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La police napoléonienne était-elle vraiment le pilier de l’Empire ?
L’expérience bruxelloise
de 1802-1804
Catherine Denys
Université de Lille III – IRHiS
La police napoléonienne conserve une aura de toute-puissance aux yeux du grand public, dans des récits où se mêlent faits réels et mythes. Ainsi en est-il des espions militaires surdoués, qui renseignent l’Empereur sur la situation des ennemis en avant des lignes de la Grande Armée ou du réseau serré de surveillance et de renseignement organisé depuis Paris par Fouché sur des territoires bientôt administrés à l’image de la France impériale. La publication des bulletins de police transmis par le ministre au souverain est venue renforcer cette image1. Considéré sous le seul angle de la surveillance politique, l’Empire napoléonien apparaît alors comme un État policier, où les tentatives de dissidence sont rapidement réprimées. Les métaphores animalières de la pieuvre aux longs tentacules ou de la toile d’araignée, fréquemment associées à cette vision de la police impériale, en trahissent pourtant le caractère mythique et induisent les soupçons de l’historien de la police, tandis que les historiens de l’Empire s’interrogent sur les mécanismes de la domination sur l’Europe2. Dès 1979, Jean Tulard s’attaque au « mythe de Fouché » en doutant de l’efficacité réelle de sa police3 et en 2003, Jean-Marc Berlière, précurseur dans le champ de la police impériale comme il l’a été pour l’ensemble des études policières en France, démontre comment le modèle « français-napoléonien » de police a été en réalité construit par les Britanniques pour fonder une police anglaise bien moins opposée à sa voisine continentale dans les faits que dans sa représentation4. Au même moment, Natalie Petiteau appelle à observer localement les désordres que la police ne peut empêcher, au travers des très riches archives que celle-ci a constituées, dans les dépôts départementaux5. Tout récemment, une série de travaux appuyés sur la confrontation des sources centrales et des documents locaux vient en effet renouveler en profondeur l’approche de la police napoléonienne et s’efforce de comprendre au plus près de la pratique administrative ordinaire ce que les mythes ne permettent pas de saisir6. Une tout autre image de la police impériale commence à s’y dessiner, à laquelle on souhaite contribuer par cette étude de cas. L’heure n’est pas à la synthèse, mais l’existence de configurations locales inattendues permet d’ores et déjà de déranger le tableau trop sage d’une machine policière centralisée et toute-puissante.
Le terrain défriché ici est la ville de Bruxelles, entre 1802 et 1805, soit la fin du Consulat et le tout début de l’Empire. L’ancienne capitale des Pays-Bas autrichiens, forte d’environ 70 000 habitants, est devenue chef-lieu du département de la Dyle lorsque l’ensemble des départements belges ont été réunis à la France, en 1795. L’observation combine donc un espace relativement anciennement (à l’échelle de la période révolutionnaire et impériale) intégré à la France et un temps de commencement pour l’administration impériale proprement dite. Il s’agit plus précisément de la période d’exercice de l’adjoint au maire Maximilien Despittaels, nommé le 16 germinal an X (6 avril 1802) et poussé à la démission en juillet 1805.
