Partie III
L’État impérial législateur
et ordonnateur de l’Europe
Le cheminement proposé invite d’abord à mettre à l’épreuve européenne la prescription bien connue de Chaptal, ministre de l’Intérieur du Consulat : « la chaîne d’exécution descend sans interruption du ministre à l’administration et transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la rapidité du fluide électrique » ; trois exemples d’impulsion étatique à vocation européenne sont ainsi examinés : la monnaie, la politique agricole et le système juridique. Sur le premier largement méconnu, Matthieu de Oliveira nous montre comment, en quelques années, d’une part le Franc germinal se diffuse matériellement et symboliquement aux peuples européens et constitue de la sorte une union monétaire de fait, d’autre part comment l’outil monétaire participe aussi de l’exploitation des richesses européennes par l’Empire. Peut-être moins spectaculaire, mais significative de la synthèse et du projet organisateurs du régime impérial, une politique agricole s’ébauche (L. Brassart) ; elle puise dans différentes expériences antérieures et en ce domaine déjà la « chaptalisation des institutions de l’industrie, du commerce »1… et de l’agriculture, pouvons-nous ainsi ajouter, nuance la formule volontariste du ministre de l’Intérieur : il faut compter sur la diffusion des sociétés d’agriculture pour que cette politique prenne une dimension européenne relative. Esprit de système ou transaction plus difficile ? Michaël Broers donne en tout cas à voir l’imposition énergique du dispositif juridique français dans l’ensemble des départements réunis ; d’ailleurs, même si les autorités impériales doivent faire appel à la magistrature locale, elles veillent à s’assurer le contrôle de l’organisation judiciaire en y réservant les postes clefs, de procureur par exemple, à des Français.
Justement sur ce terrain judiciaire et policier, souvent considéré comme un point fort de la réussite impériale, l’étude de la mise en œuvre et des pratiques, permet à la fois d’inscrire l’œuvre impériale dans une certaine durée européenne et de relativiser l’ampleur des changements introduits. Le cas des jurys criminels, examiné par Xavier Rousseaux et Emmanuel Berger, éclaire et nuance la vision de surimposition d’un système : si la volonté de contrôler les décisions de justice et de réduire l’indépendance du pouvoir judiciaire est bien réelle et explique l’abandon des jurys populaires hors des assises, les jugements et les pratiques des tribunaux demeurent fort variables. De fait, les autorités impériales doivent souvent composer ; à l’exemple de la police napoléonienne dans les départements néerlandais dont la mise en place fait penser à la procession dansante d’Echternach, trois pas en avant, deux pas en arrière (M. Van der Burg). De même, à Bruxelles, la police, mêlant l’ancien et le nouveau, largement bricolée, repose avant tout sur des fonctionnaires recrutés parmi des autochtones et à qui le pouvoir central offre peu d’espoir de fortune et de gloire (C. Denys).
D’ailleurs, cette étude de Catherine Denys pourrait aussi bien venir en appui d’un autre thème : en tout domaine et en tout lieu, comptent beaucoup, dans la mise en œuvre, les personnalités susceptibles de relayer la politique préconisée. À cet égard aussi les configurations varient. Ainsi, Silvia Bobbi propose un cas significatif d’administrateur zélé de l’Empire ordonnateur et organisateur : dans le Milanais, le directeur de « l’Équipement » régional, Antonio Cossoni, s’affirme comme le véritable orchestrateur et metteur en ordre des infrastructures promues par l’État.
1. Formule évocatrice proposée par Gérard Gayot pour résumer la négociation pratiquée, plus souvent que prétendu, par le pouvoir impérial avec les groupes socio-professionnels et les notables : « Quand les chefs de manufacture et les gens du travail retrouvèrent leur place naturelle dans la société après Brumaire », in J.-P. Jessenne (dir.) Du Directoire au Consulat, Brumaire dans l’histoire…, Lille III/CRHEN-O et Rouen, 2001, p. 227.