dans l’heureuse impuissance de devenir tyrannique ; elle le met à l’abri de la responsabilité morale des erreurs et des fautes que des magistrats préposés par lui à la distribution de la justice criminelle pourraient commettre. »
53En ce qui concerne le jury d’accusation, Bourguignon soutient que les différents dysfonctionnements dont il a fait l’objet proviennent de son éloignement du modèle original anglais. Il en réclame par conséquent la réorganisation et sollicite surtout la réintroduction de l’oralité de la procédure notamment par rapport aux déclarations des témoins. « Si l’on adopte ces changements », assure-t-il, « il en résultera que nous pourrons dire de notre jury d’accusation, comme du grand jury d’Angleterre : le nombre, le caractère et l’intérêt des jurés, garantit également la tranquillité publique et la sûreté individuelle des citoyens. »
54 Près de 80 ans plus tard, la conviction
de Bourguignon dans le fait que le jury d’accusation puisse rester un garant des libertés individuelles n’est manifestement plus partagée par les membres de l’Institut. Ce désintérêt témoigne de la rupture introduite par la réforme du Consulat et la suppression du jury d’accusation en 1811. Celles-ci ont en réalité empêché l’harmonisation perçue à la fin du
xviiie siècle entre les systèmes pénaux anglais et français autour des principes de défense des libertés et d’indépendance de la justice. Malgré des tentatives de réintroduction du jury d’accusation à la chute de l’Empire, ce dernier est parvenu à imposer son propre modèle pénal à une large partie de l’Europe continentale.
1. Cette recherche a été réalisée dans le cadre du Pôle d’attraction interuniversitaire IAP P6/01
Justice and Society. Sociopolitical history of Justice administration in Belgium (1795-2005). 2. Antonio Grilli,
Il difficile amalgama. Giustizia e codici nell’Europa di Napoleone, Frankfurt am Main, Klostermann, 2012 ; Xavier Rousseaux, Marie-Sylvie Dupont-Bouchat, Claude Vael (dir.),
Révolutions et justice pénale en Europe. Modèles français et traditions nationales (1730-1830), Paris, L’Harmattan, 1999 ;
Influence du modèle judiciaire français en Europe sous la Révolution et l’Empire, Lille, L’Espace juridique, 1999.
3. Antonio Padoa Schioppa,
La Giuria penale in Francia dai philisophes alla Consituente, Milan, LED Edizioni Universitarie, 1994.
4. Emmanuel Berger,
La Justice pénale sous la Révolution. Les enjeux d’un modèle judiciaire libéral, Rennes, PUR, 2008.
5. Archives parlementaires (AP), 2
e série, t. II, 3 pluviôse an IX, discours de Chabot (de l’Allier), p. 154.
6. Un autre orateur, Ganilh, soutint, quant à lui, que la nouvelle loi était un « mélange impur : il ne peut y avoir d’alliance entre les formes oppressives de la monarchie et les formes protectrices de la République. Ces formes se repoussent mutuellement, et ne peuvent pas concourir au même but » (AP, 2
e série, t. II, 2 pluviôse an IX, discours de Ganilh, p. 137).
7. Bernard Schnapper, « Le jury français aux
xixe et
xxe siècles »,
in A. Padoa Schioppa (dir.),
The Trial Jury in England, France, Germany, 1700-1900,
Comparative Studies in Continental and Anglo-American Legal History, Berlin, 1987, t. IV, p. 181.
10. Howard Brown,
Ending the French Revolution. Violence, justice and repression, from the Terror to Napoleon, Charlottesville/Londres, University of Virginia Press, 2006.
11. James Donovan,
Juries and the Transformation of Criminal Justice in France in the Nineteenth and Twentieth Centuries, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2010.
12. David A. Bell,
The Cult of the Nation in France : Inventing Nationalism, 1680-1899, Harvard UP, 2001.
13. Robert Allen,
Les Tribunaux criminels sous la Révolution et l’Empire. 1792-1811, Rennes, PUR, 2005.
14. R. Allen,
op. cit., 2005 ; E. Berger,
op. cit., 2008.
15.
Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1880 et rapport relatif aux années 1826 à 1880, publié par Philippe Robert et Michel Perrot, Genève, Slatkine, 1989.
16. Thierry Lentz,
Nouvelle Histoire du Premier Empire, Paris, Fayard, 2004, t. IV, p. 300.