L’organisation administrative de la police de Bruxelles ne se distingue pas, à première vue, de celle de toutes les autres villes françaises de l’époque. Elle est conforme à la loi du 28 pluviôse an VIII (13 février 1800), qui confie au Premier Consul la nomination d’un préfet par département, d’un maire par commune et d’un commissaire de police pour les villes de plus de 5 000 habitants, avec un commissaire supplémentaire pour chaque tranche de 10 000 habitants au-delà. La période étudiée s’inscrit dans la préfecture de Louis Gustave Doulcet de Pontécoulant, nommé le 11 ventôse an VIII (3 mars 1800) à la tête du département de la Dyle, jusqu’au 12 pluviôse an XIII (1er février 1805), date à laquelle il est remplacé par Mouchard de Chaban. Elle correspond également au mandat du maire Henri-Joseph Van Langenhoven, nommé le 3 floréal an X (23 avril 1802), après deux autres titulaires. Sérieux et honnête, mais sans grande personnalité, le maire Van Langenhoven n’ose imiter son célèbre prédécesseur, Nicolas Rouppe destitué puis emprisonné pour s’être opposé à Fouché dans la lutte contre la contrebande. La docilité de Van Langenhoven lui permet de rester en fonction jusqu’à l’arrivée du nouveau préfet, qui exige sa démission le 24 mars 18058, peu avant celle de son adjoint Despittaels. Doulcet de Pontécoulant a également proposé les sept nouveaux commissaires de police, nommés par le Premier Consul le 16 thermidor an VIII (4 août 1800)9. En 1802, ces sept hommes, qui se nomment Petit, Broutin, Detramasure, Goubeau, Cartreul, Guerette et Devits sont toujours en poste. Arguant de la croissance démographique de Bruxelles, le préfet obtient le 30 germinal an XII (19 avril 1804) l’adjonction d’un huitième commissaire : Louis Carel, déjà remarqué pour ses bons services d’agent secret pendant la visite du Premier Consul10. Sous les ordres des huit commissaires, la police bruxelloise peut encore disposer d’agents de police, dont le nombre varie entre douze et seize, et d’un corps de pompiers ou garde municipale d’une centaine d’hommes dont les fonctions cumulent la lutte contre les incendies et les patrouilles de police11. Enfin, les troupes en garnison apportent, au besoin, des renforts d’hommes pour la police.
Le schéma de l’organisation policière de Bruxelles est donc le même que celui des autres villes françaises12 : il repose sur la responsabilité première du préfet et sur la collaboration entre la préfecture et la municipalité. Le préfet ordonne et surveille globalement, mais la municipalité doit gérer le quotidien et payer le personnel. Les commissaires de police subissent donc une triple tutelle, puisqu’ils doivent aussi rendre compte au ministre de la Police ou au Grand Juge. L’originalité de la configuration policière de Bruxelles ne repose donc pas sur son organisation, mais sur la manière dont interagissent les différents éléments qui la composent. En effet, la clé de voûte de la police bruxelloise pendant les années 1802-1805 est le maire-adjoint Maximilien Despittaels. Dès le mois de juillet 1802, donc moins de trois mois après sa nomination, le préfet Doulcet de Pontécoulant se félicite du travail accompli : « La police se perfectionne de jour en jour, Bruxelles particulièrement a sous ce rapport très peu de choses à désirer. L’ordre et la plus scrupuleuse exactitude y règnent dans toutes les parties de ce service, et je dois les éloges les plus mérités au zèle avec lequel les adjoints au maire ont secondé mes efforts pour arriver à cet heureux résultat »13. Son successeur Chaban trouve, quant à lui, en juin 1805, une situation qu’il juge inacceptable : « M. De Spittaell avait réuni tous les pouvoirs, toutes les autorités, il s’était créé des fonctions indépendantes du Préfet, du Maire, ne parlant même ni au nom de l’un ni à celui de l’autre, il faisait comme adjoint de la ville de Bruxelles, des arrêtés, qui avaient plus que force de loi, et qui cependant n’avaient aucun caractère légal. »14
Que ce soit pour l’approuver ou s’en plaindre, les deux préfets semblent d’accord pour reconnaître le rôle éminent joué par l’adjoint au maire pendant ces années. Le registre de correspondance de Maximilien Despittaels, tenu entre mai 1803 et mars 1805, confirme le fait, avec une répartition très parlante des destinataires des 734 lettres écrites soit par le maire-adjoint en personne, soit par un secrétaire de mairie en son nom15.
