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La diffusion de l’état civil
dans l’Europe napoléonienne
Jacques Hantraye
Comme l’écrit en 1823 Hutteau d’Origny, avocat et maire du Xe arrondissement de Paris : « […] c’était à la France qu’était réservée la gloire de créer l’état civil, et de le porter enfin à un degré de perfection inconnu des autres nations »1. S’il convient sans doute de nuancer cette affirmation dithyrambique, il n’en reste pas moins que la France a fondé en 1792 une institution moderne et efficace, passées les premières difficultés.
Tout d’abord, il convient de définir l’objet de cette étude. L’état civil désigne le mode de constatation et d’enregistrement de l’état – au sens de situation – des individus en société, indépendamment des critères religieux. L’expression s’applique aussi à l’administration chargée d’enregistrer et de conserver la documentation ainsi constituée concernant les particuliers et les familles, et qui les intéresse eux, la société et le pouvoir. Dans la continuité de l’article pionnier de Gérard Noiriel paru dans Genèses en 1993, je m’intéresserai à l’état civil comme objet d’étude en soi, et pas seulement en tant que source2. Il s’agit d’aborder l’histoire de l’administration, mais aussi d’étudier la diffusion des normes et des pratiques administratives, ainsi que des attitudes d’adhésion ou de rejet à leur égard. Élément en apparence banal de l’Europe napoléonienne, l’état civil n’a guère attiré l’attention des historiens jusqu’à présent, alors même qu’il joue un rôle essentiel.
L’état civil a été introduit progressivement dans des territoires rattachés à la France, plutôt sous la Révolution et le Consulat, mais aussi sous l’Empire, comme dans le nord de l’Italie entre octobre 1801 et les premiers mois de 18063, dans les Bouches-du-Rhin et le Simplon en 1811, et en Pologne en 1808-18104. Il y a donc un décalage chronologique suivant les lieux, et les enjeux ne sont pas exactement les mêmes.
L’état civil est instauré dans les territoires suffisamment pacifiés et favorables à la France pour que l’institution, confiée aux autorités locales, puisse fonctionner. Ayant eu l’expérience des difficultés liées à l’introduction de l’état civil en France, les Français attendent, voire rétrogradent et négocient avant de le mettre en place, comme c’est le cas en Italie. En tant qu’administrateurs généraux du Piémont, Jourdan retarde la mise en place de l’état civil en l’an X, tandis que Menou fait rendre les anciens registres aux curés en l’an XII. Ce n’est qu’en l’an XIII et en 1806 que l’état civil est définitivement institué dans les départements de Gênes et des Appenins5.
Trois axes de questionnement se dégagent : en premier lieu, je me demanderai à quels obstacles se heurte la mise en place de l’état civil. Ont-ils toujours existé et furent-ils partout les mêmes ? Je tenterai ensuite de cerner quelles pratiques administratives sont exportées. Pour finir, je chercherai à savoir en quoi l’état civil participe de la diffusion de normes sociales et culturelles nouvelles. Je répondrai à ces questions à partir de recherches systématiques effectuées dans la sous-série F-2-I des Archives nationales et de sondages réalisés en France, en Belgique, en Suisse et en Italie du Nord.
Je passerai vite sur l’ignorance de ceux chargés de tenir les registres et sur l’indifférence de la population6. Plus originales apparaissent les formes d’hostilité religieuses. L’Empire est marqué par une grande diversité confessionnelle, même si les catholiques l’emportent en nombre7. Ce sont ces derniers, ainsi que leur clergé, qui s’opposent à l’état civil. Les territoires où l’état civil fut introduit dans les années 1790 connurent en général les difficultés qui se sont posées au même moment dans la France de l’intérieur, comme dans le département de l’Ourthe en septembre 1796, où l’on déplore les « mauvais conseil [sic] des bigots »8.
Sous l’Empire au contraire, l’état civil a souvent été mis en place dans un contexte moins tendu entre pouvoir civil et religieux, car l’on se situe après le Concordat, ce qui n’exclut pas des difficultés. Les Français n’imposent pas d’emblée l’état civil et comptent sur l’appui des ecclésiastiques. En Italie, il a fallu négocier avec l’Église. Celle-ci se situe entre acceptation du nouvel ordre des choses et réticences, notamment à propos du Code Napoléon9. Ainsi, le 27 brumaire an XIV (18 novembre 1805), le préfet de Gênes demande au cardinal Spina de persuader les curés du chef-lieu que la tenue des registres n’est pas incompatible avec le respect de la religion10. L’évêque de Parme accepte pour sa part de coopérer en septembre 1807 dans le but d’imposer la déclaration systématique des naissances et des décès11. Aussi le pouvoir français n’est-il pas forcément pressé de mettre en place l’état civil. Le 26 brumaire an X (17 novembre 1801), le ministre de l’Intérieur et Jourdan, administrateur général du Piémont, pensent qu’il est trop tôt pour introduire l’état civil, même si l’on songe à préparer l’entrée du « système français »12.
