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Le langage comme indicateur du brassage culturel à l’époque du Premier Empire :
l’exemple de l’Allemagne
Nicola Todorov
Université de Rouen
L’époque du Premier Empire est caractérisée par une mobilité inconnue jusqu’alors, mettant en contact et dans la nécessité de communiquer, des hommes d’origines et de langues différentes. En raison de leur situation géographique, les territoires du Saint-Empire germanique furent le théâtre de grands affrontements militaires des guerres de coalition. Cependant, les guerres de l’époque ne font que modifier et intensifier des mouvements de population et des contacts déjà existants, plus importants qu’on l’a cru pendant longtemps1. La diffusion de la langue française parmi les élites européennes au xviiie siècle est du reste un fait bien connu2. Si les origines en remontent parfois au Moyen Âge, on associe généralement Louis XIV et la culture de cour à cette expansion du français. Sans être parlée par la majeure partie des populations européennes, la langue française a aussi influencé les autres langues vernaculaires, qui ont emprunté de nombreux termes au français. À la fin du xxe siècle, il y avait ainsi plus de 2 000 mots d’origine française dans la langue allemande, dont plus de 57 % étaient entrés dans l’allemand aux xviie et xviiie siècles3. Compte tenu des éliminations et germanisations massives de la fin du xixe siècle, le lexique français présent dans l’allemand du début du xixe siècle était encore plus ample. De ce fait, une partie du lexique français venait à être utilisée par des couches beaucoup plus larges de la population que la seule noblesse.
L’importance de l’apport lexical de la période napoléonienne et du contact direct avec les Français, étudiés surtout à l’échelle régionale, voire locale, a été relativisée4. Les mots français empruntés par l’allemand auraient davantage été véhiculés par la langue allemande soutenue5. En réalité, les études approfondies sur le contact entre les communautés linguistiques provoqué par les circulations spécifiques de la période sont rares. Pourtant, la période napoléonienne a laissé dans la mémoire collective l’image de réquisitions, de cantonnements militaires, parfois sans doute exagérée par l’historiographie nationaliste. Ces mouvements militaires ont donné lieu à une production écrite dont les paroles peuvent être étudiées. Mesurer le degré d’imprégnation de la parole des Européens par le vocabulaire français permettrait de circonscrire plus précisément l’influence de la langue française et son appropriation dans les différentes strates de la société.
Mais comme le niveau lexical est aussi le niveau linguistique le plus sensible aux événements politiques, l’analyse des mots d’emprunts français utilisés par les Européens pourrait aussi nous renseigner sur l’intensité du contact des habitants avec des troupes françaises pendant cet « épisode » napoléonien. Une étude brève des principaux types de mouvements humains permettra de situer approximativement les principaux lieux et voies du contact linguistique en Allemagne. L’usage du vocabulaire d’origine française sera ensuite analysé dans des écrits provenant de quatre territoires allemands différents. Au total, un corpus de plus de 1 900 écrits comportant essentiellement des correspondances au sujet des cantonnements militaires, mais aussi un certain nombre de textes normatifs. L’ensemble du corpus contient près de 600 000 mots.
Les Français travaillant dans les administrations des territoires aux statuts divers ne furent pas très nombreux : dans les quatre départements germanophones de la rive gauche du Rhin, appartenant à l’Empire, une vingtaine de juges des tribunaux et une douzaine de juges de paix et de notaires venaient des territoires déjà français en 17926. Dans les États gouvernés par les membres de la famille de Napoléon, la situation n’était guère différente. D’après les autorisations à servir dans un autre État accordées en 1812, 200 Français servaient en Westphalie, soit 1 pour 10 000 habitants (contre 2 pour 10 000 habitants dans le royaume de Naples). Si d’autres sources laissent penser que leur nombre était plus important en réalité, on ne se trompe guère d’ordre de grandeur7.
