Parmi les nombreuses conséquences du Premier Empire, de ses guerres et de ses conquêtes, ce qui touche à la communication entre les peuples impliqués est sans doute ce qui demeure le moins connu. Or, ces peuples étaient nombreux du nord au sud ou à l’est de l’Europe, qui eurent affaire à la domination napoléonienne, laquelle se traduisait par une introduction plus ou moins rigide des institutions françaises, et avec elles, de la langue de Voltaire. Les pays annexés, conquis ou alliés étaient censés parler cette langue, ou du moins la comprendre. Cela valait pour l’armée évidemment, puisqu’elle comprenait de plus en plus de soldats de tous les pays, mais aussi pour l’administration, la justice et l’école elles aussi fortement francisées. Les contributions qui suivent s’intéressent toutes à ces divers sujets et s’interrogent sur les splendeurs et misères de la francisation dans des territoires aux confins de la France, qu’ils soient flamands ou allemands. Ce faisant, ils remettent en cause les idées reçues sur l’uniformité qui aurait caractérisé le « Grand Empire ».
Non que les administrateurs français n’aient souhaité harmoniser avec le centre – Paris – les départements ou régions qui leur étaient confiés. Tous auraient sans nul doute voulu avoir des « administrés » qui parlent couramment le français. Or, dans certaines zones frontalières, que ce soit les Vosges du nord ou les Ardennes, ou bien les départements de la Moselle, de la Roër et de la Sarre, des résistances se sont souvent fait sentir qui freinaient une progression du français
1. Les auteurs décèlent très bien les obstacles qui en étaient la cause : le clergé réfractaire qui encourageait l’insoumission, les élites locales peu enthousiastes à l’idée d’envoyer leurs enfants dans les tout nouveaux lycées français, ou les paysans mécontents des taxations et des levées d’hommes. Mais il y avait aussi les agents français chargés d’introduire les changements et les gendarmes responsables de l’obéissance aux lois. Tous ces hommes n’ont pas suivi à la lettre les ordres venus de Paris. Du côté français, chacun avait du reste des motifs très sérieux pour chercher des compromis et pour transiger. L’ordre et la paix sociale étaient à ce prix. Inversement, Napoléon et ses ministres connaissaient peu les situations locales. Ils étaient dépendants en vérité des informations que leur donnaient les agents sur place. On comprend mieux alors que des postes importants, mais non de premier plan, ont été confiés à des représentants locaux. Ainsi les commissaires de
police étaient souvent des natifs, ce qui facilitait leurs tâches, alors que les gendarmes étaient plutôt des Français, parce que leurs fonctions impliquaient qu’ils soient visibles – et par suite dissuasifs. Ils devaient faire respecter la loi, et non l’expliquer. Encore était-il nécessaire pour que la gendarmerie fonctionne efficacement qu’elle inclut des personnes bilingues. Car il fallait tout de même comprendre les propos prononcés par tel ou tel contrevenant (A. Lignereux).
Ce que révèlent tout particulièrement ces études fondées sur de sérieuses recherches d’archives, c’est que le Premier Empire n’a interdit ni le bilinguisme, ni le plurilinguisme. Il n’a pas imposé le français en tant que seul outil de communication, mais a tenté de le promouvoir en tant que langue officielle. À savoir celle de la loi, suivie de sa traduction dans la langue vernaculaire. Les auteurs notent bien aussi que les élites de ces diverses régions parlaient déjà le français. Depuis la paix d’Utrecht de 1713, le français était en effet devenu la lingua franca. Elle avait évincé le latin jusque dans la diplomatie. Les problèmes de communication concernaient plutôt les simples habitants, qui ne faisaient aucun effort pour se franciser. Soit ils renâclaient à envoyer leurs enfants à l’école française sécularisée (Alexandra Petrowski) ; soit ils s’opposaient aux mesures de redistribution des coupes de bois que l’administration impériale soustrayait aux plus pauvres. Dans les confins montagneux, outre les prêtres qui attisaient le feu de la discorde ou la conscription perçue par les populations comme injuste et par trop contraignante, la misère réelle jouait un rôle indéniable dans les dysfonctionnements, ce qui explique en partie le grand nombre de délits forestiers (Pierre Horn).
Tous les auteurs concluent à une grande diversité de cas de figure, et donc à une francisation fort variée. Non que les peuples aient catégoriquement refusé de parler la langue du vainqueur, mais ils tenaient à leurs propres cultures et dialectes. C’est visible en Belgique notamment, où l’État napoléonien ne s’est pas donné les moyens de son ambition ou n’en a pas eu le temps. Du point de vue linguistique, on l’a dit, la contrainte était toute relative, contrairement à la conscription et à la taxation qui ont bel et bien été imposées dans tous les pays annexés ou alliés (A. Petrowski). De là l’interrogation de plusieurs des contributions sur le rôle qu’a pu jouer l’armée dans l’uniformisation et la francisation des hommes. Mais même là, l’influence française est conjoncturelle, et par suite, temporaire. En Allemagne, l’usage du français a certes augmenté lors des guerres pour reculer en période de paix, mais c’est le vocabulaire technique qui alors prévalait (Nicola Todorov). Dans la future Belgique, les soldats enrôlés dans l’armée impériale ont certes sympathisé avec des étrangers, mais préféraient de loin fréquenter leur(s) « payse(s) ». Leurs lettres en disent plus long sur leur attachement à la petite patrie ou à leur province que sur une francisation quelconque ou sur une
identité belge – quelque peu prématurée (Cédric Istasse). L’armée, ciment de l’identité nationale ? Pas tout à fait pour les futurs Belges, puisqu’ils s’identifient au corps d’armée auquel ils appartiennent, sans pour autant renier leurs origines locales. Leurs lettres sont claires à ce sujet.