Pourtant, il n’y a pas d’hostilité à l’égard de l’institution en soi. Ainsi, Mgr Spina, archevêque de Gênes, refuse en juillet-août 1806 que les curés remettent les anciens registres, mais il ne s’oppose pas à ce que l’on fasse des copies ou à ce que l’on délivre des extraits14. L’hostilité à l’état civil fondée sur des raisons religieuses persiste néanmoins dans l’Empire, mais sous une forme larvée. Dans les Deux-Nèthes, en 1806, à l’occasion du refus de célébration d’un mariage par le curé de Halle, le greffier de la justice de paix note que « […] la plupart des habitans des campagnes regarde [ici] la célébration du mariage devant l’officier public comme un acte forcé qui ne constitue nullement ce qu’ils entendent par mariage […] »15.
Enfin, on ne peut comprendre l’importance accordée par les Français à la tenue des registres si l’on ne prend pas en compte les enjeux fiscaux et militaires de ces documents. Quand la question religieuse ne prime pas, l’enjeu porte en effet sur la conscription. Sous le Directoire, on signale des atteintes aux registres de l’état civil dans les nouveaux territoires. La Guerre des Paysans dans l’actuelle Belgique en brumaire an VII (octobre-novembre 1798), liée au refus de la conscription, se porta surtout contre les documents administratifs, et dans plusieurs communes les registres de l’état civil furent brûlés ou déchirés16. Également en l’an VII, des registres de baptême des décennies précédentes furent dérobés ou « lacérés » dans le département du Mont-Terrible, tandis que des noms étaient raturés et des prénoms modifiés par des conscrits agissant avec la complicité d’administrateurs municipaux17. Mais la situation évolue. Ainsi, plus de 200 citoyens actifs du canton de Glovelier écrivent aux ministres de la Guerre et de l’Intérieur le 29 fructidor an VII (15 septembre 1799) pour faire acte de bonne volonté après que des registres ont été « falcifiés »18. À la longue, rares sont ceux qui ne se soumettent pas à la législation, comme à Liège en 1809 où l’on ne signale guère que le cas d’une ex-carmélite morte sans que son décès ait été déclaré, sans doute pour des raisons fiscales autant que religieuses19.
Enfin, le fonctionnement de l’administration est en partie tributaire du milieu physique. Ce problème, qui existe en France, est toutefois limité à certains secteurs. Il est présent essentiellement dans la partie montagneuse de l’Italie du Nord. Dans la Sésia, en 1807, le rejet de l’état civil dû à des raisons religieuses est surtout sensible dans les montagnes20. On le rencontre aussi dans les Appenins, où l’on évoque le grand nombre de hameaux, le relief marqué et les communes vastes et peu peuplées21. D’ailleurs, le préfet de ce département, Rolland, explique au ministre de l’Intérieur qu’il a arrêté que l’état civil serait en vigueur à partir du 1er mai 1806, la belle saison permettant des communications plus faciles au cas où l’on souhaiterait obtenir des renseignements22.
Il est possible dans une certaine mesure de dresser un bilan de l’acceptation de l’état civil grâce à une enquête lancée par le ministre de l’Intérieur en août 180723. Sur 19 nouveaux départements cités, il n’y en a que six où la tenue de l’état civil ne pose pas de problèmes. Ils sont situés dans le sud de l’actuelle Belgique (Mons) et plus encore sur la rive gauche du Rhin (Rhin-et-Moselle, Sambre-et-Meuse et Sarre), où le Concordat fut bien accueilli, de même que le Code civil24. L’état civil paraît aussi avoir été accepté autour d’Alexandrie et de Verceil (départements de Marengo et de la Sésia), peut-être parce que l’évêque de Verceil, le cardinal Martiniana, fut l’un des acteurs du Concordat25.
