Conclusion

Certes, Aristote reste un homme de son temps et illustre bien, par sa théorie artistique, ce IVe siècle tourmenté et représentatif d’un classicisme complexe, qui annonce déjà l’époque hellénistique. On a pu dire, par exemple, que sa conception du loisir annonçait le siècle suivant, bien que son cadre fût encore la cité classique qui commençait déjà, de son temps, à paraître obsolète. Aristote a tout de l’homme grec et sa théorie artistique est caractéristique des théories artistiques de l’Antiquité. Ainsi, le beau chez Aristote, comme d’ailleurs chez les stoïciens, est une réalité objective qui obéit à des critères précis. Ce n’est pas du tout, comme plus tard chez Kant, une affaire relevant du jugement du goût et par conséquent de la subjectivité de chacun. Le beau n’est pas, comme chez Kant, universel et sans concepts. D’autre part, le goût artistique d’Aristote reste celui d’un homme, plutôt conservateur, de son siècle. Ce que nous pouvons deviner de l’art grec, à travers sa théorie, est parfaitement illustré par les progrès de la sculpture grecque dans le rendu des émotions ou encore par les recherches de la peinture macédonienne ou du nouveau canon de Lysippe, où se retrouvent certains concepts philosophiques d’Aristote.

Et pourtant, la théorie artistique d’Aristote reste fondamentale encore aujourd’hui. Sans que l’on puisse encore parler d’une esthétique, il se crée sur l’art, grâce à Aristote, un point de vue nouveau qui équivaut à une émancipation de l’art. Certes, l’art ne fait pas encore l’objet d’une science particulière. Il demeure incompréhensible sans le recours à la métaphysique, à la physique, à l’éthique, voire à la logique aristotéliciennes. Il est impossible d’expliquer ce qu’est l’art chez Aristote, si on ignore ce qu’est la substance. Impossible de comprendre la production artistique chez Aristote, sans recourir à sa psychologie. Impossible de comprendre l’action et le caractère dans une tragédie, le dessin et la couleur dans un tableau sans recourir à la théorie de la matière et de la forme. Impossible de comprendre la poésie chez Aristote, si l’on ignore ce que sont le vraisemblable et le général. Impossible enfin de comprendre la tragédie grecque ou le rôle des arts mimétiques sans être imprégné de son éthique. L’art s’étudie chez Aristote à travers sa philosophie générale. Mais que de progrès depuis Platon ! L’art a gagné en dignité. Il ne représente plus un danger qu’il faut éradiquer à tout prix ou ne permettre que dans certaines circonstances très restrictives. L’art fait partie de l’homme qui y a droit et qui peut en tirer des bénéfices très réels. On songe ici aux stoïciens qui recouraient à l’art pour introduire l’homme à la philosophie. Le point de vue n’est pas tout à fait le même, dans la mesure où les stoïciens réservaient l’art à ceux pour lesquels la philosophie était trop difficile. Tout le monde a droit à l’art, pour Aristote, qui y voit une possibilité d’accéder à la vie morale, tout en satisfaisant à un besoin esthétique universellement répandu.

Et pourtant, et malgré nos réserves, et bien que la théorie artistique d’Aristote ne soit pas une esthétique à proprement parler, nous avons tenu à intituler notre étude « L’esthétique d’Aristote », au prix d’un anachronisme, il est vrai, d’abord parce que nous avons entrevu chez Aristote, à plus d’une reprise, des accents très modernes, qui pouvaient faire penser à une esthétique moderne, et puis parce que Aristote a donné à l’art une dignité que celui-ci n’avait pas jusqu’alors.

Aristote a fait faire à la théorie artistique des progrès considérables en liant l’art à la nature. Sur le plan métaphysique, l’art ne peut se concevoir sans la nature dont il est l’analogue et qu’il imite. Sur le plan psychologique, l’art est naturel parce qu’il est lié chez tout homme à la partie rationnelle de l’âme, plus exactement à cette partie de l’âme rationnelle, tournée vers la création et dont il est une vertu. C’est dire la noblesse et le caractère naturel de tout art. Le plaisir esthétique procuré par les arts mimétiques reste aussi naturel, puisqu’il est lié à la beauté et que le beau contribue, comme nous l’avons vu, à améliorer la perception et à augmenter le plaisir.

La mimêsis, fondement des arts mimétiques, est un des grands acquis de la théorie artistique d’Aristote. Ce concept connaîtra une très grande fortune et le terme est entré dans notre vocabulaire esthétique. Là encore, la mimêsis est liée à la nature. On se rappelle que, pour Aristote, nous prenons plaisir aux représentations, au point d’aimer regarder des images d’une réalité pénible. Le plaisir cognitif de la mimêsis est naturel et il est lié à la connaissance et au plaisir qui en découle. Le plaisir de la mimêsis est universel et nous l’éprouvons dès l’enfance. Quoi de plus naturel, par conséquent, que la création, à laquelle un petit nombre, plus doué que les autres, peut s’adonner ?

La création elle-même reste naturelle. Aristote fait peu de cas de l’inspiration divine qui n’entre pas dans sa définition des arts mimétiques. C’est la mimêsis qui est à l’origine de la création, ou plutôt la pointe extrême de cette mimêsis qui explique que certains ont en eux des dons permettant la création. Ces dons sont des dispositions naturelles. C’est ce qui explique que chaque créateur recourra aux moyens de la mimêsis conformément à sa nature. Les uns seront peintres, les autres musiciens, d’autres encore seront poètes. Et, à l’intérieur de la poésie, certains se conformeront à leur nature en écrivant des tragédies, d’autres préféreront produire des comédies. Si la mimêsis est conforme à la nature, la catharsis l’est aussi. Elle touche tous les hommes, bien qu’à des degrés différents. Quelle que soit la façon dont on la comprend aujourd’hui, on peut affirmer qu’elle obéit à des mécanismes qui sont répandus chez tous et qui sont, par conséquent, conformes à la nature de l’homme.

