Marie enfila son short blanc, son polo bleu Lacoste, ses tennis. Ici, à Hammamet, elle appréciait par-dessus tout s’habiller léger et comme elle l’entendait.
« Je ne suis pas ridicule malgré mes 65 ans », songea-t-elle.
Elle fourra dans son sac de plage la crème solaire, son roman en cours, son chapeau, son étui à lunettes.
Elle vérifia sa coiffure, puis son maquillage. Elle attrapa la montre dans sa valise, la glissa à son poignet.
Attablée à leur table, Sophie l’attendait pour le petit-déjeuner.
Marie dépassa l’interminable buffet. Fromages, charcuteries, fruits, brioches, croissants s’alignaient en abondance. À peine assise, le jeune serveur disposa devant elle son thé et le café pour Sophie.
Il était huit heures. Comme chaque matin depuis un mois, elles se retrouvaient sur l’immense terrasse, face à la mer.
— Tu as bien dormi ? s’enquit Sophie.
Un rituel.
— Oui, et toi ?
— Très bien.
— Je te prends du pamplemousse ?
Marie se leva et revint avec deux coupes emplies à ras bord de quartiers de pamplemousse frais. Pelés, juteux à souhait. Elles savourèrent.
Le froid en France sévissait, et la pluie, et la déprime. Ici, soleil sans cesse renouvelé. Depuis sept ans, fin janvier début février, hors période de vacances scolaires, elles venaient dans ce grand hôtel d’Hammamet. Elles y étaient accueillies avec attention, déférence et respect. Depuis les attentats, le personnel redoublait de sollicitude, de prévenance, les traitant comme des reines.
Sophie lui avait proposé cette escapade juste après le décès de Jean, « pour te changer les idées », avait-elle déclaré. « Partons toutes les deux. »
Ainsi, chaque année maintenant, Sophie abandonnait son mari pour accompagner Marie. Par amitié et pour voir du monde aussi.
Cette équipée s’était révélée une bonne idée. Le luxe, le confort, l’indolence, l’égoïsme même à ne penser qu’à elles, avaient peu à peu guéri Marie de son chagrin.
Mon pauvre Jean ! pensa-t-elle. Tu m’as manqué mais à présent ce n’est plus de toi précisément dont j’ai besoin. J’ai besoin d’un compagnon, quel qu’il soit. D’une présence tout simplement. Pour combler ma solitude.
Sophie se leva. Elle remplit à son tour les coupes de pamplemousse. Provision d’énergie pour le retour en France.
Sur la plage, en bas de la terrasse, leurs transats les attendaient. Marie aperçut la silhouette familière : le vieux Tunisien ratissait le sable.
Sophie soudain s’exclama :
— Je ne connais pas cette montre !
Marie tendit son poignet. Sophie écarquilla les yeux et baissa instinctivement la voix :
— Tout autour du cadran, je rêve ou ce sont des diamants ?
Marie sourit.
— Je ne te l’avais jamais montrée ?
— Mais non !
Sophie ne pouvait arracher son regard des petites pierres brillantes.
— C’est pas vrai ! Le bracelet est en or ?
Marie opina de la tête :
— Le cadeau de Jean... pour nos fiançailles.
Fiançailles. Quel mot stupide, songea-t-elle. Désuet, erroné… et qui a toujours cours.
Elle précisa :
— Une pièce unique réalisée par Bouchon, place Vendôme.
Sophie resta muette, puis :
— Fais voir encore.
Marie présenta à nouveau son poignet.
— Trois, quatre… cinq diamants ! compta Sophie. Elle doit valoir bonbon ?
— Tu n’imagines pas !
— Tu ne vas pas la garder à ton poignet pour te rendre à la plage ?
Marie haussa les épaules.
— Je t’ordonne de l’enlever ! marmotta Sophie. Tu peux la perdre ! Pire, on peut te la voler !
Marie haussa à nouveau les épaules. Sophie s’énerva :
— Crois-moi, ici ils s’y connaissent pour écouler la marchandise. Elle a beau être unique, elle sera très vite revendue. Ôte-la !
