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Le recrutement des cours impériales en 1810, construction d’une administration européenne ou validation de privilèges locaux traditionnels ?
Déborah Cohen
Université d’Aix-Marseille
On a beaucoup dit à quel point la création d’un code civil et d’un code criminel uniformes pour tout l’Empire pouvait être comprise comme une des plus fortes expressions d’une « expérience européenne »1. Des recherches approfondies ont été menées sur la question des normes et systèmes juridiques, entre modèles français et résistance nationale2. Mais l’Empire fut aussi marqué par la volonté de construire une élite judiciaire européenne qui puisse donner corps à ces normes et les installer ; cette élite judiciaire devait prendre sa place dans l’ensemble formé par une nouvelle administration : « C’était, juge Las Cases, une administration sans exemple, par son énergie et par ses heureux résultats »3. Max Weber, réfléchissant à la manière dont un pouvoir plébiscitaire cherche à s’inscrire dans la durée, souligna également la volonté de l’Empire napoléonien de construire une direction administrative uniforme et rationnelle, tenant compte « exclusivement du don personnel et de l’utilité pratique »4. Weber utilise le régime napoléonien pour asseoir son modèle : « En règle générale, écrit-il, le détenteur du pouvoir plébiscitaire cherchera à s’appuyer sur une direction de fonctionnaires agissant rapidement et sans heurts. […] Son premier but sera de détruire les pouvoirs autoritaires et les chances de privilèges traditionnels, féodaux, patrimoniaux et autres. […] Il utilise en même temps la formalisation et la légalisation du droit »5. Ainsi l’empire de Napoléon Ier aurait-il vu « la destruction généralisée de tous pouvoirs transmis »6. Des études sociales et prosopographiques fines existent et se poursuivent sur cette administration en général et sur le personnel judiciaire en particulier7. Elles ont pu montrer qu’en réalité ces fonctionnaires étaient, dans leur grande majorité, et notamment après l’an VIII, recrutés en fonction de critères de fortune et de prestige social plutôt qu’en fonction d’une logique méritocratique de rationalisation des compétences8.
Comment comprendre cette apparente contradiction entre la logique universalisante et professionnalisante de la norme juridique, et le constat d’une magistrature largement choisie sur des critères sociaux ? Il s’agira ici de considérer ces élites sociales avant tout en tant qu’elles relèvent d’une notabilité : ces individus sont inscrits dans un réseau local d’évaluation et de reconnaissance. Nous ferons l’hypothèse que la contradiction s’est nouée dans la procédure de recrutement elle-même. Nous partirons des lettres de demandes de place adressées au ministre et de leur traitement par la hiérarchie. Il s’agit là d’une parole réglée, normée et intéressante pour cette raison même9. Cette approche sera appliquée à l’étude des recrutements survenus à l’occasion de la loi sur l’organisation de l’ordre judiciaire et l’administration de la justice (20 avril 1810), pour les cours supérieures de Bruxelles et Turin10.
Un certain nombre de traits semblent relever d’une bureaucratie moderne telle que la définit Weber. La compétence exigée est d’abord proprement juridique et jurisprudentielle : on exige la connaissance des codes nouveaux, de ces codes qui sont justement censés permettre d’instaurer une civilisation impériale dans chaque contexte national. Dans ses propositions au ministre, le baron Beyts repousse l’idée de promouvoir le nommé Varenmbert à la cour impériale, « surtout » car il ne le croit « pas versé dans les loix civiles nouvelles »11. Les candidats ont clairement conscience de l’importance de ce critère : Henri Evenepoels, demande une place de conseiller en la cour impériale de Bruxelles et pour ce faire explique qu’il a « constamment suivi la nouvelle jurisprudence en qualité d’avocat consultant, ayant même rédigé plusieurs mémoires qui ont paru devant la cour d’appel de Bruxelles »12. Inversement, Devals, qui est membre de la Société de Jurisprudence de Bruxelles, essaie de se mettre en valeur par rapport à ses concurrents en se moquant de leur ignorance « de l’esprit de la nouvelle législation qui leur paraît déjà si compliquée, et qu’ils annoncent hautement comme impraticable »13. La chose est de telle importance que même ceux dont il est probable qu’ils ne maîtrisent pas cette nouvelle culture judiciaire sont obligés de s’inventer cette compétence. Ainsi Joseph Ignace Carrazia, éloigné de toute profession juridique depuis de nombreuses années, est-il obligé de clamer qu’à côté d’un rôle officieux de jurisconsulte auprès de ses connaissances, « des médiations assidues sur le Code Napoléon ont rempli le reste de [ses] instants »14.