Aussi, devant ces difficultés on tire les leçons de l’expérience acquise auparavant et l’on se montre pragmatique. Dans certains cas, une transition est prévue. Le préfet du Simplon évoque en juillet 1811 la possibilité de recourir à l’aide des curés27. Ceci rappelle les premiers temps des registres paroissiaux en France où, de fait, des membres du clergé ont tenu les registres, avant d’être écartés de cette fonction. Dans les nouveaux départements, on trouve malgré tout un personnel sérieux et conscient de ses responsabilités. À Liège en 1813, Jean-François Fanton, employé en charge des registres des naissances est, d’après l’adjoint délégué à l’état civil, « d’une exactitude exemplaire et d’une assiduité rare, et jouissant, pour ces qualités, jointes à beaucoup d’intelligence dans le travail, de toute la confiance de son chef ». Il ajoute : « Cette branche de l’état civil étant une des plus délicates et qui touche de trop près les intérêts les plus sacrés des familles pour pouvoir être confiée indiferemment a tout autre employé. »28 Après les acteurs locaux de l’acculturation administrative, d’une compétence inégale comme on vient de le voir, vient la question de la maîtrise du français.
L’état civil est envisagé très tôt comme le lieu où doit se réaliser le rapprochement des populations par l’usage de la langue commune. Dès le 8 brumaire an V (1er novembre 1796), le ministre de l’Intérieur indique aux administrateurs du département de la Lys qu’il faut employer le français, car « c’est par le langage que les hommes sont plus intimement unis »29. Toutefois, une tension s’exprime entre l’idéal et la pratique. Le ministre rappelle à l’administration centrale des Deux-Nèthes le 15 ventôse an VI (5 mars 1798) « toute l’importance de se conformer strictement aux lois qui exigent que les actes publics soient rédigés en français », car il « regarde ce moyen comme un des plus efficaces, pour cimenter l’union qui s’est effectuée, et attacher à jamais les ci-devant Belges à la France ». Il consent néanmoins à ce que de façon transitoire les registres de l’état civil soient rédigés « dans la langue du pays », accompagnés d’une traduction en français30. De fait, la tenue de l’état civil achoppe souvent sur le défaut de connaissance de la langue par les autorités locales. En novembre 1808, le préfet des Forêts écrit à propos de l’état civil que « L’usage de la langue allemande est un obstacle presque insurmontable »31. Le maire de Vairo informe même le subdélégué de Parme en juillet 1806 qu’il ne peut tenir les registres de l’état civil car il ne connaît pas le français32.
Aussi une certaine souplesse est-elle introduite sur le plan linguistique. Si le français est normalement la seule langue admise pour les actes publics, des exceptions sont faites par des arrêtés du gouvernement et des décrets publiés entre l’an XI et 1811 à propos des territoires « réunis à la France » : l’emploi de la « langue du pays » est « autorisé » pour les départements des actuels Pays-Bas, du grand-duché de Berg et du Nord de l’Allemagne, de la Belgique, de la rive gauche du Rhin, du Simplon, les départements du Nord de l’Italie y compris la Toscane, et les provinces Illyriennes33. Ce réalisme s’accompagne de mesures pratiques. Le préfet de Rhin-et-Moselle écrit par exemple le 16 vendémiaire an XIII (8 octobre 1804) que les registres d’état civil, tous « en langue allemande », sont en général mal tenus. Les problèmes risquant d’augmenter quand les documents seront en français, il a fait imprimer des « modèles explicatifs dans les deux langues »34. On va même au-delà, appliquant une solution parfois adoptée en France. Le 20 frimaire an XII (12 décembre 1803), le préfet de la Dyle réclame au ministre de l’Intérieur des registres imprimés35. En définitive, les situations sont contrastées. Dans le nord-ouest de l’actuelle Belgique, il arrive que l’on évolue vers le français. À Boorsbeck, près d’Anvers, le registre des naissances de l’an IX est tenu en flamand. Deux ans plus tard, les actes de naissances sont mis par écrit en français36. A contrario, en Italie du Nord bien des actes ont été rédigés dans la langue locale, y compris dans des villes importantes comme Bologne37. Le français est toutefois langue de communication. Le personnel de la mairie de Termonde travaille ainsi en flamand, mais correspond en français, en janvier 180738.