En bref, le français a été un instrument de communication au sommet : à savoir parmi les élites quelles qu’elles soient – armée, justice et administration, mais beaucoup moins dans les institutions qui touchaient directement les « administrés »
2. Ce que l’on souhaitait d’eux, et plusieurs contributions en témoignent, c’est que ces « administrés » comprennent et parlent assez bien le français pour obéir aux ordres donnés en matière de police, de conscription et de taxation. La communication impériale de ce point de vue était limitée
et intéressée. Il fallait imposer l’ordre et faire respecter le blocus, et renflouer les troupes et les caisses impériales. Les priorités de l’Empereur des Français trahissent bien ce qu’elles trahissent : à savoir qu’il visait une rationalisation de sorte à conserver sa suprématie militaire, et par suite politique. Peu importait l’uniformisation culturelle si cela devait freiner le « grand dessein de Napoléon le Grand ». Dans tous les pays, des exceptions furent ainsi promulguées afin d’adapter les lois au contexte local ou national – par souci d’efficacité, et nonobstant le Code civil
3.
Il n’en demeure pas moins que Français et étrangers ont intensément communiqué, ainsi qu’en témoignent les nombreuses aventures – et parfois les mariages – entre gendarmes ou soldats
et femmes du cru
4. Cette communication-là semble avoir eu du succès – on souhaiterait même en savoir plus à ce sujet. À la chute de l’Aigle, ces couples furent déchirés. Les Français durent quitter leur nouveau domicile en Italie, en Illyrie ou en Hollande, parfois en laissant derrière eux leur toute nouvelle famille. Entre-temps ce sont eux qui parlaient l’idiome du lieu.
À un niveau théorique plus général clôturant ce chapitre, la contribution de Livio Antonielli sur les processus identitaires dans l’Europe et plus particulièrement l’Italie napoléoniennes confirme en un sens les résultats des études de terrain des autres auteurs. Elle rappelle les conditions indispensables pour que puisse avoir lieu une intégration sincère : notamment le fait
que la société indigène soit impliquée dans l’une ou l’autre des tâches et qu’elle puisse s’exprimer et faire part de ses doléances. Là encore, il s’avère que les préfets étaient les plus aptes à y contribuer. Dans ce texte, ce n’est pas tant la langue qui importe que l’harmonisation des institutions impériales avec les us et coutumes du lieu, et la prise en considération des populations sans laquelle une communication véritable s’avérait impossible. Napoléon à Sainte-Hélène parlait en ce sens, quand il rappelait qu’il avait voulu marier l’ancien avec le nouveau. Ce fut un échec, dû notamment aux ambiguïtés intrinsèques de la politique napoléonienne.
Pour conclure, il apparaît évident que se sont perpétués les dysfonctionnements dus aux résistances et révoltes de certaines communautés, mais encore les rivalités entre administrateurs et militaires et les ordres contradictoires qui se succédaient. Napoléon en effet était capable d’envoyer à une seule personne une dizaine d’arrêtés dans la même journée. La communication entre gouvernants et gouvernés ne fut donc pas facile. C’est ce qu’il convient de ne pas oublier quand on traite de Napoléon et l’Europe.
1. Où placer ces régions dans la typologie de Michael Broers : faut-il parler d’empire externe ou de zones intermédiaires ? Michael Broers,
Europe under Napoleon, New York, E. Arnold, 1996.
2. M. Broers distingue bien les « administrés » des citoyens ou des sujets,
op. cit, 1996
, p. 10-12. Voir aussi Stuart Woolf,
Napoléon et la conquête de l’Europe, Paris, Flammarion, 1990.
3. Michael Rowe, « Napoleon and State Formation in Central Europe » dans
Napoleon and Europe, P. Dwyer (éd.), Londres, Longman, 2001, p. 204-224.
4. Voir sur les gendarmes mariés à des Néerlandophones, Joost Welten,
Napoleons Europese Droom. De verstoring van de plattelandssamenleving in Weert, Louvain, 2007. M. Broers,
The Napoleonic Empire in Italy. Cultural Imperialism in a European Context, Basingstoke, 2005. Voir aussi dans ce recueil, l’article d’Alan Forrest et divers mémoires de soldats et d’officiers français décrivent avec une forte satisfaction le succès qu’ils avaient dans les pays parcourus.