Ainsi ces juges sont-ils supposés maîtriser une culture juridique impériale qui les réunirait par-delà les divergences nationales et constituerait donc une forme d’expérience bureaucratique européenne.
La question des langues
On met souvent en avant le fait que, dans les départements annexés, le recrutement cherche des gens dont le bilinguisme permette de jouer un rôle de passeurs entre la culture française du centre de l’Empire et la diffusion au contact des populations locales. C’est évidemment encore le cas en 1808 et en 1810 en Belgique et en Italie. Il est bien connu qu’on cherche en Belgique des sujets qui savent le néerlandais. Mais il faut aussi insister à l’inverse sur le fait qu’une culture trop spécifiquement locale, qui risquerait de suggérer une ignorance de l’« universalisme » des lois nouvelles, est un handicap pour les candidats. Quelqu’un comme Gautier de Noyelle justifie alors sa demande d’une place d’avocat général à la cour impériale de Bruxelles, en soulignant que plusieurs de ses collègues sont, par le style et l’accent, « sujets à des flandricismes », ce qui n’est pas son cas15. Il y a donc bien là un idéal de bilinguisme, expression d’une culture d’Empire qui n’écraserait pas les identités nationales, mais ne s’y engluerait pas non plus.
Le baroque désordonné des informations recueillies
Cependant, en dépit de l’existence de ces règles qui imposent, au cœur du recrutement, une référence à une culture partagée, un premier élément vient désorganiser l’homogénéisation qui aurait pu en résulter. En dépit des règles posées par l’administration centrale, il n’y a ni homogénéité dans les présentations, ni hiérarchisation des critères. Quand Beyts répond aux demandes du ministre, il se sent obligé d’énoncer lui-même un certain nombre de règles générales, car d’après lui la dépêche du ministre « laissait un certain vague, sur l’étendue et sur les limites de ses intentions, ainsi que sur ce dont elle [le] chargeait précisément »16. Ce relatif flou dans la hiérarchisation des critères a pour conséquence des désaccords fréquents entre le premier président et le procureur, qui font les propositions – et ce sans doute d’autant plus nettement que la vision du métier et des besoins n’est sans doute pas la même pour le siège et pour le parquet. Pour l’une des neuf places de conseillers en titre à la cour impériale de Bruxelles, le premier président propose M. Fonson, même si « ses moyens en droit civil sont à la vérité médiocres ». Il compense par « une grande probité, une considération bien acquise et de la fortune ». Le procureur général, lui, rend également « témoignage de sa probité », mais ne place pas ce critère au même niveau que le premier président et « ne croit pas devoir le présenter »17.
Il arrive aussi que, dans une même liste, soient précisés certains critères correspondant à des attentes du pouvoir (et relevant donc de la conscience d’une tentative centrale d’homogénéiser les personnels et les cultures juridiques), mais sans que ces précisions soient elles-mêmes homogénéisées. Ainsi, le procureur impérial à la cour d’appel de Turin présente comme substituts au service du parquet dans la cour impériale plusieurs jeunes docteurs en droit âgés de 28 à 33 ans ; aucune mention n’est faite de leur position au regard de la loi sur la conscription, sauf pour Candide Vaccha, présenté en troisième position sur cinq, dont on souligne qu’il a satisfait à la loi.
Une fidélité à la France et/ou au souverain ?
Le rapport à un universalisme d’Empire passe parfois par l’acceptation d’une norme perçue comme française ou par la figure de l’Empereur. Que ce soit chez d’« anciens Français » ou chez des juges natifs des territoires annexés, le particulier français se résout en universel. Parmi les premiers, Joseph Crassous, né à La Rochelle, juge au tribunal civil de la Dyle puis avocat en ce pays, demande à être avocat général en la cour impériale : il le fait en arguant du fait qu’il a « contribué à faire respecter le gouvernement et le nom français dans ce pays »19. Parmi les seconds, M. le Chevalier Costa, député au corps législatif, juge à la cour de Turin, écrit au ministre pour donner son avis sur M. Palma dont il souligne qu’« il a pour l’Empereur, et pour la France, ce dévouement d’esprit et de cœur, qui n’attendent que la circonstance pour se développer ». Lorsque Raphaël de Casabianca, général, sénateur, et comte d’Empire, demande un poste pour son gendre en Italie, il souligne que « ayant quinze ans de pratique de droit français et de magistrature, il est à même, plus que personne, connaissant mieux les rapports et les langues, de concourir efficacement à l’établissement des loix françaises en Italie »20. Il ajoute que « son attachement à sa Majesté impériale et royale et à son auguste famille », est « inaltérable et sans borne »21.
