Même si les travaux récents ont relativisé l’absence de mobilité et l’étroitesse des territoires de vie des Européens jusqu’au xviiie siècle, il est indéniable que l’expérience vécue de l’Europe, des différences entre ses peuples et ses institutions, mais aussi de leurs points communs, demeurait l’apanage de certains individus, professions ou catégorie spécifiques (voyageurs, artistes, diplomates et militaires, etc.). Le Premier Empire a pour conséquence cruciale de prolonger une pratique amorcée dans la Révolution française, surtout après 1795, qui consiste d’une part à vouloir transposer dans tous les territoires qu’il contrôle des usages politiques qu’il promeut, d’autre part d’enchaîner des campagnes militaires, engageant des effectifs considérables sur tous les théâtres d’opération de l’Atlantique à Moscou et de la Méditerranée à la Baltique. Réinterroger la dimension européenne de l’expérience napoléonienne, c’est justement essayer, au-delà des histoires de princes et de princesses, des hauts faits napoléoniens et des grandes batailles, d’appréhender ces pratiques européanisées de la politique et de la guerre.
D’emblée, à leur sujet, ce qui frappe, c’est l’évidence négative : l’Empire et ses guerres ne sont-ils pas synonymes de morts, environ cinq millions, de destructions, de haines entre Européens ? L’Empire et sa personnalisation du pouvoir ou sa promotion monarchique des « Napoléonides », imposés dans des États satellites, ne manifestent-ils pas le repli de la citoyenneté et de la souveraineté des nations ? Comment dès lors échapper à ces questions entêtantes autant qu’à la célébration de la geste napoléonienne et plus largement, aux lectures trop univoques, pour redécouvrir la complexité d’expériences qui divisent autant qu’elles rapprochent ?
Nous pouvons rechercher cette ambivalence dans ce qui semble être l’expérience conflictuelle par excellence, la guerre elle-même. Ainsi dans une vue générale, Alan Forrest nous montre que si la confrontation et la cruauté sont évidemment omniprésentes, les expériences partagées comptent aussi, que ce soit les relations entre les officiers, la découverte d’autres modes de vie ou la prise de conscience de la variété des paysages. Cette perspective générale est prolongée par les enseignements d’expériences de terrain. François Antoine nous montre comment en Flandre zélandaise, à la fois cœur économique de l’Europe depuis des siècles et avant-poste de l’Empire face à l’Angleterre, la politique d’organisation des transports fluviaux se télescope avec les impératifs militaires ; finalement, malgré le soutien de l’administration, les intérêts économiques prometteurs de la ville de Gand sont sacrifiés pour la défense
de l’estuaire de l’Escaut et plus particulièrement d’Anvers « pistolet braqué sur le cœur de l’Angleterre ». Sur le front espagnol, Rafael Zurita discerne des relations entre Français et Espagnols de la région de Valence moins absolument et immédiatement conflictuelles que ne le laissent envisager les récits d’ensemble de cette guerre d’Espagne ; en fait, c’est l’alourdissement insupportable des exigences de l’occupant qui dégrade les rapports avec la population et donne des troupes à la guérilla anti-française.
En allant du militaire au politique et des villages au sommet de l’État, on peut observer aussi toujours dans le cas espagnol, comment les situations concrètes et des enjeux de pouvoir largement impondérables engagent les relations entre États : ainsi Emilio La Parra nous conduit à réviser le topos sur Napoléon, conduit à occuper la Péninsule pour le seul motif de l’excessive perméabilité aux influences et aux produits anglais, pour insister sur le jeu complexe qui a cours entre l’Empereur, Godoy et les membres antagonistes de la famille royale ; ce jeu risquant de lui échapper à cause des initiatives de Ferdinand VII, « l’arbitre » de l’Europe se résout à l’intervention. Dans un contexte évidemment différent, ce sont des « rejeux » du même type, qu’Annie Jourdan nous invite à observer en Hollande en suivant les expériences tâtonnantes de réunion contrainte d’entités tout à fait différentes, pourvues de cultures diversifiées, d’héritages hétéroclites. Or, cette expérience montre que si la volonté unificatrice vient d’un seul côté, du système napoléonien, « son universalisme autoritaire ne cherchait pas à détruire tout particularisme local, mais à l’apprivoiser et à l’insérer dans un cadre étatique uniforme. […] Les échanges étaient légion ».
Après ces diverses situations de mise en empire paradoxales, mais finalement toujours largement liées à la guerre, il était intéressant de tester une pratique politique éminemment associée à l’exercice de la souveraineté nationale et, de ce fait, souvent minimisée pour l’Empire : le vote. John Dunne et Malcolm Crook proposent deux réévaluations complémentaires. Le premier interroge la signification décidément encore une fois ambivalente, de la pratique électorale dans la politique impériale, entre exploitation des registres civiques requis pour le vote à des fins fiscales ou de conscription et validation symbolique de la réunion des départements nouveaux au Grand Empire par la désignation d’une « représentation constitutionnelle » de ceux-ci. Et, surprise certainement, Malcolm Crook démontre que la participation électorale dans les départements réunis est loin d’être insignifiante ; elle est même souvent supérieure à celle observée dans les départements originels, y compris vers la fin de l’Empire. Cette double approche confirme donc la portée ambivalente de l’expérience impériale : sans corriger son caractère autoritaire et dominateur, elle atteste d’une certaine capacité à l’intégration d’Européens aux horizons différents et à leur formation à des procédures politiques qui seront des marques fortes de l’Europe contemporaine.