5.
Il est trois heures. Maleeya Bayarlag s’est endormie. Mais lui, Mevlido, non.
Trois heures, puis quatre heures.
Impossible de dire si maintenant Mevlido est ou non plongé dans le sommeil. Lui-même l’ignore. Il ne cherche pas à approfondir la question et il se lève. Derrière lui, Maleeya ne réagit pas. Elle est couchée en travers du lit, totalement découverte, les fesses à l’air. Il s’habille, il referme avec précaution la porte de l’appartement, il sort de l’immeuble et il commence à marcher dans les rues. Quelque chose l’attire vers l’avant. Il se déplace comme nous, comme dans un rêve. Il va au hasard sans s’interroger sur le hasard. Au hasard et vers l’avant.
Autour de lui, Poulailler Quatre se tait. Seul le bruit de ses pas résonne entre les murs. Plus de gramophone, plus de clameurs subversives, plus le tic-tac des couteaux chinois sur les planches à découper, dans les endroits où les réfugiés chinois se regroupent. Plus les éclats de voix des insomniaques, les appels des drogués qui soubresautent dans leurs excréments et qui ont peur. Tout s’est calmé. Les oiseaux, eux aussi, sont tranquilles. Ils dorment ensemble, en hordes compactes, comme si la température était très basse ou comme si une frayeur de fin du monde les obligeait à se tasser les uns contre les autres. À certains endroits, un être collectif, duveteux, s’étale en travers de la rue et bloque le passage. Mevlido piétine cette masse mouvante, avec dégoût il progresse au milieu des fouettements d’ailes.
L’odeur des volailles lui donne envie de vomir.
Il reçoit des coups de bec sur les jambes.
Au-dessus de la ville, la lune pleine a diminué de volume.
Elle s’est durcie, elle envoie vers la terre une lumière méchante.
Mevlido remonte Factory Street, Gunmen Street, Palm Avenue, Market Street. Après quelques minutes d’errance, il se fixe pour objectif la gare désaffectée de Container Avenue. Autrefois, dans Poulailler Quatre et dans les territoires adjacents, il y avait des centaines, des milliers de gares. Celle de Container Avenue a été interdite au public car une partie de la salle des pas perdus menaçait de s’écrouler, mais on ne l’a pas dynamitée comme d’autres bâtiments officiels, à la fin de la guerre ou après. On peut y entrer. Mevlido aime l’atmosphère qui y règne, surtout la nuit. Moi aussi.
Il arrive devant la gare. Tout est noir à l’intérieur. Une moitié de porte a été arrachée de ses gonds, il se glisse dans l’ouverture. Les ténèbres du hall l’engloutissent. Il essaie de ne pas suffoquer, car ici des animaux et des humains ont soulagé leur vessie et leurs intestins depuis des décennies sans nombre. Il traverse la puanteur et il sort de l’autre côté, sain et sauf, sur les quais. Il peut alors se remplir les poumons d’air frais.
Il s’immobilise. Seule sa cage thoracique remue.
La lune déverse ses acides sur l’image.
Mevlido respire. Il se tient planté sur le quai numéro un. La plate-forme est en bois. Il suffit de bouger un peu pour qu’elle craque. Mevlido lève la tête vers la lune et il la regarde longuement.
– On n’a pas l’impression qu’elle soit réelle, dit une voix à côté de lui.
– Ah, Gorgha, dit Mevlido.
L’autre quitte l’ombre qui le dissimulait complètement. Il est grand, d’une taille impressionnante, même.
Je dis il, par référence à son statut de corbeau, mais je devrais dire elle, car Gorgha est un corbeau femelle. Avec des plumes lisses, brillantes, noir électrique, presque bleu, d’une propreté impeccable, c’est même une femelle de toute beauté. On peut aussi admirer son bec couleur fumée, puissant, ses yeux miel sombre cerclés de noir.
– J’étais justement en train de me demander si je rêvais ou non, dit Mevlido.
– Ben, tu vois, dit Gorgha.
Ils se taisent quelques secondes.
– J’ignorais que tu te baguenaudais dans le coin, dit Mevlido.
– Tu attends l’express de quelle heure ? demande Gorgha sur un ton sarcastique.
– Je n’arrivais pas à dormir, dit Mevlido.