D’où la question suivante : comment transmettre les normes liées à la tenue de l’état civil à des administrateurs éloignés du centre de l’Empire, et quels instruments mettre à leur disposition ? Hutteau d’Origny écrit que « des formules d’actes écrits en français avaient été adressées à toutes les communes »39. De nombreux préfets, confrontés aux irrégularités dans la tenue de l’état civil, cherchent des solutions. Dans le département de l’Ourthe, 900 exemplaires d’« instructions sur l’état civil » publiées le 19 fructidor an VIII (6 septembre 1800) sont adressés aux municipalités40. Le problème est que ces documents sont parfois longs et complexes, donc difficiles à utiliser, notamment pour les maires des communes rurales. La circulaire de l’an VIII que je viens de citer comporte ainsi une notice et dix modèles d’actes, le tout accompagné de 25 notes en petits caractères41. L’accumulation des textes constitue un autre facteur de confusion, qui finit par les rendre inutilisables42. Aussi des manuels sont-ils mis en circulation. Plus complets que les documents précédents, ils constituent une synthèse maniable. Certains sont approuvés par les autorités. Le manuel sur l’état civil de Fornier Montcasals43, par exemple, un juge de l’Ariège qui publie sous l’égide du ministre de l’Intérieur, est recommandé en 1810 par les préfets des Deux-Nèthes, de la Sarre et des Forêts44.
Autre question, comment le nouveau mode d’enregistrement se substitue-t-il aux anciennes pratiques ? Dans la plupart des territoires avant la conquête les registres étaient le plus souvent tenus en un seul exemplaire, comme en Italie du Nord45 ou dans le département du Mont-Terrible46. L’absence de double pose problème à l’administration française, en particulier pour établir les listes de la conscription47. La situation a pu être différente en Belgique, même si les documents n’étaient pas tenus partout en deux exemplaires. Dans les Pays-Bas autrichiens, obligation était faite depuis 1780 de tenir les registres en deux exemplaires et d’en déposer un chaque année au greffe du conseil de la province48. En outre, l’état civil se substitue à des usages administratifs plus anciens. Dans les Bouches-du-Rhin avant 1811, l’enregistrement des baptêmes s’effectuait au sein de chaque culte, sans contrôle de l’autorité civile et sans remise d’un double au tribunal : marguilliers et fossoyeurs consignaient les sépultures ; seuls les actes de mariage étaient enregistrés devant les échevins et conservés par les municipalités49. Beaucoup plus rarement, l’introduction de l’état civil se heurte à des pratiques d’enregistrement de l’état des individus dans le cadre familial. Dans la région de Coni, dans le Piémont, les juifs tiennent « dans leur famille un registre en hébreu des actes de leur état civil »50. Dans certains cas, il n’existe même pas de registre. C’est du moins ce que déclarent les juifs de Berg-op Zoom, ou encore les catholiques d’Etten au sujet des décès en 181151.
Stuart Woolf a souligné à propos de l’Italie l’introduction de plus en plus contraignante du modèle administratif, judiciaire et fiscal français52. Les maires, les préfets et les magistrats agissent conjointement. Comme en France, les procureurs des tribunaux d’instance vérifient chaque année les registres, ce qui est le cas par exemple à Liège en 180753. La diffusion des pratiques administratives suppose parfois de prendre des mesures coercitives. Le préfet des Deux-Nèthes reproche ainsi au maire de Boorsbeck en 1804 d’avoir négligé la confection des tables décennales et menace d’envoyer un commissaire pour effectuer le travail à ses frais54.
En définitive, au moins vers la fin de l’Empire, les documents sont grosso modo conformes à ce que l’on trouve en France, même si l’on prend quelques menues libertés avec la règle, comme l’indique la consultation de différents registres, par exemple en Italie55. D’ailleurs, est-on sûr que ceci ne se produirait pas en France ? Du moins les actes se caractérisent-ils par leur précision, ainsi que par la neutralité religieuse et l’absence de distinction particulière à l’égard des élites sociales.
Dernier élément, l’état civil conduit les individus à se sentir pleinement habitants de l’empire et à mesurer l’efficacité du système administratif. Les archives conservent la correspondance adressée à ce sujet à travers l’Europe entre les particuliers et l’administration, ou bien entre les différentes administrations. Au sein de l’Empire, la circulation des actes de l’état civil est accrue notamment par les migrations ou par les déplacements de populations dus aux guerres, comme le montre l’extrait mortuaire d’un caporal du 4e d’infanterie légère rédigé à Madrid le 12 novembre 1809 et transmis à Bologne, en Italie, lieu de sa naissance56. Obtenir un ou plusieurs actes afin de régler des affaires privées ou publiques suppose malgré tout une procédure parfois complexe qui suppose de régler des frais, donc de recourir à la poste, mais aussi de faire certifier les documents à distance, etc. Ces échanges révèlent l’existence de flux entre les régions de l’Empire et au sein de ces territoires, qui s’appuient sur un réseau de fonctionnaires. Ainsi, Marie-Françoise Alexandre, de Reims, écrit au maire de Limbourg, dans le département de l’Ourthe, le 19 novembre 1803. Elle demande de façon parfois imprécise cinq extraits datant de 1780 à 1805 environ, dont trois actes passés à Verviers. Elle joint de l’argent pour payer les frais, à savoir l’envoi d’un exprès à Verviers et les démarches à effectuer auprès du tribunal de Malmédy. La réponse est expédiée le 28 février 1804, soit un peu plus de trois mois après l’envoi de la demande57. L’État tente de se placer au centre de ce dispositif et de centraliser les informations concernant les individus. Le bureau des passeports de la chancellerie écrit au préfet du Morbihan le 13 mars 1815 que les employés de l’état civil à la préfecture doivent faire parvenir les actes en leur possession pour alimenter « des registres sur lesquels sont inscrits les actes constatant le décès des étrangers », ce qui permet de répondre aux demandes de renseignements des ambassadeurs58.