La géographie de cette présence française n’a certainement pas favorisé le contact de larges masses de la population avec ces étrangers, car ceux-ci travaillaient essentiellement dans les capitales. Ainsi, plus de 50 % des Français au service westphalien – une centaine de personnes – habitaient à Cassel, une ville de près de 22 800 habitants8. La proportion de Français n’était réellement importante que dans certaines administrations, notamment le ministère de la Guerre, la direction générale des postes, où les deux tiers des employés étaient français. Il en allait de même du ministère de la Justice. Même s’il faut admettre une marge d’incertitude, l’ordre de grandeur de ces migrations n’en est sans doute pas affecté. La probabilité d’un contact entre habitants et Français travaillant dans l’administration westphalienne était faible et spatialement circonscrite. Les officiers français entrés au service westphalien dérogeaient à cette règle générale. Bien que peu nombreux dans l’absolu, un certain nombre de ces officiers siégeaient dans les conseils de recrutement au moment des opérations de conscription qui, présidées par les sous-préfets, se déroulaient annuellement dans tous les cantons du royaume, mettant un petit nombre de Français en contact avec un grand nombre de jeunes Westphaliens.
La mobilité spatiale la plus répandue et numériquement la plus importante était sans doute celle des militaires. Par conséquent, le Français ou, d’une manière générale, l’étranger qu’un Allemand avait le plus de chances de rencontrer pendant ces années était le militaire. Bien sûr, les concentrations de troupes durant les opérations militaires étaient généralement de courte durée. Mais l’occupation qui suivait s’accompagnait de passages de troupes plus ou moins réguliers et surtout de cantonnements, qui, dans le cas des villes, pouvaient être durables. Par exemple, le royaume de Westphalie était tenu par sa Constitution d’entretenir un contingent de 12 500 soldats français. Normalement, ils devaient tous être stationnés à Magdebourg, mais les régiments français furent déployés en partie, du moins au début, dans le département voisin de la Saale. Avec le rattachement en 1810 des provinces hanovriennes au nord, le contingent français dépassait les 18 000 hommes11. Vaincue à Iéna et Auerstedt, puis à Friedland avec son allié russe, la Prusse dut s’engager à Tilsit à laisser à Napoléon les forteresses de Stettin, Glogau, Küstrin et Danzig. Des troupes françaises continuaient à circuler entre ces forteresses, Berlin et les forteresses françaises en Westphalie et dans l’Empire français, même après que les provinces prussiennes administrées par les intendants de l’Empereur aient été restituées au roi de Prusse en 1808. Pendant les périodes de paix sur le continent, les troupes françaises stationnées en permanence dans les territoires des États occupés et alliés étaient réduites. Ainsi, d’après les renseignements russes, 46 000 soldats français se trouvaient en Allemagne au début de l’année 181112.
La localisation de ces troupes était un facteur déterminant pour les possibilités de contact avec les habitants. Les militaires circulaient en effet dans des couloirs étroitement balisés, qui suivaient les routes d’étapes, et ne pouvaient par conséquent rencontrer régulièrement qu’une minorité d’habitants des provinces traversées. Plusieurs indices confirment le caractère spatialement circonscrit des contacts entre militaires français et habitants. Dans les départements de l’Elbe et de la Saale du royaume de Westphalie, les plaintes des civils adressées aux préfectures au sujet du comportement des militaires proviennent de seulement 11 % des communes regroupant moins de 25 % d’une population de plus de 532 000 habitants13.
Bien entendu, certaines régions furent particulièrement touchées par des concentrations d’armées, comme les principautés de Thuringe et les parties orientales de la Saxe, qui furent le théâtre des opérations de la campagne de 1806, puis des deux campagnes de Saxe en 1813. La bataille de Leipzig fut la plus grande concentration militaire de l’époque. Les États de l’Allemagne du Sud furent également le théâtre de plusieurs des guerres de coalition, en 1801, 1805 et 180914. Ces passages militaires ont donné lieu à une correspondance volumineuse entre les habitants et leurs administrations ainsi que parfois avec les militaires.