Le discours sur une fidélité au gouvernement, qui suppose la plus grande délocalisation, la plus forte sortie de soi, se trouve presque exclusivement chez les collaborateurs directs, chez ceux qui sont vraiment à l’interface entre la justice locale et Paris. Beyts assure de son dévouement pour que tout « marche dans le sens que le désire le gouvernement »22.
Pour les autres, l’acceptation de la situation nouvelle passe par un discours sur le « bien public » – manière de désincarner la souveraineté et de se trouver des raisons de servir un régime auquel on n’adhère pas forcément.
Justice civile/justice criminelle, quel rapport à l’Empire ?
S’il y a donc une relative uniformité dans le recours à des figures d’arrachement au particularisme, des différences se font jour en fonction des positions dans l’ordre judiciaire lui-même. Lors de la réorganisation de 1810, les premières places dans les cours impériales nouvelles sont dévolues à ceux qui les occupaient dans les cours d’appel, favorisant donc le civil (où il y a un plus grand nombre de juges compétents) au détriment du criminel (où, par le passé, a été nommé un plus grand nombre de juges politiques). Or, les juges du criminel ont apparemment un rapport plus net à l’État et donc à l’Empire, tandis que les juges du civil, pris dans les conflictualités des sociétés locales, ont plus de mal à se départir des anciennes habitudes23. Devals considère ainsi que « si nos invincibles armées en portant jusques à la fin des générations la gloire du nom français ; ont établi, étendu, consolidé l’Empire, les cours criminelles ont été en quelque sorte leur arrière-garde : pendant que les unes écrasaient les ennemis du dehors, les autres poursuivaient sans ménagement ceux de l’intérieur »24. Ici donc apparaît une première contradiction : la professionnalisation voulue, si elle favorise l’usage d’une norme commune et supranationale, fait aussi venir au premier plan des magistrats qui, par ailleurs, se pensent moins naturellement comme des soldats de l’Empire.
Les candidats aux places se plient donc à une idéologie impulsée d’en haut, qui valorise des normes professionnelles communes pour tout l’Empire. Cette recherche d’une homogénéité et d’une professionnalisation des juges relève cependant du projet, d’un rêve impérial dont il faut maintenant voir comment et s’il est mis en place dans la pratique concrète du recrutement et s’il permet la naissance d’une caste de fonctionnaires judiciaires ouverte sur l’immensité de l’Empire.
À cela, deux explications au moins. C’est tout d’abord qu’à la norme proclamée de l’uniformisation et de la professionnalisation, le régime a joint la volonté d’avoir une magistrature qui impose non pas le prestige de la loi mais celui de l’ordre social : « Ne croyez pas que c’est l’excellence des jugements qui fait le plus le considérer, disait dans un discours prononcé à l’assemblée plénière de la Cour impériale de Bruxelles un procureur général, c’est plutôt l’opinion que l’on a du juge, que la sagesse de la décision qui concilie la vénération publique aux décisions des tribunaux »28. En introduisant la notion de « vénération publique », le critère de l’opinion, l’Empire introduit le loup du localisme dans la bergerie de l’universel. Car comment juger de cette opinion sinon en ayant recours à des voix locales, et comment trouver un magistrat qui suscite la « vénération publique » sans être déjà inséré dans les réseaux de la sociabilité locale ? À une procédure de sélection que l’on a vue soucieuse de définir des critères rationnels et universalisables, s’ajoute donc l’écoute attentive des rumeurs locales et des bruits publics. Lorsque Beyts rend raison de ses choix au ministre, il avoue la complexité d’une procédure de sélection qui accueille « mille et mille demandes, lettres, pétitions et recommandations […] et lesquelles se croient et se contredisent mutuellement »29. C’est cette manière de travailler en accueillant la recommandation qui rend impossible un choix guidé par des « principes » tel que le souhaiterait le procureur général. Il implique de connaître les départements « sous le rapport des personnes », selon l’expression du député du Pô au Corps législatif30. Ce point est bien connu. Mais c’est ici sur la logique même de la procédure de nomination que nous insisterons.