– Rien ne roule ici depuis la fin de la guerre, rappelle Gorgha.
– Bah, dit Mevlido. Malgré tout. On ne sait jamais ce que.
Ils rêvassent un moment sans rien dire. Ils contemplent une citerne qui rouille de l’autre côté des voies. La gare est semblable à une gare de western, elle rappelle ce qu’on voyait au cinéma dans les films tournés au siècle d’or du cinéma, il y a maintenant de cela un peu moins de trois cents ans. Tout est en bois, tout est désert, les rails disparaissent en droite ligne vers le rien, et, sur un quai fait de vieilles planches décolorées, deux personnages se tiennent, taciturnes, comme des tueurs à gages avant l’action.
Deux héros peu bavards. L’un d’eux est un corbeau femelle de toute beauté.
C’est la pleine nuit, un grillon chante doucement.
La poussière blanchoie. Des pas se sont imprimés dedans comme dans de la neige. Au-dessus du quai il y a des lampes accrochées à des fils, mais aucune ampoule n’est allumée. L’éclairage vient du ciel. Il vient du ciel noir qui sur l’image projette des goudrons, des encres, du blême.
On croyait s’être installé à l’intérieur d’une photographie sans surprise quand soudain se manifestent deux individus patibulaires supplémentaires. Jusque-là ils s’étaient confondus au décor, l’un collé à un mur, l’autre effacé contre un poteau, et les voilà qui maintenant s’animent. Ils surgissent bruyamment à trois mètres de Mevlido, avec une décontraction de baroudeurs. Ils ne font aucun signe de connivence à Gorgha, ils tournent le dos et ils s’éloignent à pas lents. Mevlido n’a pas eu le temps de distinguer leurs traits, il ne sait même pas si eux aussi, comme Gorgha, ont le visage couvert de plumes. Sous leurs bottes en cuir, les planches se lamentent. Ils ont des tenues militaires, des chapeaux de brousse. Ils atteignent la fin de la plate-forme et ils s’arrêtent. Devant eux débute un petit escalier, six ou sept marches. On dirait qu’ils analysent ce qu’il y a au-delà du quai, en contrebas. Ils se penchent vers l’ombre.
– Des amis à toi ? demande Mevlido à Gorgha.
– Ils font partie de l’équipe, biaise Gorgha.
Mevlido approuve d’une nasale.
– Ils veillent sur ma sécurité, complète Gorgha. C’est mal famé, ici, on m’a dit.
On a du mal à comprendre ce que les gardes du corps de Gorgha inspectent avec tant d’attention. Sur les voies abandonnées se dressent des buissons maigres, des termitières hautes d’un demi-mètre. Il n’y a aucune activité d’aucune sorte. Rien ne souffle ni ne bouge. La végétation est totalement grise.
Les deux baroudeurs ne font plus aucun mouvement. On dirait deux bandits empaillés qui auraient abouti à l’intérieur d’une image fossile.
Silence.
Le grillon chante.
Après une minute où rien n’advient, Gorgha se dirige vers un appentis délabré, probablement un endroit où jadis travaillaient le chef de gare ou un employé qui répondait aux questions des voyageurs. La façade minuscule est percée d’une petite fenêtre devant laquelle a été rabattu un volet de bois. Gorgha introduit la main dans une rainure et elle soulève la planche. Importunée par la manœuvre, une araignée de taille moyenne file le long du mur, tout d’abord très éclairée et très élargie par ses ombres, ensuite invisible sous le rebord du toit.
Maintenant, le guichet est ouvert.
Dans l’espace réduit de l’appentis, on devine une chaise, et, juste au-dessous de la petite fenêtre, une tablette en bois blanc sur quoi l’employé devait s’accouder quand il donnait des renseignements ou faisait des annonces. Sur la tablette reposent encore deux carnets à souche, quelques crayons, un microphone.
– J’ai des instructions à te transmettre, dit Gorgha.
– Ah, dit Mevlido. De la part de qui ?
– De la part de Deeplane.
Mevlido émet une voyelle incertaine. Il ne commente pas.
– Deeplane, tu situes, hein ? vérifie Gorgha.
– Bah oui, dit Mevlido.
