L’expérience sociale du Consulat et de l’Empire n’est pas étrangère aux normes, et notamment au Code civil évoqué précédemment, car c’est également par la loi que Napoléon a cherché à redéfinir, à structurer et à hiérarchiser la société ; des mesures comme la fondation de la Légion d’honneur, la création des lycées, la codification civile ou, quelques années plus tard, le rétablissement d’une hiérarchie complète de titres de noblesse forment autant de jalons de cette ambition. Dans la perspective de ce livre, il n’est pas question de revenir sur la plupart de ces mesures sauf – comme dans le cas du Code civil – pour introduire une réflexion sur l’ampleur et les limites d’une expérience européenne passant par l’unité des normes. Il n’est pas davantage dans notre ambition d’esquisser une réflexion d’ensemble sur l’ordre social reconstruit après l’an VIII et sur la place des héritages sociaux de la décennie révolutionnaire, qui avaient été examinés lors du colloque de Lille de 2006
1. Plus modestement, l’objet de cette partie est de confronter des enjeux sociaux à l’idée d’expérience européenne, en portant le regard sur deux thèmes : l’inscription d’un possible ordre social dans le territoire impérial et les limites d’une définition commune des élites.
En 1808, le juriste et ancien conventionnel Portiez de l’Oise écrit, en s’en félicitant : « Les lois administratives sont aujourd’hui accueillies, comme le Code Napoléon, par les pays qui forment le système fédératif de la France » ; pour lui, parallèlement au Code, l’unité de l’Empire s’opère par l’administration. L’une des mesures les plus symboliques du nouveau rapport que l’on tente alors d’établir entre l’individu et l’État est l’état civil. Jacques Hantraye en rappelle l’importance et les difficultés d’acclimatation dans nombre de nouveaux départements, tantôt pour des raisons pratiques (la connaissance des lois), tantôt à cause des questions religieuses et militaires liées à l’institution. Pour autant, il souligne son rôle dans la diffusion de nouvelles normes sociales, par l’impérative reconnaissance civile de la naissance, la laïcisation du mariage ou l’intégration citoyenne des minorités religieuses. L’état civil, conclut l’auteur, « contribue de façon indirecte à fonder un ordre social ». La police des ouvriers y contribue-t-elle également ? La réponse de Jeff Horn est d’autant plus nuancée, qu’il souligne la diversité de la législation ouvrière appliquée dans l’Empire, le livret ouvrier, notamment, n’étant pas introduit en certains territoires ; de la même manière, la mise en place et le fonctionnement des conseils de prud’hommes apparaît loin d’être uniforme.
L’ordre social imposé par l’Empire – si tant est qu’on puisse en exprimer aussi simplement l’idée – est loin d’être uniforme. Qui veut isoler la nouveauté de l’Empire, d’ailleurs, ne peut éviter de souligner un exceptionnel accroissement des échanges d’hommes et d’expériences entre territoires. Comment ne pas souligner ces parcours complexes d’administrateurs et de juges, exerçant successivement dans des départements autrefois rattachés à des souverainetés différentes ? Parmi eux, c’est vrai, émergent d’abord des Français de l’intérieur ; mais il ne faudrait pas négliger ces Piémontais, tels Cesare Balbo et Ferdinando Dal Pozzo, ou ces Belges, tels Patrice Charles Gislain de Coninck ou Charles Lambrecht, dont la carrière s’inscrit dans un territoire redéfini. Ce sont là des faits. L’importance de ces phénomènes, cependant, ne doit pas être exagérée… Dans le recrutement des magistrats des cours impériales de 1810, Déborah Cohen insiste ainsi sur les logiques sociales des nominations ; pour nombre de juges, la mobilité ne serait-elle pas plus contrainte que voulue ? Et l’ancrage social local ne serait-il pas, aux côtés de la fortune et des compétences, un élément essentiel de la sélection, car garantissant le prestige et l’autorité de la magistrature nouvelle ? Par un regard sur les notables des trois départements ligures, Adeline Beaurepaire conforte cette lecture nécessairement nuancée de l’effet unificateur de la départementalisation ; même si les grands notables de Ligurie se rapprochent de leurs pairs de la France de l’intérieur (par l’âge, la famille), ils s’en distinguent nettement par la fortune ou les liens forts avec la noblesse, tant nombre d’entre eux sont issus de l’ancien patriciat. À Anvers (Hilde Greefs), les grandes familles marchandes se maintiennent également au cœur de la société impériale refondée ; elles font preuve d’une extraordinaire faculté d’adaptation, profitant de la réouverture de l’Escaut, ou diversifiant leurs contacts extérieurs et leurs stratégies commerçantes lorsque la guerre maritime et le blocus viennent contrarier leurs entreprises. Les marchands venus d’autres villes des anciens Pays-Bas, tout comme ceux issus de territoires autrefois étrangers, font preuve de la même adaptabilité, multipliant les réponses aux contrariétés politiques et militaires.
Deux idées, finalement, reviennent comme des leitmotive dans les cinq contributions qui suivent. Le pragmatisme impérial, tout d’abord, déjà rencontré en bien d’autres domaines ; l’introduction des lois structurantes de la société impériale (état civil, législation ouvrière, etc.) s’opère, en fonction des territoires, selon des modalités et un calendrier qu’imposent les situations locales ; l’administration compose, négocie, s’adapte. La seconde idée, sans doute amplifiée par les attendus de la rencontre, est celle d’une faible uniformisation sociale de l’Empire ; sans nier les rapprochements et les expériences communes, sans nier les circulations d’hommes, les contributions les ramènent à leur juste valeur, loin de tout mythe unitaire.