Deux visions résolument contradictoires de la manière dont Napoléon Bonaparte et le Premier Empire s’inscrivent dans l’histoire de l’Europe s’opposent. La première est portée par les « napoléoniens » eux-mêmes qui ont produit une version cohérente d’un projet pour l’Europe à différents moments de leur parcours. Dans la propagande amorcée avec la campagne d’Italie dès 1797, le général se présente à la fois comme le chef de guerre victorieux et comme le réalisateur de la paix, comme le continuateur de la Révolution française et comme celui qui la termine dans un ordre nouveau et émancipateur pour les peuples européens. Dans une large mesure, c’est cette version qu’il réactive dans le Mémorial de Sainte-Hélène quand il se raconte comme celui qui a promu une harmonisation des institutions en Europe et œuvré à une « association européenne, annonciatrice d’une possible union des peuples ». A contrario, les détracteurs de l’ogre impérial ont beau jeu, à la manière des caricaturistes britanniques, de dénoncer l’entreprise guerrière de domination et l’impossibilité de l’ordre européen préconisé par l’Empereur. Non seulement, nous ne saurions prendre pour monnaie comptant, ces visions que les protagonistes ont voulu donner de leur propre histoire, mais leur antagonisme contradictoire nous semble trop brutal pour valoir compréhension de ce moment impérial de l’Europe, d’autant plus que nombreux sont les travaux qui dévoilent le caractère très fluctuant et pragmatique de la politique française dès le Consulat. Ainsi, au terme du colloque sur Brumaire, Pierre Serna soulignait : « Bonaparte est avant tout lui-même, il n’a sans doute pas de plan machiavélique de prise du pouvoir, mais une ambition formidable […]. L’œuvre consulaire est avant tout un patchwork de monarchie, de révolution, de république ; un bricolage qui a plutôt bien marché »
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Pour autant, ce bricolage doit-il être transposé à la dimension européenne de l’Empire et signifie-t-il absence de visions projectives dans l’Europe napoléonienne ? En tout cas, la déconnexion serait étonnante quand on sait à quel point le
xviiie des Lumières s’est attaché à penser l’Europe ; songeons aussi à quel point la Révolution française a profondément modifié les relations entre les peuples et, inversement, à quel point son sort fut de plus en plus lié
aux rapports de force européens ; il n’est évidemment pas indifférent qu’elle aboutisse à une république directoriale qui fait de la Grande Nation, à la fois émancipatrice et dominatrice, un véritable programme de nouvel ordre international. Nous pensons donc qu’avant d’entrer dans l’expérience européenne par la voie des pratiques, il importe de poser d’emblée la complexité et la dynamique des visions qui animent la relation entre Europe et Empire. Loin de nous l’idée de proposer ici une présentation qui prétendrait épuiser cet immense sujet. Les contributions rassemblées dans cette partie proposent plutôt différentes manières d’aborder cette réflexion préalable.
La première, commune mais toujours indispensable, invite à interroger la polysémie des termes utilisés pour désigner les données essentielles autour desquelles se structurent la vie collective et l’organisation européenne à cette époque. C’est non seulement vrai du mot-clef qui scande les révolutions du xviiie, nation, mais aussi au premier chef, de celui qui nous occupe, empire (voir notamment les propositions de David Bell et Pierre Serna). Partant de cette observation initiale, il importe donc de saisir la complexité intrinsèque d’une part du positionnement de Napoléon Bonaparte par rapport à l’héritage révolutionnaire et républicain dans lequel il s’inscrit, d’autre part de la relation entre la dimension expansionniste de l’Empire et la montée des invocations nationales. Ainsi sommes-nous invités à ne pas considérer comme allant de soi l’opposition, durcie à la fin de l’Empire, entre éveils nationaux et domination impériale. Jean-Luc Chappey montre à quel point l’historiographie européenne et immédiate du temps de Napoléon conjugue les deux natures du phénomène impérial, autoritaire versus civilisateur, dans la grande tradition européenne du xviiie. D. Bell suggère même que la multivalence du concept d’empire aide à la compatibilité entre l’entreprise napoléonienne et le contexte européen, tout en affranchissant celle-là de l’héritage révolutionnaire dans lequel elle s’enracine.
Ces remarques conduisent à une deuxième lecture qui traverse avec force les contributions qui suivent : il y a bien des perspectives européennes dans la démarche impériale, mais elles ne sont ni unifiées, ni fixes. Elles doivent au contraire être rapportées aux différents moments de cette histoire : c’est vrai des formulations par Napoléon Bonaparte lui-même, du temps directorial de la Grande Nation au Mémorial de Sainte Hélène en 1816 (P. Serna) ; c’est sensible dans les écrits historiques qui œuvrent à légitimer l’Empire (J.-L. Chappey) ; mais c’est perceptible aussi dans les relations avec les autres États européens (notamment la Russie, Marie-Pierre Rey). Il est toutefois intéressant de souligner dans ces modulations multiples que certains moments semblent communs à tous les registres ; on retrouvera en particulier sur plusieurs plans, le basculement décisif de 1808.
La relativité des visions prospectives doit aussi beaucoup, troisième suggestion notamment formulée par P. Serna, à des données extra-européennes
– qui ne donnent pas lieu à des études spécifiques dans cet ouvrage – mais qui sont posées dès la fin du Consulat et le début de l’Empire : c’est au fond son inévitable rétrécissement européen : d’une part, il ne peut pas s’agir d’un empire colonial, en particulier après l’échec de Saint-Domingue, ni d’un empire commercial transocéanique du fait de la maîtrise anglaise des mers.
Pour autant, on remarquera à quel point ces visions sont certes européo-centrées mais en même temps diverses – avec notamment la force des questionnements d’Alexandre Ier (M.-P. Rey) – et ouvertes sur d’authentiques interrogations concernant l’adéquation entre la paix en Europe et les libertés politiques ou les relations entre les « mondes » (Nord et Sud de l’Europe évoqués par P. Serna ; Occident et Orient abordés par J.-L. Chappey).
Au regard de ces ouvertures, on ne peut que s’interroger sur les effets européens de l’Empire et de sa chute, du verrouillage tenté par la Sainte-Alliance, au printemps des peuples et aux replis nationaux puis nationalistes – y compris dans leur versant colonial. Cette interrogation renvoie forcément à la question mémorielle : malgré cette parcellisation conflictuelle, reste-t-il, après 1815, le sentiment que l’Empire a légué à l’Europe des éléments unificateurs ? Cette question, nous avons choisi de ne pas la développer dans cet ouvrage, mais seulement de la poser et Natalie Petiteau nous donne quelques clefs de lecture essentielles : nécessaire conjugaison de temps multiples – le souvenir napoléonien n’a pas la même acuité dans la seconde moitié du xxe siècle qu’au milieu du xixe – ambivalence de l’effet impérial sur les conditions des peuples européens, etc. et au final nécessité historienne, de se départir de certitudes du genre « Napoléon, le vrai père de l’Europe », pour soumettre la question de l’expérience européenne de l’Empire à un authentique examen.