Les commissaires de police sont destinataires d’un peu plus d’un tiers de ces lettres, tandis que le préfet en reçoit environ le quart. Bien souvent, le circuit s’établit ainsi : le préfet transmet une mesure de portée nationale ou pose une question d’ordre local au maire-adjoint, qui les répercute sur les commissaires puis renvoie les renseignements demandés au préfet. Mais Maximilien Despittaels écrit aussi très souvent de sa propre initiative aux commissaires de police et aux agents, pour améliorer le service. Loin d’être uniquement une courroie de transmission entre le préfet et les policiers locaux, l’adjoint au maire joue pleinement son rôle de responsable direct de la police municipale.
Visiblement satisfait de la situation, Doulcet de Pontécoulant laisse Despittaels agir à sa guise, diriger les forces de police et produire des règlements de police pour le bon ordre et la salubrité dans la ville. Le maire, quant à lui, ne semble pas intervenir et Despittaels ne lui écrit guère. Le pouvoir de fait de Despittaels apparaît encore dans l’autorité avec laquelle il menace de suspension les journaux imprudents, interdit une pièce de théâtre ou tance les régisseurs quand le spectacle commence trop tard. Despittaels parle aussi sur un ton d’égalité au commandant d’armes de la garnison et donne des ordres directs aux commandants des postes militaires en charge de la police en ville. La préparation de la visite du Premier Consul lui donne occasion de multiplier les correspondances, l’adjoint se sentant visiblement responsable du bon déroulement de la fête, depuis l’ordre donné à un entrepreneur public d’édifier des décorations de fleurs et de branchages jusqu’à la dénonciation au préfet du refus d’un citoyen de loger des membres de la garde consulaire chez lui.
Dans le registre politique, la découverte du complot de Moreau et la surveillance des Anglais, alors que la guerre a repris, occupent l’adjoint pour de brèves périodes, peu significatives au regard du travail quotidien de la police. Néanmoins l’allusion à un « Registre de police secrète » en marge d’un folio17 fait soupçonner des activités plus importantes que ce que rapporte ce registre de correspondance.
Enfin, tous les quinze jours, Despittaels envoie au préfet un rapport ordonné selon les différentes catégories de la police. Le préfet doit en principe synthétiser les rapports provenant de Bruxelles et des autres villes de son département, mais Doulcet de Pontécoulant se contente la plupart du temps de copier mot à mot les rapports bruxellois dans son rapport mensuel au ministre18. Dans ces rapports, les catégories de la surveillance policière sont préétablies19, mais cela n’empêche pas l’adjoint d’inscrire ce qui n’entre pas dans le cadre, en raison des circonstances. Ainsi, par exemple, dans le rapport envoyé au préfet pour la période du 21 au 30 brumaire an XI (12 au 21 novembre 1802), Despittaels a remplacé la rubrique « esprit public » par une critique sur le comportement du contrôleur du droit de patente, celle sur les « maisons de débauche » par une rubrique sur les receleurs, et celle sur la « police secrète » par une note sur l’arrivée de seigle de Dantzig20.
Au total, dans la période 1802-1805, l’emprise de Maximilien Despittaels sur la police de Bruxelles est bien attestée. Tout en respectant parfaitement la tutelle du préfet, l’adjoint au maire sait qu’il jouit de sa confiance, qui équivaut finalement à une délégation d’autorité. Un incident tardif prouve même l’assurance, peut-être excessive, prise par Despittaels face au préfet. Le 20 pluviôse an XIII (9 février 1805), Despittaels écrit à Doulcet de Pontécoulant pour lui démontrer qu’un certain Demoor, embauché secrètement par le préfet pour surveiller l’éclairage public, a été corrompu par l’entrepreneur. Indirectement, l’adjoint condamne ainsi l’initiative du préfet et lui rappelle que cette partie de la police est bien gérée par les agents et commissaires sous ses ordres21. Cette lettre n’aurait pu être écrite sans une grande confiance entre les deux hommes et, de la part de Despittaels, sans une assurance forte dans sa propre valeur. La maîtrise affichée par l’adjoint au maire provient dans une certaine mesure de ses exigences en matière de production de documents écrits.