17. James Donovan,
Juries and the transformation of Criminal Justice… 18. Bernard Schnapper, « De Thermidor à Bonaparte »,
in P. Boucher (ed.),
La Révolution de la Justice. Des lois du Roi au droit moderne, Paris, J.-P. de Monza, 1989, p. 191-219 ; R. Allen,
op. cit, 2005.
19. Xavier Rousseaux, « Sous l’Empire des codes. La justice pénale française dans les départements « belges » et hollandais (1811-1813) »
in E. Berger (éd.),
Justice et police à l’époque française, Bruxelles, Archives générales du Royaume, 2010, p. 57-84.
20. Pieter Spierenburg,
The Spectacle of Suffering, Executions and the Evolution of Repression : from a Preindustrial Metropolis to the European Experience, Cambridge, Cambridge UP, 1984 ; S. Faber,
Strafrechtspleging en criminaliteit te Amsterdam, 1680-1811. De nieuwe menslievendheid, Arnhem, Gouda Quint, 1983. [Pratique pénale et criminalité à Amsterdam (…) La nouvelle philanthropie.]
21. Fred Stevens, « La codification pénale en Belgique. Héritage français et débats néerlandais (1781-1867) »,
in X. Rousseaux, R. Lévy (éd.),
Le Pénal dans tous ses États. Justice, États et sociétés en Europe, xiie-xxe siècle, Bruxelles, Faculté universitaire Saint-Louis, 1997, 287-303.
Id., « “Il y aura un code pour tout le Royaume”. La codification du droit pénal dans le territoire de la Belgique et des Pays-Bas (1781-1835) »,
in X. Rousseaux, M.-S. Dupont-Bouchat, C. Vael (éd.),
Révolutions et Justice pénale en Europe…, p. 71-84.
22. Spécificité qui n’est par ailleurs pas relevée dans le commentaire que donne Montalivet de l’enquête (Paris, AN, AF IV, 1042).
23. Stephen Wilson,
Feuding, Conflict and Banditry in Nineteenth-Century Corsica, Cambridge, Cambridge UP, 1988 ; (trad. française,
Vendetta et banditisme en Corse au xixe siècle), Ventiseri-Ajaccio, A Messagera/Albiana, 1995.
24. AN BB1 136, O. Leclercq, Premier avocat général,
Discours sur la manière dont la justice a été rendue dans le ressort de la Cour impériale de Liège et sur les abus qui se sont glissés dans cette partie de l’administration, 6 novembre 1811. AN BB1, 136.
25. AN BB 18 291, 983 A 4, compte rendu de Jean-Joseph Marie de Quertenmont, président de la cour d’Assises de Jemmapes au Grand Juge, 15 août 1813.
26. AN BB 18 291, 983 A 4, compte rendu de Jean-Joseph Marie de Quertenmont, président de la cour d’Assises de Jemmapes au Grand Juge, 19 novembre 1813.
27. Par exemple, AN BB 18 291, 792 A 4, compte rendu du conseiller Calmeyn, président de la cour d’assises des Bouches-du-Rhin au Grand Juge, 20 octobre 1813 ; AN BB 18 291, 792 A4, compte rendu du conseiller en la cour impériale de Bruxelles, Joseph-Benoît Willems, président de la cour d’assises des Bouches-de-l’Escaut, 25 juin 1813 ; AN BB 18 291, 998 A 4, compte rendu du conseiller ; président de la cour d’assises de l’Escaut au Grand Juge, 26 août 1813 ; AN BB 18 291, 1408 A4, compte rendu du conseiller Ippersiel président de la cour d’assises des Deux-Nèthes au Grand Juge, 10 janvier 1814 ; AN BB 18 291, 998 A 4, lettre du conseiller en la cour impériale de Bruxelles Evenepoels, président de la cour d’assises du département de l’Escaut, Bruxelles, 21 décembre 1813 ; AN BB18 291 792 A4, lettre du préfet de la Dyle, 17 décembre 1812.
28. AN BB 18 291 1002 A 4, lettre du conseiller Thienot, président des assises de la Lys, Bruxelles 20 octobre 1813.
29. AN BB 18 291, 792 A 4, compte rendu du conseiller Calmeyn président de la cour d’assises de la Dyle au Grand Juge, 21 décembre 1813.
30. AN BB 18 291, 792 A 4, compte rendu de Thienot président de la cour d’assises de la Lys au Grand Juge, 20 octobre 1813.