Les textes proviennent de quatre États et territoires allemands dont les statuts et les rapports avec la France furent très différents, ce qui facilitera les comparaisons. Nous avons analysé la correspondance des sujets du roi de Prusse avec leurs administrateurs de plusieurs districts (Kreise) situés entre l’Elbe et Berlin, donc d’un État, qui pendant la majeure partie de la période, est resté hostile à la France, si l’on excepte les courtes alliances de 1806 et de 1812, toutes les deux contestées au sein de la monarchie prussienne, dont la régénération intérieure après Iéna est traditionnellement considérée comme motivée par la volonté de revanche15. Puis, nous avons étudié des écrits provenant de l’électorat de Saxe16, devenu en 1806 royaume par la grâce de Napoléon. Entrée dans la Confédération du Rhin, la Saxe suivit militairement la France jusqu’à Leipzig, puis fut mise sous administration militaire russe avant de céder des territoires à la Prusse en 1814. Malgré son adhésion au système militaire napoléonien, la Saxe traversa la période sans la moindre réforme intérieure sociale, administrative, judiciaire, etc., au contraire du royaume de Westphalie, formé par Napoléon en 1807 et destiné à servir de modèle aux autres États de la Confédération du Rhin par l’adoption exemplaire de l’administration française. Ce royaume, notamment ses départements orientaux, de la Saale et de l’Elbe, nous fournira le troisième cas de figure17. Un quatrième territoire a été inclus dans l’analyse, à savoir la province d’Erfurt composée de la ville du même nom, de quelques autres petites villes et d’une centaine de villages situés dans la Thuringe actuelle18. Ce territoire avait appartenu à l’archevêque de Mayence avant le Recès de 1803, puis fut cédé à la Prusse. Après Iéna, Napoléon mit cette province sous administration française directe comme territoire réservé. Cette situation allait durer jusqu’à la défaite française. Certaines réformes y furent entreprises, le Code civil introduit, les circonscriptions reçurent des dénominations françaises, mais pas forcément celles en vigueur au même moment en France ou dans le royaume de Westphalie.
Dans l’ensemble, les mots d’origine française représentent 3,7 % des mots du corpus des écrits au sujet du passage et du logement des troupes, et des litiges liés à des problèmes de répartition des charges militaires, etc. La langue française est la langue qui exerce incontestablement l’influence la plus sensible sur l’allemand au début du xixe siècle. Par exemple, l’anglais ne fournit qu’une douzaine de mots à l’allemand à cette époque. Nous avons relevé dans chacun de ces écrits les mots d’origine française, notamment ceux d’entre eux qui relèvent du domaine militaire. Les auteurs étaient fortement redevables du vocabulaire militaire français et la proportion des termes d’origine française dépendait largement du pourcentage de mots militaires. Nous avons par conséquent calculé séparément la proportion de mots français non militaires afin de déterminer si la plus ou moins grande imprégnation des textes reflète bien la maîtrise du vocabulaire français en général ou si elle n’est liée qu’à la spécificité de ces écrits, qui traitent tous, plus ou moins, de situations de guerre, et que l’on ne pouvait donc pas décrire sans recours à une terminologie française. En effet, comme l’ont montré les études sur le vocabulaire anglais dans les textes allemands du xxe siècle, la proportion des emprunts étrangers varie fortement avec le thème des dits textes. À titre de comparaison, nous avons analysé plus d’une centaine (110) de rapports sur les prévisions des récoltes, rédigés à la demande des administrations prussiennes, saxonnes et westphaliennes pour anticiper des pénuries, hausses de prix ou risques de famines19. Or, le lexique français était beaucoup moins présent dans ces textes traitant de sujets purement agricoles sans référence à une situation de guerre ou d’occupation. Selon les États, les taux de mots d’emprunts français sont deux à trois fois inférieurs à ceux calculés pour les correspondances traitant de cantonnements. Nous avons en outre relevé pour chaque texte le nombre de mots français différents et de mots militaires français différents afin de mesurer la richesse du lexique français des auteurs.