Si les juges sont des notables locaux, c’est avant tout qu’ils sont nommés par une procédure qui tire ses informations de l’échelon local. L’information locale n’est pas en elle-même incompatible avec la compétence, mais au contraire, dans le cadre d’un empire vaste elle supplée le déficit éventuel de données collectées de manière centralisée. La première source à laquelle recourt le ministère pour avoir une information locale, c’est la police. En dehors des rapports de la police, c’est une connaissance de personne à personne qui est mise en valeur. Ainsi Beyts au sujet de M. Willems renvoie-t-il vers M. Rosier qui en fait beaucoup de cas et, ajoute-t-il, « il peut mieux le connaître encore que moi, l’ayant vu de plus près »31. Le même regrette de n’avoir pas, neuf ans auparavant, appuyé plus nettement une candidature au détriment d’une autre, mais, explique-t-il, « étant moi-même nouvellement en fonctions à Bruxelles, je ne connaissais pas encore assez à fond les forces respectives et les existences relatives de ces deux candidats »32. Et tout ceci alors que M. Willems n’est « pas muni d’un diplôme de licencié en droit », comme requis par les décrets généraux, « mais il s’est formé par l’administration même de la justice et par le continuel exercice ».
Par conséquent, les premiers présidents et procureurs ne se hasardent à proposer à la nomination que des sujets sur lesquels ils ont des informations de première main, donc des sujets connus localement. Les mobilités ont donc tendance à être écartées.
Mobilités écartées
Les demandes de mobilité concernent en réalité surtout les perdants du système. On trouve alors quelques figures non pas vraiment d’Européens, mais de sujets mobiles par défaut. Ainsi, Maizon De Lauréal, substitut du procureur général à la cour d’appel de Florence, écrit-il de Paris au ministre, pour obtenir « une place judiciaire dans l’intérieur semblable à celle [qu’il] occupe à Florence ». Il souhaiterait, apparemment indifféremment Lyon, Bordeaux, Bruxelles ou Rouen33. Mais aussi faut-il comprendre que l’homme est en somme aux abois car la grande-duchesse de Toscane juge convenable de placer à Florence des sujets toscans. Placé exactement dans le même cas, le juge De Francquen, juge à la cour d’appel de Florence, aura lui plus de succès : quoique non présenté par le premier président et le procureur impérial, il aura en effet sa place à la cour impériale de Bruxelles. Mais il s’agit d’une exception probablement liée à des protections au niveau ministériel. De Francquen a échappé au cadre d’un système où l’information passe d’abord par les présidents et procureurs locaux, qui favorisent donc les réseaux familiaux et locaux.
Familles de magistrats
On trouve tout d’abord des familles de magistrats. Pourtant, la loi du 20 avril 1810 est claire sur ce point. Au chapitre VIII, art. 63 elle définit que « les parens et alliés, jusqu’au degré d’oncle et neveu inclusivement, ne pourront être simultanément membres d’un même tribunal […] sans une dispense de l’Empereur ».
Il semble qu’en Belgique, du moins au niveau de la cour impériale, le procureur général Beyts ait eu une action limitant ce népotisme. Ainsi, lorsqu’il écrit au ministre de la Justice pour lui proposer le nom de conseillers à la cour impériale, Beyts classe deuxième (alors qu’on ignore s’il y aura deux ou un seul poste) le procureur Rosier mais ajoute : « Mais je dois informer ici Votre Excellence que M. Rosier est le beau-frère de M. Latteur » et suggère de manière appuyée de ne pas le choisir : de cette manière « on n’encourra pas le reproche qu’une grande autorité judiciaire est trop livrée à l’influence d’une seule famille, ou d’un seul homme »35.
En Piémont, par contre, où les choix politiques sont aussi des choix de clan36, la pratique d’un tel népotisme semble subsister : le procureur général impérial de la cour de Turin, contrairement à Beyts, ne mentionne pas directement les liens familiaux, mais, ayant complété l’ensemble de son tableau, il ajoute : « Je certifie que les dénommés dans le présent tableau […] ne sont point parents au degré prohibé d’aucun des membres des corps pour lesquels ils sont présentés, sauf M. Peyretti présenté pour une place de conseiller à la cour impériale, frère de M. le premier président et cousin germain de M. Marestini juge en la cour ; M. Ioannini présenté pour une place de substitut du parquet et fils de M. Ioannini aussi juge en la cour »37. M. Costa le confirme en disant que M. Viani, procureur impérial à Ivrée, « qui n’eut jamais de fonction dans l’ordre judiciaire doit sa nomination à la circonstance d’être cousin à M. Peiretti premier président à Turin »38.