Par la diffusion du Code Napoléon, l’Empereur entend moderniser les États de l’Empire, faire rayonner le droit français et faciliter les relations avec les alliés pour les questions militaires en disposant de structures administratives proches. Ceci est dans l’ensemble bien accepté59. L’état civil véhicule au passage des normes sociales et politiques nouvelles, notamment à propos de l’intégration des minorités religieuses. À Parme en 1808, le préfet du Taro applique la législation sur l’état civil des juifs60. Il en est de même en Pologne61. Au contraire, l’interdiction des mariages entre personnes blanches et noires est rappelée dans une circulaire du préfet des Deux-Nèthes datée du 2 pluviôse an XI (22 janvier 1803)62. L’état civil joue également un rôle essentiel dans l’intériorisation par les individus des normes liées à la sécularisation, par exemple via le mariage civil. Par conséquent, on comprend que le droit français soit condamné par les adversaires de Napoléon, qui perçoivent bien son côté déstabilisateur de l’ordre ancien. August Wilhelm Rehberg, historien et disciple de E. Burke, écrit en 1814 à propos du Code Napoléon qu’il « tente de poursuivre les grands buts de la Révolution : la destruction totale des structures sociales qui existaient jusqu’alors et l’expansion de la domination du peuple français »63.
On peut donc constater que l’état civil fonctionne largement dans l’Empire comme en France. On se heurte dans un premier temps au fait que l’on est en pays conquis et que les nouvelles pratiques choquent, notamment pour des raisons religieuses et à cause de la conscription. De ce point de vue, on a tiré les leçons des difficultés survenues au cours de la décennie révolutionnaire, avant que le Concordat n’apaise les choses. Puis l’état civil entre dans les mœurs, contribuant à l’intégration administrative, sociale et culturelle des nouveaux territoires. Qu’en reste-t-il après la chute de Napoléon ? Les pratiques administratives liées à cette institution et les liens avec la France à ce propos se sont-ils maintenus après 1814 ?
Tout d’abord, le modèle perdure dans les territoires ayant appartenu à l’Empire, avec parfois des adaptations, en particulier linguistiques. À Parme, dans le registre des décès de 1814, un acte du 8 mai est en français, mais un autre daté du lendemain – établi au nom des nouvelles autorités – ne l’est plus. Il est pourtant rédigé suivant les mêmes règles qu’auparavant65. Par conséquent, les habitudes perdurent, malgré les changements politiques ou administratifs. L’intendant du département des Deux-Nèthes informe d’ailleurs ses administrés le 1er juillet 1814 du maintien de l’état civil, contrairement à ce que l’on a pu supposer. Le directeur de l’enregistrement affirme même que dans les communes où les registres ont été brûlés, ils seront reconstitués66. Davantage encore, des liens perdurent entre la France et les territoires qu’elle contrôlait. Lors de l’invasion de 1814, on applique aux alliés la circulaire du 25 février 1812 qui prescrit d’expédier les actes de décès des militaires aux préfets, lesquels les transmettent aux chefs de corps67, ce qui fut mis en pratique dans les faits68.
En somme, sous le régime napoléonien l’état civil établit un lien pérenne entre les individus et l’État. Mis en place de façon pragmatique, il contribue de façon indirecte à fonder un ordre social. Il s’appuie sur la diffusion de la langue française, qu’il contribue dans une certaine mesure à diffuser. Né d’une décision du pouvoir central, l’état civil n’existe et ne se répand dans toute l’Europe que parce qu’il s’appuie sur l’adhésion des instances locales.