On constate des différences significatives entre les populations et administrateurs des différents États (fig. 1). Les écrits des Westphaliens et des habitants du territoire d’Erfurt, directement contrôlés par des Français, utilisaient en moyenne davantage d’emprunts français que les Prussiens et les Saxons. L’utilisation plus fréquente de mots français dans des États directement administrés par les Français, 50 % de plus, si l’on compare avec la Westphalie et la Prusse, n’est pas surprenante et s’explique aisément par l’introduction d’une terminologie nouvelle pour désigner de nouvelles réalités administratives telles que les circonscriptions, le département, le canton, les fonctionnaires, préfets, sous-préfets, maires. Elles apparaissent normalement dans des écrits adressés à ou émanant de ces administrations. Mais on constate aussi une plus forte imprégnation des écrits westphaliens par des mots français désignant des choses militaires. La diffusion de cette terminologie institutionnelle française ne dépendait pas des couloirs de circulation étroits de troupes françaises, mais a été véhiculée par des textes normatifs officiels tels que le Bulletin des lois, auquel étaient obligatoirement abonnées toutes les communes du royaume de Westphalie, qui s’élevaient à près de 3 000. Si l’on déduit le vocabulaire des nouvelles institutions dont l’usage était incontournable, le taux tombe malgré tout à un niveau proche de celui observé en Prusse21.
L’écart entre la proportion de mots d’origine française dans les écrits des Prussiens et des Saxons semble davantage s’expliquer par les héritages de relations culturelles différentes avec la France. Le contact avec des populations francophones était peut-être plus intensif et durable en Prusse en raison de l’immigration des réformés de la fin du xviie siècle, dont les descendants ne parlaient plus que rarement français à l’époque napoléonienne, mais qui avaient apporté un grand nombre d’innovations et donc introduit un lexique nouveau. La moitié environ des 40 000 huguenots qui s’étaient réfugiés en Allemagne, s’étaient installés dans l’électorat de Brandebourg-Prusse, la plupart à Berlin et dans les villes situées aux alentours, dans un rayon de 150 km. Dans des villes comme Berlin ou Magdebourg, où vivaient les communautés les plus importantes, ils représentaient un cinquième de la population au début du xviiisiècle. En revanche, l’électorat de Saxe n’avait accueilli que 200 personnes, donc seulement 1 % du nombre des réformés français reçus en Prusse et 0,5 % de l’ensemble de ceux venus en Allemagne, répartis entre la ville de Dresde et Leipzig, mais sans obtenir de statut privilégié ou de juridiction. Que l’on ait sous-estimé le rôle des huguenots en Saxe ne semble pas remettre en question le contraste numérique entre la Saxe et la Prusse constaté au sujet des réformés français22. La relative homogénéité sociale des négociants huguenots de Leipzig et leur rayonnement international allait de pair avec un isolement relatif vis-à-vis de la masse de la population locale, d’autant que l’installation dans des villes saxonnes plus petites échoua.
On peut aussi évoquer le cas des spécialistes français de la fiscalité indirecte, venus sous Frédéric II pour organiser l’administration prussienne des accises à la française, et dont certains sont encore en vie à l’époque napoléonienne, se rendant alors utiles par leur compétence linguistique23. Cependant, des relations culturelles existaient aussi entre la France et la Saxe24.
L’existence d’écarts régionaux dans l’usage du lexique français a été mise en doute pour d’autres régions, comme la Rhénanie25. Malgré une présence française de 20 ans, de 1794 à 1814, il n’y aurait pas plus de mots d’origine française dans le dialecte de Cologne que dans d’autres dialectes allemands. Par ailleurs, les dictionnaires des dialectes allemands occidentaux contiennent en partie les mêmes mots d’emprunts français, avec toutefois des différences26. Les mots auraient donc été empruntés par la voie de l’allemand écrit. Contrairement à notre enquête, ces analyses se fondent uniquement sur le repérage des mots d’emprunts dans les dictionnaires ou dans des textes postérieurs.
D’un autre côté, ces disparités dans le recours à du vocabulaire français perceptibles dans des États voisins semblent relativiser l’importance des circulations transfrontalières de proximité que l’on peut observer pour certains groupes tels que les fermiers et les agents de l’État27. Mêmes si ces mouvements ne concernaient pas qu’une partie des élites, les frontières politiques des principautés ont joué un rôle non négligeable dans la délimitation des usages lexicaux français. Le rôle des principautés territoriales dans la genèse de la géographie dialectale allemande a été admis depuis longtemps, mais les atlas élaborés dès les années 1870 à partir de questionnaires font état de zones de transition entre les aires dialectales. De ce fait, cette cartographie se fonde tout de même sur des réalités linguistiques postérieures à la fondation du Reich, lorsque, d’ailleurs, la mobilité spatiale s’était largement accrue.
