Le célèbre tableau de Jean-Baptiste Mauzaisse célébrant « Le Code Napoléon couronné par le temps » pourrait servir d’emblème à ce chapitre et nous inviter à quitter les perspectives finalement très mitigées et balancées que nous ont fait adopter les thèmes précédents : la transposition aux départements réunis puis au Grand Empire du système étatique français issu de la Révolution et consolidé dans le Consulat n’est-elle pas la marque la plus réussie de la dimension européenne dans l’expérience impériale ? En fait là encore, l’image est trop simple et sur ce terrain de la construction de l’État moderne aussi, il importe de substituer les interrogations aux fausses évidences entretenues par la geste napoléonienne, pour saisir l’implémentation du système français dans les différentes parties de l’Empire. Comment conjuguer les rôles des impulsions décisives, données du cœur du régime, et des demandes des Européens eux-mêmes ? Pour sentir le grain des amalgames constitués dans cet « État européen » inachevé et éphémère, comment démêler les fusions ou les assimilations réussies et les scories ? Comment faire la part des marques durables et des abandons dans un ensemble toujours composite et, qui plus est, recouvert à partir des années 1813-1815, d’une couche d’histoires nationales qui ont mis en avant ou rejeté l’ensemble ou des segments de l’héritage républicain-napoléonien ?
Pour aborder ces interrogations, trop souvent circonscrites à des domaines spécifiques, nous proposons huit contributions qui croisent délibérément sur différents territoires, divers champs de construction et d’intervention de l’État impérial en matière économique aussi bien que judiciaire ou policière, d’administration générale ou de grands travaux.
Le cheminement proposé invite d’abord à mettre à l’épreuve européenne la prescription bien connue de Chaptal, ministre de l’Intérieur du Consulat : « la chaîne d’exécution descend sans interruption du ministre à l’administration et transmet la loi et les ordres du gouvernement jusqu’aux dernières ramifications de l’ordre social avec la rapidité du fluide électrique » ; trois exemples d’impulsion étatique à vocation européenne sont ainsi examinés : la monnaie, la politique agricole et le système juridique. Sur le premier largement méconnu, Matthieu de Oliveira nous montre comment, en quelques années, d’une part le Franc germinal se diffuse matériellement et symboliquement aux peuples européens et constitue de la sorte une union monétaire de fait, d’autre part comment l’outil monétaire participe aussi de l’exploitation des richesses européennes par l’Empire. Peut-être moins spectaculaire, mais significative de la synthèse et du projet organisateurs du régime impérial,
une politique agricole s’ébauche (L. Brassart) ; elle puise dans différentes expériences antérieures et en ce domaine déjà la « chaptalisation des institutions de l’industrie, du commerce »
1… et de l’agriculture, pouvons-nous ainsi ajouter, nuance la formule volontariste du ministre de l’Intérieur : il faut compter sur la diffusion des sociétés d’agriculture pour que cette politique prenne une dimension européenne relative. Esprit de système ou transaction plus difficile ? Michaël Broers donne en tout cas à voir l’imposition énergique du dispositif juridique français dans l’ensemble des départements réunis ; d’ailleurs, même si les autorités impériales doivent faire appel à la magistrature locale, elles veillent à s’assurer le contrôle de l’organisation judiciaire en y réservant les postes clefs, de procureur par exemple, à des Français.
Justement sur ce terrain judiciaire et policier, souvent considéré comme un point fort de la réussite impériale, l’étude de la mise en œuvre et des pratiques, permet à la fois d’inscrire l’œuvre impériale dans une certaine durée européenne et de relativiser l’ampleur des changements introduits. Le cas des jurys criminels, examiné par Xavier Rousseaux et Emmanuel Berger, éclaire et nuance la vision de surimposition d’un système : si la volonté de contrôler les décisions de justice et de réduire l’indépendance du pouvoir judiciaire est bien réelle et explique l’abandon des jurys populaires hors des assises, les jugements et les pratiques des tribunaux demeurent fort variables. De fait, les autorités impériales doivent souvent composer ; à l’exemple de la police napoléonienne dans les départements néerlandais dont la mise en place fait penser à la procession dansante d’Echternach, trois pas en avant, deux pas en arrière (M. Van der Burg). De même, à Bruxelles, la police, mêlant l’ancien et le nouveau, largement bricolée, repose avant tout sur des fonctionnaires recrutés parmi des autochtones et à qui le pouvoir central offre peu d’espoir de fortune et de gloire (C. Denys).
D’ailleurs, cette étude de Catherine Denys pourrait aussi bien venir en appui d’un autre thème : en tout domaine et en tout lieu, comptent beaucoup, dans la mise en œuvre, les personnalités susceptibles de relayer la politique préconisée. À cet égard aussi les configurations varient. Ainsi, Silvia Bobbi propose un cas significatif d’administrateur zélé de l’Empire ordonnateur et organisateur : dans le Milanais, le directeur de « l’Équipement » régional, Antonio Cossoni, s’affirme comme le véritable orchestrateur et metteur en ordre des infrastructures promues par l’État.
Mais au final, resurgit toujours l’évidence des limites du volontarisme napoléonien, confronté qu’il est à une multitude de conditions locales
et générales souvent contradictoires, amalgame complexe des projets modernisateurs, du rôle des administrateurs et du poids, souvent déterminant, de la guerre. Ainsi en Espagne, la machine administrative civile fonctionne en connexion obligée avec la militaire, sous le contrôle du général Suchet. Afin de créer des dynamiques de soutien des populations locales aux nouvelles autorités et surtout de permettre l’approvisionnement de la troisième armée, les autorités françaises veillent notamment à promouvoir l’efficacité économique des territoires qu’elles contrôlent (P. Rújula).
Dans cette ébauche européenne, au moins par la multiplicité des pays parcourus, de l’État ordonnateur et organisateur, bien d’autres points devraient être examinés, de la politique agraire à l’action éducative en passant par les pratiques fiscales, etc., mais l’exploration proposée suggère déjà que l’art de la nuance s’impose le plus souvent. Décidément l’Ancien et le Nouveau, le centralisme ou le volontarisme et les particularismes nationaux, régionaux, voire locaux, l’autorité et le compromis, s’entrecroisent sans cesse. Chacun trouvera des convergences européennes ou des marques d’une diversité toujours forte, au gré de ses centres d’intérêt, mais certains traits n’en sont pas moins indiscutables. Avec l’expérience napoléonienne, les « sujets » qui parfois sont devenus des « citoyens » vont définitivement devenir dans l’ensemble du continent européen des « administrés ». Dans ce processus, le choix et le rôle des intermédiaires en charge de la politique suivie sont toujours décisifs. Le legs institutionnel et organisationnel est souvent équivoque car mêlant rejet et assimilation – pas toujours d’ailleurs là où on pourrait les attendre – mais rarement négligeable.