1. Hutteau d’Origny, De l’état civil et des améliorations dont il est susceptible, Paris, Demonville, 1823, 495 p, p. VIII.
2. Cet article constitue une référence permettant de contextualiser les faits évoqués ici (Gérard Noiriel, « L’identification des citoyens. Naissance de l’état civil républicain », Genèses, 13, automne 1993, p. 3-28).
3. AN : F-2-I-389, arrêté du préfet de Gênes, 27 brumaire an XIV ; Archivio di Stato, Parme : Governorato di Parma, Sotto Prefettura di Parma, busta 119, préfet du Taro au sous-préfet de Parme, 22 mars 1810 ; procès-verbal de vérification des registres paroissiaux de Saint Martin de Senzano, avril 1806, et de Colorno, mai 1810.
4. AN : F-2-I-405 : préfet du Simplon aux maires, 4 juillet 1811.
5. AN : F-2-I-389, préfet de Gênes au ministre de l’Intérieur, 16 août 1806 ; F-2-I-382, préfet des Appenins au ministre de l’Intérieur, 21 mars 1806.
6. Voir par exemple AÉ, Liège : fonds français, préfecture de l’Ourthe, liasse 186 : directeur de l’enregistrement de l’Ourthe au sous-préfet de Malmedy, 3 frimaire an IX.
7. Jacques-Olivier Boudon, La France et l’Europe de Napoléon, Paris, A. Colin, 2006, p. 129-130.
8. AÉ, Liège : fonds français, préfecture de l’Ourthe, liasse 186 : commissaire du directoire exécutif de Basse-Bodeux au commissaire du directoire exécutif de l’Ourthe, 23 fructidor an IV. Ceci se retrouve sous le Consulat (AN : F-2-I-401, préfet de Sambre-et-Meuse au ministre de l’Intérieur, 2 messidor an X).
9. J.-O. Boudon, Napoléon et les cultes, Paris, Fayard, 2002, p. 206-207 et 215.
10. AN : F-2-I-389, préfet de Gênes au ministre de l’Intérieur, 27 brumaire an XIV.
11. Archivio di Stato, Parme : Dipartimento del Taro, busta 19, évêque au préfet, 18 septembre 1807.
12. Archivio di Stato de Torino : Governo francese, Mazzo 108, ministre de l’Intérieur à Jourdan, 26 brumaire an X.
13. Archivio di Stato, Parme : Dipartimento del Taro, busta 19, évêque Caselli au préfet, 23 décembre 1806.
14. AN : F-2-I-389, archevêque de Gênes (au ministre de l’Intérieur ?), 27 août 1806 ; sous-préfet de Novi au préfet de Gênes, 16 juillet 1806.
15. AÉ, Anvers : provincie Archief, J, 154 (B), greffier de la justice de paix de Santhoven au préfet des Deux-Nèthes, 3 octobre 1806.
16. AN : F-2-I-394, préfet de la Lys au ministre de l’Intérieur, 17 thermidor an VIII ; F-2-I-379 : préfet de la Dyle au ministre de l’Intérieur, juillet 1809 et 2 octobre 1811 ; F-2-I-397, commissaire du directoire exécutif des Deux-Nèthes au ministre de l’Intérieur, 23 frimaire an VII. AÉ, Anvers : Provincie Archief, J, 154 (B), sous-préfet de Malines au préfet des Deux-Nèthes, 28 fructidor an XI. Léon Lanzac de Laborie, La Domination française en Belgique, Paris, Plon, 1895, t. I, p. 221.
17. Archives de l’ancien évêché de Bâle, Porrentruy : M T 371, procès-verbal de vérification des registres de l’état civil, 19 pluviôse/15 ventôse an VIII ; M T 124, ministre de la Justice au commissaire du pouvoir exécutif du Mont-Terrible, 17 frimaire an VII.
18. AN : F-2-I-397, citoyens actifs du canton de Glovelier aux ministres de la Guerre et de l’Intérieur, 29 fructidor an VII.
19. AÉ, Liège : fonds français, préfecture de l’Ourthe, liasse 190 : maire de Liège au préfet de l’Ourthe, 30 mars 1809.
20. AN : F-2-I-405 : préfet de la Sésia au ministre de l’Intérieur, 17 septembre 1807.
21. AN : F-2-I-382, préfet des Appenins au ministre de l’Intérieur, 22 septembre 1807. Sur la superficie étendue des communes dans l’Europe napoléonienne, voir John Dunne, « L’Empire au village : les pratiques et le personnel de l’administration communale dans l’Europe napoléonienne », dans Napoléon et l’Europe, colloque de la Roche-sur-Yon, J.-C. Martin (dir.), PUR, 2002, p. 45-54, p. 49-50.