Familles patriciennes
À défaut de lignées de magistrats, l’appartenance à des familles patriciennes et riches joue pleinement en Italie mais aussi en Belgique. Ainsi Vincent Pullini est-il présenté comme substitut au service du parquet de Turin, avec comme argument fort qu’il est « fils d’un ancien ministre des finances »39. Charles Devaleriola choisit même d’attacher à sa demande de poste une note séparée sur sa famille, évoquant non seulement son père « pendant 35 ans consécutifs au service de la ville de Bruxelles, sous le gouvernement autrichien », mais aussi ses grands-parents, pour conclure que « cette famille est originaire de Malines où elle a occupé les premières places dans la magistrature depuis l’an 1324 »40. Ceux qui désormais ne s’inscrivent pas dans cette notabilité sont écartés. Si Beyts propose Cordier pour la Cour impériale de Bruxelles en notant qu’il est « universellement estimé, quoique sans fortune », le premier président l’écarte pour cette même raison car il « pense qu’il ne peut figurer dignement comme conseiller à la Cour impériale »41 – il sera suivi sur ce point.
La notabilité, facteur de repli sur une petite patrie ?
Or, en Italie cette logique d’un recrutement fondé sur des informations locales visant à faire émerger des notables, rencontre une contradiction : comme l’a bien montré Michael Broers, les luttes du triennio reprennent et approfondissent des haines anciennes et le recrutement local renforce le pouvoir de magistrats qui sont aussi des « patrons » utilisant les municipalités pour satisfaire leurs « clients »43. M. Costa dit de Viani « qu’il est fâcheux qu’il ait été nommé Procureur impérial à Ivrée ; il est de la commune de Rivarol, du même pays que Palma : ces deux familles ont des haines anciennes et tandis que Palma agissait dans ce département comme un véritable ami des Français, Viani, son cousin, se trouvait à la tête du parti contraire, malheureusement dans ce département les haines politiques sont difficiles à éteindre »44.
Du fait de ces haines locales, l’information qui compte sur l’interconnaissance locale se trouve elle-même mise en péril : à propos de M. Torrigiani, qu’il juge plein d’activité et dévoué au gouvernement, le directeur de la police du Piémont, écrit qu’« il pourrait se faire que M. Arborio, l’ancien préfet de la Sture, n’eût pas donné sur son compte des renseignements aussi favorables, le maire de Coni aurait pu chercher, sinon à lui nuire, du moins à donner à son égard des présomptions désavantageuses »45.
Dans ce cadre, le recrutement de Français dans les territoires annexés peut-il être une solution pour avoir des magistrats compétents qui échappent aux querelles ancestrales ?
Pourtant, Jacques Logie souligne que « les nominations de Français de l’intérieur furent très rares dans la plupart des départements » belges47. Devals, le président du tribunal de Nivelles, qui sent la cour impériale lui échapper, rappelle au ministre son intérêt pour une magistrature d’anciens Français en Belgique : « Votre Excellence m’a fait l’honneur de me dire que le gouvernement s’était convaincu de la nécessité de mettre des Français à la tête des corps judiciaires de l’ancienne Belgique ». Devals semble réunir toutes les qualités : « Non seulement je suis né Français, proclame-t-il, mais encore j’ai en quelque sorte appartenu à l’ancienne magistrature française ». Il concilie cela avec une mise en avant de son expérience bruxelloise : il rappelle qu’il a passé treize années à Bruxelles. Mais, parce que ces juges français arrivés depuis longtemps sont pour la plupart des juges au criminel, la réorganisation de 1810 va en réalité évacuer la plupart des juges français.