Marie soupira, mais se rendit aux arguments de son amie. Elle ouvrit son sac, sortit de l’étui ses lunettes et chaussa celles-ci. Ce mot chausser était ridicule aussi. Elle plaça la montre dans l’étui, comme un bébé dans son berceau.
— La voilà à l’abri des convoitises. Tu es contente, maintenant ?
— Oui, je préfère.
Marie enfouit l’étui dans son sac. Sophie n’allait pas s’arrêter là, Marie le comprit. Son amie allait lui ordonner de remonter dans sa chambre pour placer la montre dans le coffre-fort.
Elle préféra couper court :
— Bon, Sophie, on y va, pour notre dernier jour.
Depuis un mois – ainsi à chacun de leur séjour –, avant que le soleil ne cogne trop, de neuf à onze heures : plage. L’après-midi, sieste puis visite à la médina. Les premières années, elles avaient découvert Sidi Bou Saïd, Nabeul, Korbous, Bizerte.
Aujourd’hui, après la plage, ce serait : direction l’aéroport de Tunis. Dans leur chambre, les valises étaient prêtes. Le car les attendrait à onze heures tapantes. La veille, Marie avait proposé à Sophie de s’exposer une dernière fois aux caresses du soleil. Cette dernière, d’abord étonnée, avait fini par accepter.
— Après tout, pourquoi pas ! Plutôt que de se morfondre à l’hôtel.
Elles s’allongèrent sur les transats. La plage était déserte. Les vendeurs de tapis, breloques en tout genre, foulards ou chameaux en peluche ne se pointaient qu’à onze heures.
Sur l’étendue de sable, seul, celui qu’elles appelaient le vieux Tunisien, Djamel, semblait veiller sur la mer. Il les aperçut, ratissa encore un peu, puis s’appuya sur le manche de son râteau. Ces deux touristes-là n’étaient pas embêtantes. Elles ne prêtaient guère attention à lui et il pouvait rester tranquille devant la mer à ne rien faire.
Djamel replongea dans sa rêverie. Ses 68 ans lui pesaient. Il avait toujours travaillé à l’entretien de cette plage. Depuis la construction de l’hôtel en 1960. Son boulot : nettoyer le rivage le matin de bonne heure, avant l’arrivée des touristes et le maintenir propre tout au long de la journée. Pour un faible salaire.
Depuis quelques années, sa paye se résumait à une peau de chagrin. Le gérant lui avait suggéré de quitter l’emploi. « Je ne peux plus vous rémunérer. Ou si peu. » Pour quelques dinars, il continuait. Femme décédée, enfants partis, retraite misérable. À quoi aurait-il occupé ses journées ?
Il avait des rêves pourtant. Devant la mer, il s’octroyait des voyages. Il accostait sur des côtes lointaines, découvrait de nouveaux paysages. De toute sa vie, il n’avait pu les réaliser. Il aurait tant aimé connaître, un certain temps, un ailleurs. Un mal au dos persistant le cisaillait.
Il se revit, gamin, courant sur cette étendue de sable, adolescent nageant dans cette mer. Il avait passé l’essentiel de sa vie à cet endroit. Il n’y avait pas vécu malheureux. Mais il y avait été prisonnier. Pour gagner sa vie comme on dit. Sa misérable vie...
Il observa les immeubles. Le lieu avait tellement changé. À partir des années 1960, après la décolonisation, les hôtels de luxe avaient poussé comme des champignons, dénaturant le paysage. Jusqu’alors occupée par les familles tunisiennes, la plage était devenue une plage de touristes. Ceux-ci, attirés par la vie peu chère, affluaient par charters. Un petit train de couleur rose criard, pour visiter la ville, avait même circulé dans la magnifique médina et sous les remparts datant du milieu du xiiie siècle !
Le tourisme à grande échelle avait connu son apogée dans les années 1990-2010. Maintenant, les Occidentaux boudaient la Tunisie. À la basse saison, restaient seulement les retraités, comme ces deux vieilles dans leurs transats.