22. AN : F-2-I-382, préfet des Appenins au ministre de l’Intérieur, 21 mars 1806.
23. AD Morbihan : 6 M 588, ministre de l’Intérieur aux préfets, 27 août 1807.
24. J.-O. Boudon, Napoléon et les cultes, op. cit., p. 225-226 ; Jean Tulard, Napoléon, Paris, Fayard, 1987, p. 223.
25. AN F-2-I : préfets au ministre de l’Intérieur, septembre-octobre 1807 : 380, Escaut ; Ourthe ; Dyle ; Forêts ; Mons. 382, Alpes-Maritimes et évêque de Nice au préfet ; Appenins. 389, Gênes. 392, Léman. 394, Lys. 395, conseiller de préfecture Bianchi. 396, Mont-Blanc. 399, Pô. 400, Rhin-et-Moselle. 401, Sambre-et-Meuse. 405 : Sésia. 406, Stura.
26. AÉ, Anvers : provincie Archief, J, 153 (A), Anna Smits au préfet des Deux-Nèthes, sd (peu avant le 29 mars 1808).
27. AN : F-2-I-405 : préfet du Simplon, Sion, aux maires, 4 juillet 1811.
28. AÉ, Liège : fonds français, préfecture de l’Ourthe, liasse 190 : certificat du maire de Liège, 29 octobre 1813.
29. AN : F-2-I-394, administrateurs du département de la Lys au ministre de l’Intérieur et réponse, 8 et 30 brumaire an V.
30. AÉ, Anvers : provincie Archief, J, 153 (A), ministre de l’Intérieur à l’administration centrale du département des Deux-Nèthes, 15 ventôse an VI.
31. AN : F-2-I-389, préfet des Forêts au ministre de l’Intérieur, 28 vendémiaire an V.
32. Archivio di Stato, Parme : Governorato di Parma, Sotto Prefettura di Parma, busta 119, maire de Vairo au subdélégué de Parme, 21 juillet 1806. Voir à ce propos John Dunne, « L’Empire au village : les pratiques et le personnel de l’administration communale dans l’Europe napoléonienne », dans Napoléon et l’Europe, op. cit., p. 45-54, 51 et 53.
33. Hutteau d’Origny, op. cit., p. 39.
34. AN : F-2-I-400, préfet de Rhin-et-Moselle au ministre de l’Intérieur, 16 vendémiaire an XIII.
35. AN : F-2-I-387, préfet de la Dyle au ministre de l’Intérieur, 20 frimaire an XII.
36. AÉ, Anvers : provincie Archief, H G A, commune de Borsbeck, 96 : registre de naissances, an IX et an XI. registre des publications de mariages, an XIII.
37. Archivio di stato de Bologne : VI-440-618, registre de décès de Bologne, 1811.
38. AÉ, Liège : communes, Limbourg, liasse 564 : maire-adjoint de Limbourg à celui de Termonde, 20 janvier 1807.
39. Hutteau d’Origny, op. cit., p. 39.
40. AÉ, Liège : fonds français, préfecture de l’Ourthe, liasse 186 : instructions sur l’état civil, sd, 19 fructidor an VIII.
41. AN : F-2-I-398, circulaire du préfet de l’Ourthe aux maires, 19 fructidor an VIII.
42. Le procureur impérial de Liège déplore en 1812 que les maires négligent son avis sur l’état civil publié sous forme d’affiches et dans le journal local (Archives de l’État, Liège, fonds français préfecture de l’Ourthe, liasse 188, procureur impérial de Liège au préfet de l’Ourthe, 17 novembre 1812).
43. Fornier-Montcasals, Manuel classique ou recueil général […] relatifs à l’état civil, Toulouse, Desclassan et Navarre, 1809, 1re éd.
44. AÉ, Anvers : provincie Archief, J, 153 (A), préfet d’Anvers au ministre de la Justice, 13. Juin 1810 et Fornier-Montcasal au préfet des Deux-Nèthes, 4 juillet 1812. AN : F-2-I-380, préfets de la Sarre et des Forêts au ministre de l’Intérieur, 22. août et 30 novembre 1810.
45. Archivio di Stato de Torino : Governo francese, Mazzo 108, réponses des préfets à la circulaire du 12 frimaire an X sur l’état civil. AN : F-2(I)-389, préfet de Gênes au ministre de l’Intérieur, 16 août 1806 ; F-2-I-391, commissaire général de l’île d’Elbe au ministre de l’Intérieur, 19 octobre 1807.