Ainsi les commissaires et agents de police doivent-ils remettre au commissaire Devits, avant sept heures du matin, un rapport de ce qui s’est passé dans leur section depuis 24 heures. Le commissaire Devits doit regrouper les informations pour rédiger un rapport général de police journalier, remis avant neuf heures, au secrétaire de maire, d’Hemery, qui confectionne d’après ces rapports journaliers, le rapport de la quinzaine envoyé au préfet23. En théorie, par cette chaîne de rapports, le ministre lui-même est relié au plus simple commissaire de police. Le commissaire chargé de la police du marché, Goubeau, doit également remettre un rapport journalier à la mairie. À partir du 15 frimaire an XII (7 décembre 1803), Despittaels impose la tenue d’un « répertoire courant et indicateur général par ordre chronologique, analitique [sic] et numérique de tous les objets de police », donc d’une main courante et aussi la tenue d’un registre de tous les individus signalés, à propos desquels tous les hommes de la police doivent inscrire leurs démarches et observations. Quinze jours après, Despittaels ordonne encore au commissaire Devits de tenir un « registre des étrangers passant et séjournant à Bruxelles », comportant douze colonnes (numéro d’ordre, date de l’arrivée, nom, prénom, âge, profession, lieu de naissance, domicile, motif du séjour, nom de l’hôtel où ils logent, date du départ, observations).
À ces registres tenus en continu, s’ajoutent des états ou tableaux à constituer régulièrement : chaque semaine, le commissaire Devits doit aller visiter les maisons d’arrêt de l’Amigo et de la porte de Halle pour constituer un état des prisonniers ; le commissaire Cartreul doit remettre un état des jugements rendus par le tribunal de police municipale au plus tard 24 heures après leur prononcé ; à partir du 6 pluviôse an XII (27 janvier 1804), le commissaire Devits doit établir chaque semaine la liste des ouvriers des ateliers de charité, en se rendant sur place et en procédant à un appel nominal. Il doit encore, à compter du 17 thermidor an XII (5 août 1804), rédiger le « tableau des personnes logées dans les auberges, hôtels et garnis », suite à quatre visites par mois. Enfin, chaque commissaire doit tenir à jour un tableau des cafés, estaminets et vendeurs de bière de sa section.
En plus de ces registres, rapports et états destinés à être tenus régulièrement, les commissaires et agents de police doivent répondre rapidement à des demandes occasionnelles, liées le plus souvent aux circonstances politiques. Ainsi pendant l’an XII, ce sont cinq tableaux qui sont exigés : tableau des personnes incarcérées à remettre pour le 22 vendémiaire (15 octobre 1803) ; tableau des Anglais résidant à Bruxelles, demandé le 6 frimaire (28 novembre 1803) ; « état de tous les marins, charpentiers, menuisiers, charrons, scieurs de long et tonneliers de tout âge qui sont dans ce moment à Bruxelles », du 22 frimaire (14 décembre 1803)24 ; état des individus « qui professent l’état de revendeur colporteur et dont le fond de marchandises n’excède pas la valeur de 30 francs, avec des observations sur sa moralité et sa réputation », du 10 pluviôse (31 janvier 1804) ; rapport détaillé de visites des rues, pour signaler les pamphlets ou les inscriptions murales hostiles au gouvernement, le 1er ventôse (21 février).
Tous ces papiers sont destinés à être recopiés, synthétisés et envoyés à l’autorité supérieure, ministre de la police, Grand Juge ou ministre de l’Intérieur. Ainsi se constituent les archives, le savoir nécessaire à la police locale, mais aussi, dans les bureaux parisiens, les éléments d’un savoir administratif global et plus encore une chaîne de relations bureaucratiques entre le contrôle central et les pouvoirs locaux, qui donne sens à la construction impériale. De cette manière, la police municipale contribue à la police impériale, mais cela suppose une fiabilité que les premiers échelons de la chaîne ne sont pas toujours à même de garantir.