Sans doute ceux-ci ne se déploient-ils jamais sans quelque réserve, se sachant en conflit avec la norme de l’universel administratif dépersonnalisé. Lorsque la rumeur se répand d’une réorganisation judiciaire, Beyts écrit pour demander à conserver sa place, et il précise : « lettre confidentielle et non point les bureaux de V. Exc. ». Et il réécrit à la fin de la lettre : « Je supplie votre Excellence de daigner garder cette lettre pour elle seule, et de ne pas l’envoyer dans ses bureaux »48 – preuve que la chose n’a rien d’évident. Écrire directement au ministre n’a en effet rien d’évident, surtout si on n’a pas le « bonheur de lui être connu », comme l’écrit De Burtin, ancien conseiller du gouvernement général autrichien des Pays-Bas, se plaignant de la place réservée à son fils dans l’ordre de présentation des candidats, écrivant directement au ministre mais lui demandant de ne pas prendre « égard à la hardiesse » que cela représente49. En Italie, la situation est sans doute un peu différente et passer par le ministre directement permet sans doute de contourner l’ampleur des haines locales. Carrazia, ancien secrétaire d’État aux affaires étrangères dans le royaume de Piémont, écrit directement au ministre pour demander une place à la cour d’appel de Turin : « Je me serais volontiers disposé à faire les démarches convenables pour être compris dans les états de présentation de MM. Les présidents et procureurs supérieurs. […] Mais des fortes raisons et une mûre réflexion m’ont engagé à remonter courageusement jusqu’à la source suprême »50.
Que ce soit dans des lettres au ministre ou dans des conversations avec la hiérarchie locale dont on a une trace indirecte seulement, une place est faite pour l’expression du malheur du fonctionnaire déchu. Il est tenu compte, ou du moins est-on sensible au critère des affections des sujets. Beyts souligne ainsi que M. Powis, conseiller auditeur en la cour impériale, « avait été sensible à voir préférer à lui pour les fonctions de conseiller M. Calmyn ». Beyts a entendu cette plainte : quoiqu’il juge que « la préférence était bien due à Calmyn, parce qu’il avait plus d’expérience et plus de talent », il pense que le « zèle » de Powis « mérite récompense »51. L’État se considère engagé moralement envers des fonctionnaires qui sont aussi des notables et qui, en tant que tels, méritent des égards ; et ce sont sans doute plus encore les agents d’un recrutement qui passe par l’interconnaissance qui se sentent obligés envers des hommes qu’ils fréquentent. On ménage alors des juges dont on avoue dans le même temps la défaillance technique. Ainsi Beyts se sent-il obligé de préciser qu’en effectuant son travail de présentation il s’est « dépouillé de toute affection personnelle », et a oublié « tous les petits calculs de l’intérêt particulier, toute liaison privée ». La nécessité de la précision souligne à quel point la chose ne va pas de soi52. Cette interconnaissance va contribuer à prolonger en poste des sujets connus localement et à freiner la mobilité.
Si apparaît après 1810 une volonté nette de l’Empire de créer une classe de fonctionnaires judiciaires compétente et homogène pour toute l’Europe impériale, si les valeurs que cela suppose (détachement par rapport à la recommandation au profit du diplôme et de l’expérience) commencent à être en partie intériorisées, on constate que dans le même temps les formes de la recherche d’information d’une part, la fonction de représentation du juge qui exige d’autre part que ce soit un notable, renvoient vers le localisme. Il faut prendre au sérieux les ambitions modernisatrices et professionnalisantes d’une administration judiciaire cherchant à construire un modèle normé pour un empire européen, mais constater l’inachèvement du processus administratif lui-même dans un contexte où n’existe pas le vivier de magistrats formés par des concours d’État qui existera ensuite. Néanmoins, à défaut d’une classe de fonctionnaires pour qui l’espace impérial serait une zone de mobilité et d’expérience, peut-être a-t-on créé une élite pour qui cet espace existe comme espace normatif, en la figure de la loi. Ce n’est alors pas un hasard si tant de ces magistrats rejoindront le corps législatif, échappant là à leur petite patrie.
1. L’idée d’une supposée uniformité fut même un argument essentiel pour les opposants à l’Empire. Voir Benjamin Constant, De l’esprit de conquête et de l’usurpation, dans leurs rapports avec la civilisation européenne, Paris, Le Normant et H. Nicolle, 1814.
2. Voir Xavier Rousseaux, Marie-Sylvie Dupont-Bouchat et Claude Vael (éd.), Révolutions et justice pénale en Europe. Modèles français et traditions nationales, 1780-1810, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1999 ; Hervé Leuwers, « La justice républicaine du Directoire : représentations, influences, convergences », in P. Serna (éd.), Républiques sœurs. Le Directoire et la Révolution atlantique, Rennes, PUR, 2009, p. 219-234 ; Emmanuel Berger, (éd.), L’Acculturation des modèles policiers et judiciaires français en Belgique et aux Pays-Bas (1795-1815), Bruxelles, AGR/ARA, 2010.
3. Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène ou Journal où se trouve consigné jour par jour ce qu’a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois, vol. I, Bruxelles, H. Remy, 1823. p. 13.
4. Max Weber, Économie et société. Les catégories de la sociologie, trad. par Jacques Chavy et Éric de Dampierre, Paris, Plon, 1995. p. 352.
5. Ibid. p. 353.
6. Ibid, p. 354.
7. Clive-H. Church, Revolution and Red Tape : the French Ministerial Bureaucracy (1770-1850), Oxford, Clarendon Press, 1981 ; Vincent Bernaudeau et al. (éd.), Les Praticiens du droit du Moyen Âge à l’époque contemporaine. Approches prosopographiques (Belgique, Canada, France, Italie, Prusse), Rennes, PUR, 2008. Une thèse a été inscrite en 2010 à Poitiers, sous la dir. de Catherine Lecomte : L’Origine des magistrats de la cour d’appel de Paris sous le Consulat, l’Empire, la première Restauration et les Cent Jours, par Jacques Robert.
8. Notamment Cl. Church, op. cit., 1981, p. 259.
9. Pour un autre exemple d’étude de ce type de documents, voir Vincent Denis, « L’épuration de la police parisienne : les origines tragiques du dossier individuel sous la Restauration », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, t. 59/1, 2012, p. 9-33.
10. En 1811, les cours d’appel prennent le titre de cours impériales, dont les membres sont dits « conseillers de Sa Majesté » ; elles conservent les mêmes ressorts. Ces cours connaîtront des matières civiles et criminelles. La réorganisation fut explicitement conçue par l’Empereur comme l’occasion d’une épuration complétant celle déjà entreprise en 1807-1808. Voir Jacques Logie, Les Magistrats des cours et des tribunaux en Belgique, 1794-1814. Essai d’approche politique et sociale, Genève, Droz, 1998, notamment p. 416. Toutes les archives citées se trouvent aux Archives nationales. Sauf mention contraire, les documents sont issus pour Bruxelles de BB/5/271 et pour Turin de BB/5/303/1.
11. 30 mai 1810. Proposition définitive pour l’établissement de la cour impériale.
12. Bruxelles, 23 janvier 1811.
13. Devals, procureur général de la cour criminelle de la Dyle, à M. Collenel, chef de la 1re division au ministère de la justice, de Bruxelles le 14 mars 1811.
14. De Turin, au ministre de la Justice, 17 novembre 1809.
15. Lettre au ministre de la Justice, d’Anvers le 11 juin 1810.
16. Rapport du procureur général en la cour d’appel de Bruxelles au ministre de la Justice, du 15 novembre 1809.
17. Rapport du ministre à sa Majesté l’empereur et roi, du 6 octobre 1810.
18. Hinard, Napoléon, ses opinions et ses jugemens, t. II, p. 29. Cité par Jacques Logie, op. cit., 1998. p. 381.
19. Lettre au ministre de la Justice, de Bruxelles le 19 décembre 1809.
20. Au ministre de la Justice, de Paris le 16 février 1809.
21. Ibid.
22. Rapport du ministre de la Justice à la Majesté l’empereur et roi, de Paris le 6 octobre 1810.
23. En Italie, Jourde avait veillé tout particulièrement à placer dans les cours criminelles des Français ou des membres de la magistrature d’Ancien Régime, en évitant les patriotes. Voir Michael Broers, Napoleonic imperialism and the Savoyard Monarchy. 1773-1821. State Building in Piedmont, Lampeter (UK), The Edwin Mellen Press, 1997, p. 298.
24. Devals, « Réflexions sur la nouvelle organisation judiciaire soumise aux méditations du gouvernement », jointes à sa missive au ministre du 18 novembre 1809.
25. Par exemple, en 1810 un rapport de la police générale juge le président de la cour d’appel de la Dyle, « très ordinaire », le juge Coremans comme ayant « peu de lumières », le juge Mulle « au dessous du médiocre », Jardilliers, un « juge sans esprit ni connoissances. Au dessous de sa place ». Tous se retrouverons néanmoins dans la cour de 1811.