Ainsi, lorsque la Saxe est occupée en 1813 après Leipzig, les administrateurs du royaume s’adressent au Committee for relieving the distresses of Germany à Londres qui se propose de soutenir financièrement la reconstruction de la Saxe, théâtre des opérations des campagnes du printemps et de l’automne 1813, mais aussi de celles de 1806. Les administrations locales font des rapports sur les dégâts et souffrances endurées, et ces rapports sont ensuite synthétisés dans un rapport d’ensemble. Les auteurs relatent ainsi les problèmes survenus depuis l’entrée en Saxe de l’armée prussienne mobilisée en 1805, au moment de la campagne d’Austerlitz jusqu’au reflux de l’armée française après Leipzig, en passant bien sûr par le récit de leur vécu de la campagne d’Iéna en 180628. Les ennuis causés par les troupes sont détaillés, quelle que soit la nationalité de celles-ci. Mais seules les exactions des troupes françaises sont ouvertement critiquées, alors que les récits des incendies provoqués par la présence des troupes russes, prussiennes et autrichiennes restent vagues sur les responsabilités des dégâts. On reproche ainsi aux Français de s’être vengés de la défection d’une partie du contingent saxon à Leipzig lors de leur retraite en traversant le cercle de Thuringe du royaume de Saxe. À un moment, Napoléon est appelé « tyran », etc. Que l’on ne porte pas de jugement sur le comportement des troupes russes et prussiennes qui ont causé autant d’ennuis, n’est pas étonnant : la Saxe, rangée dans le camp des perdants est à ce moment-là sous administration militaire russe et une partie du royaume est promise à la Prusse. De toute façon, les Saxons n’allaient pas faire l’éloge des Français pour obtenir de l’argent des Anglais. Sans être un pamphlet, le texte est nettement anti-français. Pourtant, les Saxons sont complètement incapables de décrire ces situations de guerre sans avoir massivement recours à un lexique d’origine française. Ce texte de 4 500 mots traitant exclusivement de la guerre contient une proportion de mots et d’expressions françaises, de 3,7 %, largement supérieure à la moyenne des autres textes saxons.
Autant la faible proportion que la relative pauvreté du lexique d’origine française dans les écrits des pasteurs, qui ont normalement fait des études supérieures de théologie, semblent indiquer qu’il s’agit d’un rejet conscient de la langue française. Le purisme lexical allemand n’est pas né à l’époque napoléonienne, mais remonte au moins au xviie siècle29. Au tournant des xviiie-xixe siècles, l’un des puristes les plus célèbres était Joachim Heinrich Campe. Dans le droit sillage des Lumières et impressionné par le haut niveau de discussion politique des couches populaires françaises durant la Révolution, son purisme aurait pourtant été motivé plus par la volonté de rendre la langue compréhensible au peuple que par un sentiment de xénophobie. À l’époque napoléonienne, ce rejet semble être le fait d’une minorité de la population allemande, mais d’une minorité dont l’importance allait considérablement s’accroître au xixe siècle. Toujours est-il que les germanisations proposées par Campe n’ont guère connu de succès : 90 % des 3 200 mots pour lesquels Campe a proposé une traduction ont disparu. Cet échec ne peut pas s’expliquer seulement par des raisons « linguistiques »30.
Au contraire. Dans les écrits des paysans prussiens, notamment, on observe une propension à utiliser des termes français qui pouvaient facilement être reconnus comme tels. Peut-on y voir un signe de l’espérance de ces paysans de profiter aussi des réformes qui se réalisaient sur la rive gauche de l’Elbe, en Westphalie ? Par contre, l’importance du vocabulaire français, essentiellement militaire des citadins prussiens semble davantage découler d’un contact plus intensif et durable avec les soldats.