Despittaels fustige régulièrement les agents et commissaires en raison des retards qu’ils prennent et des erreurs ou imprécisions commises dans la manière de rédiger les pièces officielles. Le commissaire Devits se fait ainsi reprendre parce qu’il a écrit dans un état « plusieurs individus » en parlant des prisonniers en attente de transfert au lieu de donner leurs noms25. Son collègue Detramasure se fait incendier parce qu’il rédige maladroitement un procès-verbal de mort accidentelle où la victime a été assommée par une vache dans une étable : « Je vous renvoie sous ce pli cette pièce informe pour que vous répariez vos obmissions, avec le concours de l’officier de santé, que vous l’écriviez en français et que vous en fassiez disparoître ce qui est indigne d’y figurer. »26 L’agent Goetgebuer doit refaire son tableau des estaminets, parce qu’il a oublié la colonne des enseignes27. Le concierge de l’Amigo (le poste de police de la grand-place) se voit imposer un greffier, parce qu’il est jugé décidément incapable de rédiger les écritures nécessaires28. Le commissaire Goubeau est rappelé à l’ordre parce qu’il ne respecte pas « le canevas » fixé pour la rédaction du rapport journalier sur les marchés29.
Quelle que soit la part de mauvaise volonté ou d’incurie des agents de police, il est certain que Despittaels exige d’eux une écriture normalisée, s’inscrivant dans des cadres juridiques et techniques prédéterminés, qui n’est pas encore à la portée de tous. Si les huit commissaires de police semblent à l’aise avec cette écriture administrative, les agents de police et d’autres auxiliaires, tels les consignes des quais ou l’officier du port, n’en sont pas tous capables, sans compter le fait que le français n’est généralement pas leur langue maternelle, puisqu’à la différence des commissaires, ils sont en majorité recrutés localement.
Un dysfonctionnement plus grave apparaît au sein des hommes de la police dans leurs rapports avec les prostituées. Les agents Smeesters et Vanassche scandalisent la bonne société bruxelloise en se promenant au vu de tous aux bras de filles publiques et, pire, ils font scandale lors de l’arrestation de certaines de ces filles la nuit. Despittaels en vient à donner l’ordre exprès d’interdire l’entrée des bordels et du violon du corps de garde aux agents de police. Il menace personnellement les agents fautifs de renvoi, mais ne donne finalement pas de suite. L’agent Smeesters récidive à la fin de l’an XII, mais sur ses témoignages de repentir sincère, est pardonné à nouveau. Curieusement, l’accusation classique d’ivrognerie n’est plus jamais évoquée pendant cette période, ni la question de la corruption. Le seul exemple de policiers corrompus concerne des soldats de la garde municipale qui se laissent acheter par les marchands de volailles pour vendre leurs bêtes hors du marché, ce qui ne doit quand même pas représenter des sommes énormes30. Est-ce à dire que ces policiers bruxellois du début de l’Empire sont tous des hommes d’une moralité parfaite ou bien Despittaels couvre-t-il des compromissions graves ? Le nouveau préfet Chaban, pour sa part, semble convaincu que l’adjoint s’est laissé acheter par les commerçants de Bruxelles pour éviter la découverte de leurs relations avec les contrebandiers, mais l’enquête précise diligentée par le ministre de la Police ne découvre rien de ce genre. En tout cas Despittaels ne s’est pas enrichi et ne semble pas mener une vie irrégulière31.
Bien plus que la corruption ou le scandale, Despittaels reproche à ses hommes l’absence de zèle, l’apathie ou la paresse, le relâchement. Limitée au début de la période à quelques hommes, l’inertie semble gagner tous les commissaires et agents de police au bout de quelque temps. Ainsi en s’adressant à l’ensemble des commissaires à propos de la mendicité, le 13 fructidor an XI, l’adjoint conclut sur ces mots : « J’aime à croire que dans cette circonstance les commissaires Detramasure et Broutin sortiront de leur apathie ordinaire et se rendront dignes par leur zèle et leur activité des fonctions qu’ils exercent »32. Peu après, Despittaels se plaint encore de la « longue et impardonnable indolence » des agents de police33.