26. Le sieur Merck, faisant fonction de procureur général à Bruxelles en 1810 juge que la cour d’appel « est composée comme toutes les autres compagnies nombreuses de trois classes de juges, les savants, les médiocres et les faibles ». BB/6/18.
27. Pour Jean-Baptiste Selves, « dans les assemblées de huit à dix juges, il y en a à peine deux ou trois qui entendent la question ». Tableau des désordres dans l’administration de la justice, et des moyens d’y remédier, Paris, Chez Maradan libraire, 1812, p. 277.
28. AN BB/18/290, Mercuriale du procureur général Van De Walle, 11 novembre 1812. Cité par Jacques Logie, op. cit., p. 351.
29. Beyts au ministre, 15 novembre 1809. La contradiction était déjà apparue lors de l’épuration de 1807-1808 : le chef de la division criminelle avait souligné que « le seul moyen d’obtenir ces renseignements dégagés de toute passion serait de les faire prendre par des hommes absolument étrangers à chaque localité et d’une manière indirecte », tandis que la commission d’épuration avait fini par se fonder sur l’opinion publique. AN BB/6/24, cité par J. Logie, op. cit., p. 408.
30. Lettre au ministre, 24 novembre 1809.
31. Proposition définitive pour l’organisation de la Cour impériale séant à Bruxelles et du parquet, 30 mai 1810.
32. Ibid.
33. Lettre du 16 août 1810.
34. Au ministre, d’Anvers le 7 juillet 1810.
35. J.-B.-H Rosier est alors procureur général impérial près la cour de justice criminelle du département de Jemmapes. Il adresse au ministre une pétition afin de dispense de l’incompatibilité subsistante entre son beau-frère et lui. 19 juillet 1810 ; Sur Joseph Latteur, personnage puissant qui avait rallié la totalité des différents régimes depuis 1790, voir un résumé biographique dans Xavier Rousseaux, « Le personnel judiciaire en Belgique à travers les révolutions (1780-1832) », in Piet Lenders, Le Personnel politique dans la transition de l’ancien régime au nouveau régime en Belgique, UGA, Kortrijk-Heule, 1993, p. 31.
36. Voir M. Broaers, op. cit., 1997, p. 268.
37. De Turin, le 14 novembre 1809.
38. Lettre au ministre, du 24 novembre 1809.
39. Tableau des candidats présentés au ministre de la Justice par le procureur impérial à la cour d’appel de Turin, en exécution des ordres portés en la circulaire du 19 octobre 1809.
40. De Bruxelles, le 23 juillet 1810.
41. Organisation de la cour impériale de Bruxelles et des tribunaux de première instance du ressort. Rapport du ministre de la Justice à la Majesté l’empereur et roi. Du 6 octobre 1810.
42. De Turin, le 30 juillet 1810. Au ministre de la Justice.
43. M. Broers, « Revolution As Vendetta : Napoleonic Piedmont 1801-1814, II », The Historical Journal, vol. XXXIII, no 4, 1990, p. 787-809.
44. Lettre du 24 novembre 1809.
45. Lettre de M. d’Auzer, directeur de la police du département au-delà des Alpes à son E. M. le comte Regnault de Saint Jean d’Angély, procureur près la haute cour impériale, de Turin le 12 janvier 1811.
46. Lettre au ministre, de Bruxelles le 14 novembre 1810.
47. J. Logie, op. cit., p. 403. et 399 : « Le principe du recrutement local des magistrats était appliqué depuis le Consulat […] Il fallait tenir compte de la tradition de l’Ancien Régime de voir la justice rendue par des notables locaux. Le juge étranger était mal accueilli. […] À partir de la réforme [de 1811], cette pratique fut remise en cause et l’on vit se multiplier des nominations de magistrats étrangers à la cité où ils devaient siéger ». À la cité, mais non au pays – quoique cet auteur signale cette anomalie hollandaise : en janvier 1811, 19 juristes belges furent nommés procureurs impériaux dans le ressort de la cour impériale de La Haye, alors qu’il y avait 21 postes à pourvoir. p. 400.
48. Lettre du 15 décembre 1808.
49. Lettre du 24 août 1811.
50. Lettre de Turin, 17 novembre 1809.
51. Au ministre, de Bruxelles, 9 juillet 1811.
52. « Proposition définitive pour l’organisation de la Cour impériale séant à Bruxelles », 30 mai 1810.