31. AN BB 18 291, 792 A 4, compte rendu du conseiller Calmeyn président de la cour d’assises de la Dyle au Grand Juge, 21 décembre 1813.
32. AN BB 18 291, 792 A 4, compte rendu de F. Van Caloen, président de la cour d’assises de la Lys au Grand Juge, 22 juin 1813.
33. AN BB 18 291 792 A 4, lettre du préfet du département de la Dyle, 17 décembre 1811.
34. AN BB 18 291, 792 A 4, lettre du procureur général près la cour impériale de Bruxelles, 9 octobre 1811.
35. AN BB 18 291, 1662 A 4, lettre du vice-président du tribunal de première instance de l’arrondissement de Bruges, F. Van Caloen, Bruges, 22 juin 1813.
36. AN BB 18 291 1226 A 4, lettre du conseiller Joseph-Benoit Willems président de la cour d’assises des Bouches de l’Escaut, au Grand Juge, Bruxelles, 22 septembre 1813.
37. AN BB 18 620B, lettre du procureur Impérial criminel de la Roër au procureur général de la cour Impériale de Liège, Aix-la-Chapelle 22 septembre 1811.
38. AN BB 18 291, lettre du conseiller Calmeyn de la cour impériale de Bruxelles, (deuxième session de 1813), Bruxelles, 26 juin 1813.
39. AN BB 18 291 792 A 4, lettre du préfet de la Dyle La Tour du Pin au Grand Juge, mars 1813.
40. AN BB 18 920, 767 A 4, lettre du conseiller Vaugeois président des assises de l’Ourthe au préfet du département de l’Ourthe, Liège, 16 mai 1812.
41. AN BB 18 291 1002 A 4, lettre du conseiller Dubois président de la cour d’assises de la Lys, au Grand Juge Bruxelles, 15 décembre 1813.
42. Alphonse Bérenger,
De la justice criminelle en France d’après les lois permanentes, les lois d’exception, et les doctrines des tribunaux, Paris, 1818, p. 218-219.
43. Édouard Alletz,
L’Institution du jury en France. Poème, Paris, 1819, p. 16. D’autres furent également rédigés à l’époque tels que celui de P. Lami,
Institution du jury en France ou épitre à Montesquieu, Paris, 1819.
44. Charles-Gilbert Heulhard de Montigny,
Considérations sur le pouvoir judiciaire et le jury, Paris-Bourges, 1819, p. 30.
45.
Ibidem, p. 34. Pour la même période, citons également les écrits de Jean-François Carnot,
Le Code d’instruction criminelle et le Code pénal mis en harmonie avec la Charte, la Morale publique, les Principes de la Raison, de la Justice et l’Humanité (1819) ; C.-J. Robillard,
Considérations sur l’institution du ministère public, dans le système de l’accusation judicaire d’après les législations anciennes, le droit criminel actuel en France, et les principes de la Charte (1821) ; M. Oudart,
Essai sur l’organisation du jury de jugement et sur l’instruction criminelle (1819).
46. Étienne Aignan,
Histoire du jury, Paris, 1822.
47.
Ibidem, p. 342. Dans un ouvrage anonyme, intitulé
De l’institution du jury par rapport à la Suisse et paru en 1819, l’auteur déclare : « la France offre aussi l’exemple de l’avilissement où peut tomber l’institution du jury lorsqu’elle est sous l’influence d’une autorité sans bornes » (p. 102).
48. Le chevalier Mézard,
Du principe conservateur, ou de la liberté considérée sous le rapport de la justice et du jury, Paris,-Rouen, 1820, p. 281.
49. Bernard Schnapper, « Les velléités judiciaires de la Deuxième République »,
in R. Martinage, J.-P. Royer (dir.),
Justice et République(s), Lille, 1992, p. 239-245.
50. Faustin Hélie,
Traité de l’instruction criminelle ou théorie d’instruction criminelle, Paris, 1855, t. VI, p. 60.
51. A. Bérenger,
De la répression pénale, de ses formes et de ses effets, t. I, 1855, p. 236-237.
52. Adhémar Esmein,
Histoire de la procédure criminelle en France et spécialement de la procédure inquisitoire du xiie siècle jusqu’à nos jours, Paris, Larose et Forcel, 1882, repr. 1978, p. 499-504.
53. Claude-Sébastien Bourguignon,
Mémoire qui a remporté le prix en l’an X sur cette question proposée par l’Institut national : quels sont les moyens de perfectionner en France l’institution du Jury ?, Paris, an X, p. 4 et 5.