Au moins, les commissaires Devits, Cartreul, Guerette, puis Carel, semblaient donner toute satisfaction. L’accumulation des responsabilités sur les épaules du seul Devits indique le degré de confiance que l’adjoint mettait dans ses capacités et s’explique peut-être par sa qualité de plus jeune commissaire de Bruxelles (il a 28 ans en 1802). En effet, outre la surveillance de la 3e section, le commissaire Devits est aussi chargé de la rédaction du rapport journalier, de la surveillance des étrangers, des mendiants et des prisons. Une forme de spécialisation dans le travail s’était également établie pour Cartreul, chargé de la police des marchés, de la voirie et de la surveillance du nettoyage des rues ; ainsi que pour Guerette chargé de la surveillance de la prostitution et secondairement des prisons.
Or, même ces commissaires zélés ralentissent peu à peu leur rythme de travail. En germinal an XII (avril 1804), Despittaels se plaint amèrement : « Comme depuis quelque temps toutes vos opérations sont marquées au coin de la plus grande négligence, je vous préviens si vous ne me faites passer cet état sous 24 heures duement notées, je préviendrai le préfet de votre insouciance à remplir vos fonctions. »34
Au même moment, Despittaels prend la décision de réorganiser complètement le Bureau de police, où règnent « le désordre et la confusion ». Il impose alors une tenue rigoureuse des registres et en rend responsables les commissaires à tour de rôle, par décade35. À plusieurs reprises, le chef de la police tente de reprendre la situation en main, de stimuler le zèle des hommes par des punitions, des retenues sur salaire, des menaces de destitution, mais sans grand succès. Devits lui-même devient négligent : Despittaels lui reproche de ne plus veiller sérieusement à la police des étrangers, alors « qu’aucun visage ne doit vous être inconnu en cette ville »36, puis lui déclare sans ambages : « votre incurie et votre négligence redoublent et elles ont monté à un point que je serois moi-même coupable si je n’en avertissois l’autorité supérieure »37.
Le secrétaire de mairie d’Hemery qui remplace Despittaels à l’occasion renchérit sur le désengagement de Devits, se plaignant que « ses rapports deviennent très secs et très arides »38. Au début de l’année 1805, avec l’appui du préfet, Despittaels tente à nouveau de réorganiser le service en obligeant les commissaires à tenir chez eux une audience journalière pour les habitants de leur section39. Mais quinze jours après, les commissaires n’ont toujours pas transmis à la mairie leurs adresses ni leurs horaires de réception.
L’inertie des commissaires et agents de police tient sans doute pour beaucoup à leurs conditions de travail. Le métier exige une disponibilité totale, de longues heures d’écriture et un travail fatiguant sur le terrain40. En retour, ces hommes sont mal payés et peu considérés41. Surtout, les possibilités d’avancement sont nulles, ce qui n’incite guère à faire du zèle. Les agents de police les plus actifs et les plus capables peuvent espérer devenir commissaires, mais pour les commissaires, l’horizon professionnel est bouché. Lors de la réorganisation de la police impériale de 1811, on avait songé un moment à leur offrir la possibilité de devenir commissaire spécial, mais Napoléon a préféré que la fonction devienne une école d’application pour les jeunes auditeurs. Dans ces conditions, le métier de commissaire de police n’est guère attrayant et si les titulaires bruxellois en font le moins possible, on remarque également que Despittaels ne va jamais jusqu’à exiger leur destitution, sans doute parce que le remplacement ne serait pas facile.