L’usage du lexique français a peut-être été perçu différemment en raison des transformations sociales et de l’émergence de ce qu’on appelle la bourgeoisie instruite, mais peut-être le rejet est-il motivé par le sentiment d’une francisation croissante, peut-être volontaire, à l’époque napoléonienne. Si ce motif n’a jamais été énoncé par Napoléon ouvertement, certains administrateurs chargés d’organiser le royaume de Westphalie ont exprimé cette idée.
« Vos commissions ont l’honneur de soumettre à votre Majesté la proposition de déterminer dans quelle langue seront écrits les actes de son gouvernement. La langue allemande est la langue naturelle et par conséquent la plus commune des peuples soumis à votre obéissance. Cependant quatre à cinq dialectes différents et tous fort irréguliers sont répandus dans les diverses parties de nos États, sans qu’on puisse justement déterminer quel est celui de ces dialectes qui a le plus de faveur […]. Mais votre Majesté n’a point à choisir entre une langue ou une autre, mais à adopter celle qui lui est indiquée par la politique. Le premier intérêt de votre Majesté est de fonder sous une loi, un gouvernement unique des peuples soumis à des lois et à des gouvernements divers, et de faire qu’il n’y ait plus dans son royaume de Westphalie, ni Hessois, ni Brunswickois ni Prussiens mais des Westphaliens. Le second intérêt de votre Majesté est de distraire insensiblement ces peuples du souvenir de la constitution germanique, de ses formes, de ses usages, et de les rapprocher de la Fédération du Rhin, par leurs habitudes, comme ils seront soumis par la politique. L’adoption de la langue française nous semble un moyen puissant […] comme le français aura sur le latin le grand avantage d’être une langue vivante, et celle d’un peuple voisin et du peuple dominant en Europe, il ne se peut pas que la langue admise pour le droit public ne descende au droit civil et ne refoule insensiblement la langue allemande parmi ces dialectes populaires qu’on retrouve par toute l’Europe et même en France. »31
Le Bulletin des lois était publié en français et en allemand dans le royaume de Westphalie, comme dans les départements de l’Empire français où la population était majoritairement germanophone, tels que les départements de la rive gauche du Rhin, les départements hanséatiques. Ainsi qu’on l’a fait remarquer pour ces départements, l’objectif était de garantir que la population comprenne les lois et décrets et puisse s’y conformer32. Analysé selon les mêmes critères, la version allemande du Bulletin des lois de Westphalie, texte normatif, se révèle beaucoup plus imprégnée de mots français que les écrits des particuliers. Dans les décrets de 1813, plus de 12 % des mots sont d’origine française. S’il est difficile de comparer des textes législatifs de thématiques très différentes, la proportion de mots français augmentait au cours de la période. Cette imprégnation croissante est corroborée par la comparaison de décrets traitant des thèmes semblables ou identiques. Fut-ce l’instrument d’une politique volontaire d’impérialisme culturel ou simplement les traducteurs, à force de manier les deux langues, avaient-ils acquis une telle familiarité du français qu’ils n’étaient plus conscients que leur langue maternelle se francisait ? Et cette francisation des textes de lois descendait-elle jusqu’aux couches inférieures de la population ?
Lorsque les troupes napoléoniennes occupèrent l’Allemagne, la langue allemande disposait déjà d’un grand nombre d’emprunts français, potentiellement utilisables par les locuteurs, mais inégalement connus et utilisés par les différentes couches sociales. Le recours à des mots d’origine française n’était pas qu’un effet de mode, mais résultait surtout de la diffusion d’un modèle militaire français antérieur à Napoléon. Une minorité des habitants des États traversés ou occupés avait régulièrement l’occasion de rencontrer des Français. Sans doute les troupes ont-elles apporté des mots nouveaux, mais c’est surtout à leur contact que les habitants se voyaient obligés d’utiliser plus fréquemment des mots empruntés, disponibles dans la langue allemande soutenue, dont ils n’auraient guère fait usage en période de paix. De ce fait, leur usage s’en diffusait plus largement parmi les populations des localités traversées. Avec le retour de la paix, les occasions d’utiliser des expressions militaires d’origine française se faisaient rares et les mots finissaient par être oubliés. Les mots nouvellement apportés n’avaient guère de chances d’entrer dans la langue « normale » (Standarddeutsch) suprarégionale. En revanche, la période napoléonienne ne semble pas avoir provoqué de rejet conscient massif de la terminologie française, qui était le fait d’une minorité. La francisation insensible dans les États napoléoniens, tels que le royaume de Westphalie, induite par la large diffusion de textes normatifs dut s’arrêter à la chute de ces gouvernements et à la disparition de leurs institutions. Pour voir l’élimination d’une bonne partie des mots français de la langue allemande, il faudrait toutefois attendre les mesures prises après la fondation du Reich en 1871.
