Partie V
Communication et cultures
Non que les administrateurs français n’aient souhaité harmoniser avec le centre – Paris – les départements ou régions qui leur étaient confiés. Tous auraient sans nul doute voulu avoir des « administrés » qui parlent couramment le français. Or, dans certaines zones frontalières, que ce soit les Vosges du nord ou les Ardennes, ou bien les départements de la Moselle, de la Roër et de la Sarre, des résistances se sont souvent fait sentir qui freinaient une progression du français1. Les auteurs décèlent très bien les obstacles qui en étaient la cause : le clergé réfractaire qui encourageait l’insoumission, les élites locales peu enthousiastes à l’idée d’envoyer leurs enfants dans les tout nouveaux lycées français, ou les paysans mécontents des taxations et des levées d’hommes. Mais il y avait aussi les agents français chargés d’introduire les changements et les gendarmes responsables de l’obéissance aux lois. Tous ces hommes n’ont pas suivi à la lettre les ordres venus de Paris. Du côté français, chacun avait du reste des motifs très sérieux pour chercher des compromis et pour transiger. L’ordre et la paix sociale étaient à ce prix. Inversement, Napoléon et ses ministres connaissaient peu les situations locales. Ils étaient dépendants en vérité des informations que leur donnaient les agents sur place. On comprend mieux alors que des postes importants, mais non de premier plan, ont été confiés à des représentants locaux. Ainsi les commissaires de police étaient souvent des natifs, ce qui facilitait leurs tâches, alors que les gendarmes étaient plutôt des Français, parce que leurs fonctions impliquaient qu’ils soient visibles – et par suite dissuasifs. Ils devaient faire respecter la loi, et non l’expliquer. Encore était-il nécessaire pour que la gendarmerie fonctionne efficacement qu’elle inclut des personnes bilingues. Car il fallait tout de même comprendre les propos prononcés par tel ou tel contrevenant (A. Lignereux).
Tous les auteurs concluent à une grande diversité de cas de figure, et donc à une francisation fort variée. Non que les peuples aient catégoriquement refusé de parler la langue du vainqueur, mais ils tenaient à leurs propres cultures et dialectes. C’est visible en Belgique notamment, où l’État napoléonien ne s’est pas donné les moyens de son ambition ou n’en a pas eu le temps. Du point de vue linguistique, on l’a dit, la contrainte était toute relative, contrairement à la conscription et à la taxation qui ont bel et bien été imposées dans tous les pays annexés ou alliés (A. Petrowski). De là l’interrogation de plusieurs des contributions sur le rôle qu’a pu jouer l’armée dans l’uniformisation et la francisation des hommes. Mais même là, l’influence française est conjoncturelle, et par suite, temporaire. En Allemagne, l’usage du français a certes augmenté lors des guerres pour reculer en période de paix, mais c’est le vocabulaire technique qui alors prévalait (Nicola Todorov). Dans la future Belgique, les soldats enrôlés dans l’armée impériale ont certes sympathisé avec des étrangers, mais préféraient de loin fréquenter leur(s) « payse(s) ». Leurs lettres en disent plus long sur leur attachement à la petite patrie ou à leur province que sur une francisation quelconque ou sur une identité belge – quelque peu prématurée (Cédric Istasse). L’armée, ciment de l’identité nationale ? Pas tout à fait pour les futurs Belges, puisqu’ils s’identifient au corps d’armée auquel ils appartiennent, sans pour autant renier leurs origines locales. Leurs lettres sont claires à ce sujet.
En bref, le français a été un instrument de communication au sommet : à savoir parmi les élites quelles qu’elles soient – armée, justice et administration, mais beaucoup moins dans les institutions qui touchaient directement les « administrés »2. Ce que l’on souhaitait d’eux, et plusieurs contributions en témoignent, c’est que ces « administrés » comprennent et parlent assez bien le français pour obéir aux ordres donnés en matière de police, de conscription et de taxation. La communication impériale de ce point de vue était limitée et intéressée. Il fallait imposer l’ordre et faire respecter le blocus, et renflouer les troupes et les caisses impériales. Les priorités de l’Empereur des Français trahissent bien ce qu’elles trahissent : à savoir qu’il visait une rationalisation de sorte à conserver sa suprématie militaire, et par suite politique. Peu importait l’uniformisation culturelle si cela devait freiner le « grand dessein de Napoléon le Grand ». Dans tous les pays, des exceptions furent ainsi promulguées afin d’adapter les lois au contexte local ou national – par souci d’efficacité, et nonobstant le Code civil3.
Il n’en demeure pas moins que Français et étrangers ont intensément communiqué, ainsi qu’en témoignent les nombreuses aventures – et parfois les mariages – entre gendarmes ou soldats et femmes du cru4. Cette communication-là semble avoir eu du succès – on souhaiterait même en savoir plus à ce sujet. À la chute de l’Aigle, ces couples furent déchirés. Les Français durent quitter leur nouveau domicile en Italie, en Illyrie ou en Hollande, parfois en laissant derrière eux leur toute nouvelle famille. Entre-temps ce sont eux qui parlaient l’idiome du lieu.
1. Où placer ces régions dans la typologie de Michael Broers : faut-il parler d’empire externe ou de zones intermédiaires ? Michael Broers, Europe under Napoleon, New York, E. Arnold, 1996.
2. M. Broers distingue bien les « administrés » des citoyens ou des sujets, op. cit, 1996, p. 10-12. Voir aussi Stuart Woolf, Napoléon et la conquête de l’Europe, Paris, Flammarion, 1990.
3. Michael Rowe, « Napoleon and State Formation in Central Europe » dans Napoleon and Europe, P. Dwyer (éd.), Londres, Longman, 2001, p. 204-224.
4. Voir sur les gendarmes mariés à des Néerlandophones, Joost Welten, Napoleons Europese Droom. De verstoring van de plattelandssamenleving in Weert, Louvain, 2007. M. Broers, The Napoleonic Empire in Italy. Cultural Imperialism in a European Context, Basingstoke, 2005. Voir aussi dans ce recueil, l’article d’Alan Forrest et divers mémoires de soldats et d’officiers français décrivent avec une forte satisfaction le succès qu’ils avaient dans les pays parcourus.