Un homme en djellaba passa et jeta son mégot. Djamel se baissa pour le ramasser. L’homme avait-il agi volontairement ?
Le gérant avait beau dire : son travail était toujours utile. Les passants, touristes et autochtones, souillaient le sable de cigarettes, canettes ou verres vidés de leur cocktail. Pollution.
Les haut-placés du gouvernement, avec la COP21, le faisaient bien rire. Il était prévu de réduire de 13 % le carbone d’ici à 2030, même de 28 % avec les aides internationales… mais les autres pollutions ? Pollution visuelle, pollution par les déchets, pollution marine, etc. Djamel était pauvre, mais il savait voir et réfléchir.
Il enfonça son râteau. Sous le sable, souvent, il découvrait des verres, parfois des pièces, quelquefois un billet.
Ces jours-là, c’était jours de soleil.
Marie, derrière ses lunettes, observait le vieux Tunisien.
— Cet homme a une attitude servile. Il agit comme au temps de la colonisation, dès qu’un touriste est passé, il se précipite pour ratisser, lui avait une fois déclaré Sophie.
Marie n’avait pas répondu.
Cet homme, grand, mince, distingué, habillé pauvrement, elle le trouvait digne. Elle le trouvait beau. Tout le contraire de mon défunt Jean, petit, rondouillard. En fait, j’ai toujours préféré les grands minces foncés de peau. Il a la majesté des statues du musée d’Orsay. Ces bustes d’hommes orientaux, dans le hall du musée, l’aimantaient à chacune de ses visites.
S’il n’y avait eu Sophie, elle se serait risquée à l’aborder. À quoi songeait-il toute la journée, accoudé sur son râteau, devant la mer ? Il avait l’air si pauvre. L’injustice de la vie était toute résumée dans cette image : elle avec son argent et lui si pauvre.
Djamel l’avait d’abord intriguée, puis, au fil des années, il avait accaparé ses pensées. Elle n’en avait bien sûr rien dit à Sophie. Une nuit, elle avait même rêvé qu’il partageait sa vie. Non, elle, elle partageait sa vie. Dans son rêve, elle avait décidé de ne plus retourner en France. Marie ferma les yeux. Fantasme. La frontière entre leurs deux mondes était infranchissable. Mais divagation délicieuse.
Elle s’assoupit.
— C’est l’heure, Marie !
La voix autoritaire de Sophie la réveilla. Djamel était toujours là. Silhouette évidente devant la mer éblouissante.
Lentement, elle ramassa ses affaires.
— Tu te presses !
Sophie s’angoissait, elle avait peur de rater le vol. Marie plia sans se presser sa serviette, laissant Sophie décamper.
Elle attrapa son sac. Le temps d’un éclair, elle réalisa qu’elle ne reviendrait pas l’année prochaine. Ni les années suivantes. Plus jamais. Le vieux Tunisien ne serait plus là, devant les flots, appuyé sur son râteau.
Elle songea qu’elle allait réaliser un geste de liberté total. Le seul geste de liberté qu’elle ait jamais accompli de toute sa vie.
Elle plongea une main dans son sac. L’étui, alourdi du poids de la montre chuta sur le sable, sans bruit.
— Tu viens, Marie ? appela Sophie.
— J’ai du sable dans mes tennis, prétexta-t-elle. Je te rejoins dans deux secondes.
Elle se tourna vers la mer et fit semblant d’ôter de ses chaussures les grains imaginaires. À la place qu’elles occupaient quelques instants plus tôt, le vieux Tunisien passait son râteau, se baissait.
— Le car nous attend, Marie !
Il se releva et ouvrit l’étui.
De loin, elle perçut son étonnement. Djamel regarda autour de lui, l’aperçut. Marie mit sa main en avant pour stopper tout élan de sa part, décourager tout geste d’honnêteté.
Puis, elle se mit à courir. À courir droit devant elle.