Figure 2. Proportions par catégorie
: Figure 2. Proportions par catégorie
1. Jelle Van Lottum, « Les migrations internationales dans l’Europe du Nord-Ouest », in P.-Y. Beaurepraire, P. Pourchasse, Les Circulations internationales en Europe. Années 1680-années 1780, Rennes, PUR, 2010, p. 19-35, p. 10.
2. Patrice Bret, « Le défi linguistique de l’Europe des Lumières. La traduction, creuset des circulations scientifiques internationales », in Les Circulations internationales, op. cit., p. 323-336.
3. Proportions calculées d’après Rudolf Telling, Französisch im deutschen Wortschatz, Berlin, 1988.
4. R. Windisch, « Französischer Wortschatz in Rheinischen aus der napoleonischen Besatzungszeit (1794-1814) », in J. Kramer, O. Winkelmann (éd.), Das Galloromanische in Deutschland, Wilhelmsfeld, Gottfried Egert Verlag, 1990, p. 103-115 ; Artur Greive, « Französische Wörter in der Kölner Stadtmundart, Aspekte ihrer Integration », in ibidem p. 117-124. W. Dahmen, J. Kramer, « Zum Französischen in der Kölner Mundart », in Das Französische in den deutschsprachigen Ländern, Romanistisches Kolloquium VII, Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1993, p. 159-170.
5. Klaus Mattheier, « Französisch verdrängt Deutsch : soziolinguistische Überlegungen zum 18. Jahrhundert », B. Spillner (éd.), Französische Sprache in Deutschland im Zeitalter der Französischen Revolution, P. Lang, 1997, p. 27-38, ici p. 30.
6. K.-G. Faber, « Verwaltungs- und Justizbeamte auf dem linken Rheinufer während derfranzösischen Herrschaft. Eine personengeschichtliche Studie », in Aus Geschichte und Landeskunde. Festschrift für F. Steinbach, Bonn 1960, p. 350-388, 359.
7. AN BB 30/670, Relevé des lettres patentes portant autorisation à des Français d’entrer ou de rester au service de puissances étrangères, ou de se faire naturaliser en pays étranger, s.d.
8. Georg Hassel, Statistisches Repertorium über das Königreich Westphalen, Brunswick, Friedrich Viehweg, 1813, p. 11.
9. Maurice Duviquet, Souvenirs de Maurice Duviquet, publiés par Frédéric Masson, Paris 1905, p. 269.
10. Héron de Villefosse, De la richesse minérale, vol. I, 1810.
11. A.A.E. Correspondance politique, Westphalie, 1, 134, tableau des troupes stationnées dans le royaume de Westphalie au 1er juin 1811.
12. Adam Czartoryski, Mémoires du prince Adam Czartoryski et correspondance avec l’empereur Alexandre Ier, t. II, p. 271et sqq., Alexandre à Czartoryski, le 31 janvier 1811.
13. Nicola Todorov, L’Administration du royaume de Westphalie de 1807 à 1813. Le département de l’Elbe, Sarrebruck, Éd. universitaire., 2011, p. 507-513.
14. Ute Planert, Der Mythos vom Befreiungskrieg. Frankreichs Kriege und der deutsche Süden : Alltag Wahrnehmung – Deutung 1792-1841, Paderborn, 2007.
15. Landeshauptarchiv Sachsen-Anhalt Magdeburg (LHSAM), A 8, nos 542, 543, 591, A9b, XI, nos 5, 26, 38, 50, 52, 58, 63, 65, 66, 70, 91, 96, 101, 103, 108, 109, 110, 111, 113, 114, 116, 117, 118, 120, 121, 124, 127, 129, 131, 137, 139, 147, 148, 149, 152, 199, 202, 210, 233, 234, 235, 243.