46. Archives de l’ancien évêché de Bâle, Porrentruy : M T 371, administration centrale du Mont-Terrible au ministre de l’Intérieur, 24-25 brumaire an VII.
47. AN : F-2-I-395, ministre de la Justice à celui de l’Intérieur (à propos du département de Marengo), 13 septembre 1809.
48. AÉ, Anvers : provincie Archief, J, 154 (A), préfet des Deux-Nèthes au sous-préfet d’Anvers, 2 avril 1812. Thomas-J. Verloet, Code ou bibliothèque complète de l’officier de l’état civil de Belgique, t. I, Bruxelles, Remy, 1835, p. 14 et 18. AN : F-2-I-387, juges du tribunal civil du département de la Dyle au ministre de la Justice, 28 germinal an IV.
49. AN : F-2-I-380, préfet des Bouches-du-Rhin au ministre de l’Intérieur et projet d’arrêté préfectoral, 11 décembre 1810. Il en était de même dans les environs de Breda (AÉ, Anvers : Provincie Archief, J, 153 (B), sous-préfet de Breda au préfet des Deux-Nèthes, 9 février 1811).
50. Archivio di Stato de Torino : Governo francese, Mazzo 108, directeur de l’enregistrement et des domaines à l’administrateur général de la 27e division militaire, 22 messidor an X.
51. AÉ, Anvers : provincie Archief, J, 153 (B), membres de l’église du culte hébraïque au maire de Berg-op-Zoom, 14 janvier 1811 et inventaire des registres de la communauté catholique d’Etten, 29 janvier 1811.
52. S. Woolf, « Napoléon et l’Italie », dans Napoléon et l’Europe, op. cit., p. 115-124, 121.
53. AÉ, Liège : fonds français, préfecture de l’Ourthe, liasse 188, procureur du tribunal de Liège au préfet de l’Ourthe, 18 septembre 1807.
54. AÉ, Anvers : provincie Archief, HGA, commune de Borsbeck, 99 : préfet au maire de Boorsbeck, 12 prairial an XII.
55. Archivio di stato de Bologne : VI-440-670, registre de décès de Castiglione, 1811 et VI-440-618, registre de décès de Bologne, 1811. Archives communales de Parme : registre des décès, 1813.
56. Archivo di Stato de Bologne : VI-440-619, extrait mortuaire, 12 novembre 1809.
57. Archives de l’État, Liège : communes, Limbourg, liasse 569 : Bernard au maire de Limbourg, 27 brumaire an XII ; secrétaire de la mairie de Verviers au maire de Limbourg, 20 pluviôse an XII.
58. AD Morbihan : 6 M 588, Bureau des passeports de la chancellerie au préfet du Morbihan, 13 mars 1815.
59. Paul-L. Weinacht, « Les États de la Confédération du Rhin face au code Napoléon », Napoléon et l’Europe, op. cit., p. 91-101, p. 93 et 95.
60. AN : F 2-I-406, préfet du Taro, au ministre de l’Intérieur, 24 septembre 1808.
61. Louis Lubliner, Concordance entre le Code civil du royaume de Pologne promulgué en l’année 1825 et le Code civil des Français relativement à l’état des personnes, Bruxelles, Decq, 1846, p. XIII.
62. AÉ, Anvers : provincie Archief, J, 153 (A), circulaire du préfet des Deux-Nèthes aux maires, 2 pluviôse an XI.
63. P.-L. Weinacht, art. cit., p. 94.
64. AÉ, Liège : fonds. cit., p. 94.
AÉ, Liège : fonds français, préfecture de l’Ourthe, liasse 186 : préfet aux maires, 24 vendémiaire an IX.
65. AM Parme : registre des décès, Parme, 1814.
66. AÉ, Anvers : provincie Archief, J, 153 (B), intendant du département des Deux-Nèthes aux administrés (placard), 1er juillet 1814 et directeur de l’enregistrement à l’intendant des Deux-Nèthes, 23 juin 1814.
67. AD Maine-et-Loire : 8 R 3, commissaire pour le ministère de l’Intérieur aux préfets, 30 avril 1814.
68. Jean-René Aymes, La Déportation sous le Premier Empire. Les Espagnols en France (1808-1814), Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, p. 200. AÉ, Anvers : provincie Archief, J, 161 (A) : gouverneur de la province d’Anvers aux administrés (placard), 1er juin 1816.