En réalité, il n’en est pas si sûr. À l’énoncé de ce nom, il a revu un bureau éclairé d’une lampe, et, derrière, une tête intelligente, une physionomie dure, austère, et un regard dirigé sur lui – inquisiteur, autoritaire, comme seuls peuvent en lancer un officier supérieur ou un médecin. Mais, presque en même temps, cette image a commencé à se dégrader et à fondre. Pendant une demi-seconde, cela a ressemblé à un souvenir. Mais quoi, un souvenir. Non, sa mémoire ne peut rien contenir de tel, c’est impossible. Deeplane n’existe pas, n’a jamais existé, il n’a jamais fait partie de la vie de Mevlido. Jamais ils ne se sont rencontrés. Les organisations criminelles auxquelles Mevlido a appartenu dans sa jeunesse et plus tard n’ont jamais eu un fonctionnement aussi institutionnalisé, avec des chefs assis sous une lampe de bureau, recevant leurs subordonnés sans les inviter à s’asseoir. Ou peut-être si, Mevlido a connu cela, à un moment où la révolution mondiale contrôlait encore quelques régions du globe, du temps de Verena Becker, par exemple. Ou après, dans les périodes de guerre civile ou de guerre noire. Il ne sait pas trop, il ne sait plus. Il lui semble qu’il ne s’est jamais trouvé dans une situation où un type nommé Deeplane pouvait l’examiner avec sévérité, dans une pièce sombre, au cœur de la nuit, en lui donnant des ordres. Et aussitôt il dérive vers une certitude contraire. Il sait parfaitement qui est Deeplane. Non, il n’a jamais entendu parler de Deeplane. Ou plutôt si, ils ont travaillé ensemble, ils ont assassiné ensemble. Ils ont comploté ensemble. À la rubrique Deeplane, sa mémoire fourmille d’histoires. Enfin, non. À la rubrique Deeplane, sa mémoire est vide.
– Je dis transmettre, mais il s’agit plutôt de te les rappeler, précise Gorgha.
– Tu crois que c’est nécessaire ? hésite Mevlido.
Mais on se rend compte qu’il bluffe.
– Au cas où tu les aurais oubliées. On ne sait jamais, avec ta mémoire.
– Quoi, ma mémoire, proteste Mevlido.
– Deeplane m’a demandé de te les rappeler, que tu le veuilles ou non, dit Gorgha.
– Bon. Vas-y, je t’écoute, dit Mevlido.
Il se concentre. Deeplane n’est plus qu’une tache brouillée parmi d’autres archives confuses, au milieu d’autres figures confuses, dans le capharnaüm où il remise en vrac vrais et faux souvenirs, images de films, élucubrations post-exotiques ou bribes de songes ou de vies antérieures.
– Premièrement, ne prendre aucun contact avec les araignées, quelles que soient les circonstances, commence à réciter Gorgha. Ne s’autoriser aucune privauté en leur compagnie, ne pas leur parler. Faire comme si elles n’existaient pas.
– Faire comme si elles n’existaient pas, approuve Mevlido.
– C’est aussi valable pour les enfants-soldats, ajoute Gorgha. Ne pas parler aux enfants-soldats. Ni aux araignées, ni aux enfants-soldats.
– Je sais, fait Mevlido.
– Deux, poursuit Gorgha. Respecter la morale prolétarienne. N’enfreindre la morale prolétarienne sous aucun prétexte. Rester ferme sur ses positions de classe.
– Quelles positions de classe, bougonne Mevlido.
– C’est les instructions, dit Gorgha. Ne m’interromps pas. Trois, ne pas se mettre entre les mains des psychiatres. Si malencontreusement on se trouve en face d’un psychiatre, nier.
– Nier, répète Mevlido.
– Nier jusqu’à la dernière extrémité, insiste Gorgha.
– Compris, dit Mevlido.
– Faire comme pendant les autocritiques, insiste encore Gorgha. Parler de n’importe quoi ou aborder les sujets sensibles de façon incompréhensible ou grotesque.
– Bon, dit Mevlido.
– Et surtout ne pas craindre de passer pour un moins que rien, développe Gorgha.
– Je n’ai jamais eu peur de ça, assure Mevlido.
– Quatre, continue Gorgha. Sonia Wolguelane.
– Sonia Wolguelane, répète Mevlido.
– N’entrer en relation avec elle que si l’on est aux abois. Il s’agit de quelqu’un de très peu sûr.