16. Landeshauptarchiv Sachsen-Anhalt Werningerode (LHSAW) D 34 Anhang 1 nos 137, 805, 806, 813, 816 ; D 49 VIII Nr 3, 4 ; C 14d no 10, 29 ; C 14c no 13, 19 ; C 14d Nr 9, C 4 A II Nr 26.
17. LHSAW, B18, I, no 969, vol I, nos971, vol. I-II, B18 II, no 69 I-III, B 26, 58, no 12, vol II.
18. LHSAW, B 37d I-Via no 1, 5.
19. LHSAW, C 14c no 19B 26 20, no 4 et 12 ; LHSAM, A 8 Nr 699.
20. Wolfgang Neugebauer, Absolutistischer Staat und Schulwirklichkeit, 1985, p. 265-274.
21. Ce qui contredit l’hypothèse émise par Claudie Paye selon laquelle des administrés westphaliens auraient voulu plaire à leur administration, composée d’ailleurs pour l’essentiel d’Allemands, en utilisant consciemment des mots français : Claudie Paye, « Der französischen Sprache mächtig… » : Kommunikation im Spanungsfeld von Sprachen und Kulturen im Königreich Westphalen (1807-1813), thèse en co-tutelle de l’université de Paris I et de la Sarre, 2008, p. 227.
22. Sur l’importance quantitative de l’immigration huguenotte en Saxe, voir Katharina Middell, « Hugenotten in Kursachsen : Konturen eines wenig beachteten kulturellen Transfers », in Cahiers d’études germaniques, 1995, no 2 ; K. Middell, « Leipzig und seine Franzosen. Die Réfugiés zwischen Sachsen und Frankreich am Ende des 18. Jahrhunderts und in der Napoleonzeit.
23. Nicola Todorov, op. cit., 2011, p. 347.
24. Christine Lebeau, « Beispiel eines Kulturtransfers zwischen Frankreich und Sachsen : die neue Regierungskunst in Sachsen zur Zeit des Rétablissements (1762-1786), in M. Espagne, M. Middell (éd.), Von der Elbe bis an die Seine. Kulturtransfer zwischen Sachsen und Frankreich im 18. und 19. Jahrhundert, Leipzig, 1993, p. 124-139.
25. Rudolf Windisch, op. cit., 1990, p. 103-115.
26. Sabine Kowallik, « Französische Elemente im Siegerländer Wortschatz », in Kramer, Winkelmann, p. 141-192, 184.
27. Ainsi au début du xixe siècle, deux des juges de la cours de justice de la province prussienne de Magdebourg étaient nés dans les États voisins, la Saxe et le Brunswick : Nicola Todorov, op. cit., 2011, p. 301 ; trois avaient effectué une partie leurs études en Saxe (Wittenberg et Leipzig) et dans l’Électorat de Hanovre (Göttingen). Des personnes originaires de la principauté d’Anhalt se trouvent aussi parmi les forestiers de la province de Magdebourg. Ibid., p. 429. Des fermiers des domaines royaux géraient des fermes aussi bien en Prusse que dans l’Anhalt : ibid., p. 283.
28. LHSAW, C14 d, no 29, Mémoire, Naumburg, 1814.
29. Andreas Gardt : « Zur Bewertung der Fremdwörter im Deutschen (vom 16. bis 20. Jahrhundert) » Deutsch als Fremdsprache, no 38, 2001, 3, p. 133-142.
30. Peter Eisenberg, Das Fremdwort im Deutschen, Walter de Gruyter, Berlin, 2011, p. 136-137.
31. AN/40 AP/4, lettre au roi, 1807.
32. Wolfgang-Hans Stein, « Langue et citoyenneté. La politique de langue et le discours républicain dans les départements rhénans, de la République directoriale à l’Empire », in M. Biard, A. Crépin, B. Gainot (éd.) », La Plume et le sabre. Hommages offerts à Jean-Paul Bertaud, Publications de la Sorbonne, Paris, 2002, p. 477-488.