1. Ernest d’Hauterive, La Police secrète du premier Empire, bulletins quotidiens adressés par Fouché à l’Empereur, Paris, Perrin, 1908-1922, 3 tomes, de 1804 à 1807, puis un 4e tome, publié par Jean Grassion, Paris, Clavreuil, 1963 pour les années 1808 et 1809, continués par Nicole Gotteri, La Police secrète du premier Empire, bulletins quotidiens adressés par Savary à L’Empereur, 7 tomes, de 1810 à 1814, Paris, Champion, 1997-2004.
2. Michael Broers, Europe Under Napoleon 1799-1815, Oxford, OUP, 1998 ; Stuart Woolf, Napoléon et la conquête de l’Europe, Paris, Flammarion, 1990.
3. Jean Tulard, « Le mythe de Fouché », in J. Aubert et al., L’État et sa police en France (1789-1914), Paris-Genève, Champion-Droz, 1979, p. 27-34. L’auteur est beaucoup moins critique dans sa biographie, Joseph Fouché, Paris, Fayard, 1998.
4. Jean-Marc Berlière, « Un « modèle napoléonien » de police », in J.-J. Clère et J.-L. Halpérin (dir.), Ordre et désordre dans le système napoléonien, Paris, La Mémoire du Droit, 2003, p. 177-186. Voir aussi les travaux de Clive Emsley.
5. Natalie Petiteau, « Contestations et dysfonctionnement de l’ordre établi en Vaucluse sous le Premier Empire », Ibidem, p. 241-254.
6. De manière non exhaustive, on peut citer les thèses en cours de Pierre Horn sur les départements rhénans, d’Antoine Renglet sur les départements belges ; les travaux d’Aurélien Lignereux et de Vincent Fontana. Voir aussi les communications données aux colloques de Boulogne (30 novembre 2010, dirigé par Jacques-Olivier Boudon) et de Florence (27-28 mai 2011, dirigé par Emmanuel Berger), dont la publication est en cours.
7. Vincent Milliot (dir.), Les Mémoires policiers, 1750-1850. Écritures et pratiques policières du Siècle des Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006 ; J.-M. Berlière, C. Denys, D. Kalifa et V. Milliot (dir.), Métiers de police. Être policier en Europe, xviiie-xxe siècle, Rennes, PUR, 2008 ; C. Denys, B. Marin et V. Milliot (dir.), Réformer la police. Les mémoires policiers en Europe au xviiie siècle, Rennes, PUR, 2009.
8. K. de Ridder, « Evolution politique et sociale de la municipalité bruxelloise (1794-1814), Bruxelles pendant la période française », Annales de la Société royale d’archéologie de Bruxelles, t. LXIV, 2002, p. 15-120.
9. Archives de l’État à Anderlecht (désormais AEA), préfecture Dyle, portefeuille 1194.
10. AN, F7 3268.
11. Sur l’origine et l’ambiguïté de ce corps de « pompiers-policiers », voir C. Denys, « Une ville mieux policée ? Pratiques de l’ordre public et savoirs policiers en Europe au xviiie siècle », Habilitation à diriger des recherches, soutenue le 28 novembre 2009, à Lille III, vol. 3 : La Police de Bruxelles entre réformes et révolutions (1748-1814). Police municipale et modernité, p. 395-396.
12. À l’exception de Paris, bien sûr, où la police revient au préfet de police, ainsi qu’à Lyon, Marseille ou Bordeaux où sont établis progressivement des commissaires généraux de police directement sous les ordres du ministre de la police. Le décret de septembre 1805 qui étend les commissaires généraux à 26 villes de l’Empire ne concerne pas Bruxelles.
13. AEA, préfecture Dyle, 813, du préfet au ministre, du 16 messidor an X (5 juillet 1802).
14. AN, F7 9825, du 16 prairial an XIII. La citation fait partie d’un petit dossier monté par le préfet Chaban contre Despittaels et le commissaire Carel.