– Aux abois comment ? murmure Mevlido.
– Aux abois, s’entête Gorgha. Le terme dit bien ce qu’il veut dire.
Ensuite, Gorgha se tait. Ils restent tous deux l’un à côté de l’autre. Ils écoutent le grillon qui stridule avec régularité.
– C’est tout ? s’informe Mevlido.
– Oui, confirme Gorgha. Un, deux, trois, quatre. C’était un rappel.
Ils écoutent encore un peu le chant nostalgique du grillon, puis Gorgha glisse une épaule dans l’ouverture dont elle a relevé le volet tout à l’heure. On entend un crayon qui roule sur la tablette et tombe à terre. Elle touche le micro, elle repère le câble électrique qui l’alimente, elle tâtonne sur la cloison, juste en dessous du guichet. Elle tâtonne pendant une bonne demi-trentaine de secondes. Puis elle trouve ce qu’elle voulait – un interrupteur.
Elle appuie dessus.
Un claquement sec.
Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, la sonorisation est en état de marche. Les haut-parleurs de la gare aussitôt diffusent des froissements de plumes et des raclements, car Gorgha voudrait détacher le micro de son socle et le tirer vers elle à l’extérieur, mais l’appareil résiste et, finalement, elle doit renoncer à parler dans des conditions de confort optimales. Elle fourre le haut du buste dans l’ouverture, et maintenant elle incline la tête vers l’autre tête, métallique.
Alors retentit, dans l’immobilité et le vide de la gare, au-dessus des rails qu’une dentelle de rouille dévaste, une phrase. Puis une autre. Les échos sont embués de crachats magnétiques, chaque syllabe ricoche sur des obstacles ou des gouffres.
– Ici Gorgha, j’appelle la base, dit Gorgha. Contact établi. Message délivré. Aucune perte en hommes et en matériel.
L’annonce met du temps à s’éteindre. Elle se répercute dans l’espace anguleux de la gare, elle flotte au-dessus de la poussière, au-dessus des planches noires et des planches crayeuses. Elle dépasse les deux gardes du corps, toujours statufiés devant le petit escalier, elle va vers les termitières, vers la nuit indistincte et au-delà. Après l’annonce, Mevlido lève le bras et il pose la main sur l’omoplate gauche de Gorgha, sur les plumes bleu très sombre, chaudes, crissantes.
Il les touche. Elles sont chaudes, crissantes.
Il les touche pour attirer l’attention de Gorgha, sans appuyer, mais, en même temps, son geste ressemble à une caresse.
Gorgha se crispe. Elle n’aime pas ces familiarités, tout l’indique.
Elle s’est un peu redressée, elle se tourne vers Mevlido avec brusquerie.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ? demande-t-elle.
– En dehors de ces quatre points… commence Mevlido, puis il s’arrête.
– Ça te dérangerait de finir ta phrase ?
– Sur Verena Becker, est-ce que Deeplane a dit quelque chose ? s’enhardit Mevlido.
– Sur qui ?
– Verena Becker, bredouille Mevlido.
– Non, il n’a rien dit, s’impatiente Gorgha en tortillant l’épaule pour que Mevlido enlève sa main.
Déjà elle se penche une nouvelle fois vers le micro.
– Repli, ordonne-t-elle. Repli immédiat sur positions préparées à l’avance !
– Ça me concerne aussi ? demande Mevlido.
Gorgha fait non d’un bref hochement du crâne.
Puis elle coupe le courant, abandonne le micro, essaie de rabaisser le volet devant le guichet. Les rainures sont encrassées. Le volet proteste, il se coince à mi-parcours. Il reste là, ni levé ni baissé. Gorgha fait un geste qu’il est difficile d’interpréter, de lassitude, peut-être, ou d’indifférence.
Elle sourit à Mevlido et, sans un mot d’adieu, elle le quitte.
Elle se hâte vers ses compagnons.
Elle les rejoint à l’extrémité du quai. L’un des deux se place devant elle, l’autre la suit. Ils commencent à descendre tous les trois l’escalier de service puis, sans transition, ils disparaissent.
– Eh ! crie Mevlido. Le volet !…
Plus personne déjà n’est là pour lui répondre.
– Eh ! crie-t-il de nouveau. Le volet ! Je le ferme, ou c’est sans importance ?