De la nature, on peut rapprocher le naturel dans l’art, dont Aristote se montre un fervent adepte. Le vraisemblable, qui a un sens très précis dans la philosophie d’Aristote, favorise le naturel. Il n’y a aucune place, comme nous l’avons vu, pour le merveilleux ou le romanesque chez Aristote, bien que l’imprévu et le surprenant, lorsqu’ils se plient à certaines règles, doivent être recherchés. Le jeu artificiel de certains acteurs est condamné. La mise en valeur des émotions, particulièrement de la crainte et de la pitié, laisse le champ libre à l’expression de l’humain en nous, universel et par conséquent naturel, même si, comme nous l’avons vu, ces émotions portent à certains égards la marque de leur époque. Ces émotions nous concernent, dans leur ensemble, encore aujourd’hui. Le langage poétique témoigne aussi de la recherche du naturel. Il faut que le mot soit juste, que l’expression ou le vers soit approprié à l’effet recherché dans un genre littéraire déterminé.

En même temps qu’une conformité à la nature, Aristote cherche à atteindre l’universel dans les arts mimétiques. Nous avons vu qu’il avait dépouillé la Poétique de pratiquement toute allusion à la religion grecque et au cadre de la cité, même si la cité se réintroduit par ailleurs dans sa théorie artistique. C’est là une façon de procéder d’un grand maître. En enlevant toute référence trop particulière à la civilisation grecque, Aristote a permis à la Poétique de traverser les temps et de servir de livre de chevet à un très grand nombre de dramaturges et de théoriciens du théâtre, particulièrement en Italie à la Renaissance, dans la France du XVIIe siècle, dans l’Allemagne du siècle suivant, mais aussi dans toute l‘Europe d’une façon générale et à des périodes plus proches de nous, pour se conformer à la théorie aristotélicienne ou au contraire pour la combattre.

Le général ou l’universel, c’est aussi ce qu’Aristote essaie d’atteindre à travers la tragédie. Nous avons vu comment toute la Poétique découlait du général et du vraisemblable, comment l’action devait être universelle et nécessaire, combien l’intervention divine, la fortune, le hasard et le merveilleux d’une façon générale devaient être limités à certaines parties bien précises de la pièce dramatique, où ils pouvaient à la rigueur être justifiés.

C’est peut-être cette recherche de l’universel qui, jointe à la présence d’une systématisation d’Aristote, explique le décalage entre la tragédie attique, sous ses formes diverses, et la théorie prônée par la Poétique. On peut aussi expliquer en partie ce décalage par le très grand nombre de tragédies à la disposition d’Aristote et par notre propre ignorance de ces tragédies. La synthèse faite par Aristote nous paraît remarquable, en même temps qu’influencée par sa propre philosophie.

Reste le problème de la politique. C’est peut-être l’aspect le plus étonnant de la théorie artistique d’Aristote qui, comme tous les autres philosophes de l’Antiquité, n’a pas connu l’art pour l’art, à l’exception de Philodème de Gadara, qui conseillait de ne chercher dans l’art que le plaisir esthétique. L’attitude de Philodème est tout à fait étrangère à l’esprit de la philosophie antique. Que l’on songe aux stoïciens pour qui l’art devait être quelque chose d’utile, en prélude à une formation philosophique que certains d’ailleurs ne pourraient jamais acquérir. Aristote ne va pas jusqu’à dire que tous les arts sont utiles. On se souvient que pour lui le dessin pouvait avoir un côté utile, tout en introduisant au plaisir esthétique. On se souvient aussi que la musique pour lui n’était pas un art utile, ni nécessaire, mais que c’était un plaisir noble et formateur dans l’acquisition d’une vie morale, en même temps que c’était une occupation digne d’un homme libre et noble.

Politique et morale sont intimement liées chez Aristote. Les arts mimétiques sont sources de vertus et nous avons relevé très souvent la valeur morale de la théorie aristotélicienne de l’art. En même temps, la morale n’existe pour Aristote que si la cité s’en porte garante. Pas de morale sans cité. La morale a d’ailleurs, d’après la Politique, un aspect relatif, puisqu’elle doit être adaptée au régime politique de la cité, régime qui, d’après Aristote, doit, bien sûr, être le meilleur possible. Il y avait là un danger. L’art aurait pu se mettre au service de la cité et servir de moyen de propagande pour des causes qui ne seraient pas forcément honorables. Aristote a su éviter ce danger en faisant des arts mimétiques le meilleur moyen d’acquérir les vertus morales. Il s’est contenté de démontrer la valeur de la musique dans notre formation morale, en s’appuyant sur la nature particulière de cet art mimétique, mais il est bien évident que pour lui les autres arts ont aussi un effet moral sur nous. La poésie par exemple régule nos émotions qu’elle canalise, faisant de nous des êtres moins livrés au déséquilibre émotionnel. Les arts mimétiques pour Aristote nous apprennent à ressentir de façon juste et à prendre du plaisir là où il le faut.

La théorie aristotélicienne de l’art est riche de leçons pour nous encore aujourd’hui. Bien qu’elle soit inachevée et partielle, bien que nous ayons aimé avoir plus de développements sur bien des points et que nous nous heurtions à de très nombreuses difficultés et à des contradictions parfois insolubles, elle reste un ensemble grandiose et porteur d’espoir pour le bonheur de l’humanité. Quoi de plus beau en effet que de devenir meilleur et même plus vertueux, simplement en contemplant de belles œuvres ou en écoutant de la musique ?