15. Archives de la ville de Bruxelles (désormais AVB), registre 1147.
16. AVB, registre 1147, f 115.
17. Idem, fo151v.
18. Mise en rapport des portefeuilles 813 (rapports envoyés par le préfet au ministre) et 1121 (rapports de la police de Bruxelles au préfet), préfecture Dyle, AEA. Le préfet recopie aussi sans vergogne les rapports du sous-préfet de Louvain.
19. « Esprit public, spectacles, journaux et pamphlets, auberges et hôtelleries, cafés et cabarets, maisons de débauche, filles publiques, maisons de jeux, vagabonds, mendiants, déserteurs, illumination des rues, voitures et fiacres, incendies et pompiers, police des marchés, vols et escroqueries, désordres et troubles publics, duels suicides assassinats, passeports et étrangers, police des cultes, commissaires et agents de police, tribunal de police, poids et mesures, salubrité des comestibles, propreté des rues et promenades publiques, police secrète, distillation d’eau de vie de grain [nb cette mention ajoutée à la main dans une case vide, non imprimée], petite voierie (décombres, bureau des travaux publics, égouts et canaux), subsistances mercuriales. »
20. AEA, préfecture Dyle, portefeuille 1121.
21. AVB, registre 1147, f168v.
22. Voir V. Milliot, Un policier des Lumières, Paris, Champ Vallon, 2011, p. 174-185. Sur les tentatives antérieures de l’amman Rapédius de Berg à Bruxelles, voir C. Denys, op. cit., p. 128-129.
23. Le registre 2624 conservé aux AVB contient la copie manuscrite de tous les rapports généraux de cette période. La série est beaucoup plus complète que les copies sur feuilles conservées aux AEA, dans la série des Portefeuilles de la préfecture de la Dyle.
24. Il s’agit bien sûr d’une demande liée aux préparatifs du camp de Boulogne.
25. AVB, registre 1147, f 4, 10 prairial an XI.
26. Idem, f 85, du 15 germinal an XII.
27. Idem, f 41v, du 22 brumaire an XII.
28. Idem, f 61v, 26 nivôse an XII.
29. Idem, f 144, du 27 fructidor.
30. Même si Despittaels, qui ne craint pas l’emphase, traite ces vendeurs d’« accapareurs » et même de « vampires [… qui] font boire les soldats de la garde municipale afin de les rendre favorables », Idem, fo36.
31. AN, F7 9825. L’enquêteur conclut à une approche trop scrupuleuse du nouveau préfet. Despittaels après sa démission est employé directement par le ministre de la Police. On ne sait ce qu’il devient par la suite.
32. AVB, registre 1147, fo29v.
33. Idem, fo38v., du 12 brumaire an XII.
34. Idem, fo86v., du 20 germinal an XII. L’état réclamé fait suite à l’ordre de libération de 24 prisonniers de Vilvorde. Les commissaires n’y ont pas encore déféré, alors que l’ordre était pour le 19.
35. Idem, fo87, 20 germinal an XII.
36. Idem, fo135, 17 thermidor an XII.
37. Idem, fo138, 2 fructidor an XII.
38. Idem, fo142v., 20 fructidor an XII.
39. Idem, fo162v., 163, du 8 pluviôse an XIII.
40. Sur la « journée-type » d’un commissaire, voir C. Denys, op. cit., p. 419-422.
41. Les commissaires de police sont payés par la ville, alors que ce sont les préfets qui les nomment. Cette double tutelle ne favorise pas leur rémunération. Le problème est encore patent pendant tout le xixe siècle. Voir Dominique Kalifa et Pierre Karila-Cohen (dir.), Le Commissaire de police au xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008.
42. Sous réserve de futures recherches, il est frappant de constater que la période du préfet Chaban correspond à un vide dans les archives policières locales de Bruxelles. Il faut attendre le préfet suivant, La Tour du Pin, nommé le 12 mai 1808, pour que celles-ci réapparaissent.