8.

Ce même jour, un jeudi. Disons le jeudi 19 de ce même mois. Quand on regardait avec attention, on voyait une goutte qui roulait sur la tempe de Mevlido, et ensuite sur sa joue. On était dans un immeuble de Memorial Avenue, la plus longue artère de la ville, au quatrième étage. Dans un cabinet médical. Spécialité : maladies nerveuses, troubles du comportement, anxiétés professionnelles. L’après-midi avançait. Derrière la fenêtre, le ciel était immobile, bloqué sur une violente couleur d’ardoise.

Mevlido ne disait plus rien. Il sentait la progression de la goutte qui s’était formée à la naissance de ses cheveux. Elle roulait lentement vers le bas de sa mâchoire.

Après un court moment, la psychiatre lui répéta qu’il devait parler, que parler le soulagerait, que parler était salutaire, surtout dans son cas. Puis elle se tut. Elle avait un visage peu ordinaire, comme les jolies femmes qui ont été renardes ou belettes dans une vie antérieure. Elle s’appelait Maggie Yeung.

– Surtout dans mon cas… marmonna Mevlido, assommé par tout ce que contenait l’expression.

Il était revenu chez la psychiatre par défi personnel plus que pour suivre les conseils de Maleeya Bayarlag, et maintenant il le regrettait. Depuis le début de la séance, il se tenait sur la défensive.

Il secoua la tête.

Au cours de la séance précédente, le lundi d’avant, elle lui avait demandé d’exposer ses problèmes. Vous pouvez dire tout ce que vous avez sur le cœur, avait-elle proposé après l’avoir fait asseoir. Personne ne vous juge. Moi, je ne compte pas. Elle avait commencé à l’écouter sans intervenir, et lui, impressionné par son visage de carnassier, il avait eu la faiblesse de raconter d’entrée de jeu que sa compagne était morte, martyrisée par des enfants-soldats, et qu’il vivait à présent avec une malade mentale qui souvent le confondait avec son ancien mari, un homme qu’une bombe avait déchiqueté dans un autobus. Ensuite, s’étant rendu compte qu’il avait dévoilé des détails intimes qu’il aurait bien mieux fait de laisser dans l’ombre, il avait choisi d’obliquer vers le domaine des rêves, à son avis moins sensible, mais, malheureusement, il s’était embrouillé. Là encore, il en avait trop dit. Il avait expliqué, par exemple, qu’il avait toujours du mal à établir si un souvenir se rapportait à une expérience vécue dans la réalité ou vécue en songe. Il avait ajouté que dans ses rêves, souvent, des gens mouraient pour lui permettre de continuer à vivre. Des femmes, en particulier. Il y a des moments où je me sens responsable de leur mort, avait-il dit d’une voix oppressée. Objectivement, je n’ai joué aucun rôle dans leur disparition, que ce soit dans mes rêves ou ailleurs. Mais j’ai l’impression que c’est à cause de moi qu’elles ont été frappées, je veux dire… parce qu’elles ont eu le malheur de me rencontrer… un jour elles ont eu ce malheur… leur contact avec mon existence a donné cela… Il avait réussi à ne pas revenir sur la fin de Verena Becker, il avait contourné l’évocation de cette horreur, l’énumération des sévices, le rire des adolescents autour de leur victime, l’agonie. Dans sa hâte pour parler d’autre chose, il avait émis des considérations générales sur la mort, insistant sur le fait qu’il n’éprouvait aucune attirance morbide pour la mort, pour sa propre mort, et que, bien au contraire, il devait en permanence refouler cette idée dans des zones reculées de sa conscience pour ne pas se mettre à hurler de peur. Il s’était alors aperçu qu’il s’était de nouveau fourvoyé sur des sujets où il ne contrôlait pas grand-chose et il avait brusquement changé de thème – se rabattant sur la monotonie de son quotidien, sur sa vie professionnelle, sur le commissariat et le rituel des autocritiques devant les masses. Je viens vous voir en avant-première, avait-il essayé de plaisanter. Il faut que je m’entraîne. Dans une semaine, je devrai de nouveau faire mon autocritique devant mes collègues. Puis il avait mentionné sa lassitude, son inappétence, et dès lors il n’avait pas dévié dans son discours. Mais il était déjà trop tard ; en la regardant qui prenait des notes sans émettre de commentaire, il savait que pendant la première partie de l’entretien il s’était épanché au-delà du raisonnable. Pour finir, il avait remis en cause les jugements que le commissaire Berberoïan portait sur lui. Il a peur que je perde les pédales, avait-il bougonné. Il me mesure d’un air méfiant, comme si j’étais devenu imprévisible ou dangereux. Alors que je. Ne me dites pas que. Ne me dites tout de même pas que. La psychiatre l’avait laissé s’interroger. Elle n’avait ni infirmé ni confirmé l’opinion de Berberoïan. Et c’est aussi pour cela que si vite il était retourné la voir : pour l’entendre dire ce qu’elle pensait de lui.

Et elle : C’est salutaire. Surtout dans votre cas.

Au-dessus de Maggie Yeung, un ventilateur colonial brassait la chaleur sans modifier la température. La fenêtre était entrouverte. Une moustiquaire ajoutait sa grisaille à la noirceur du ciel. Elle faisait barrage aux insectes volants, mais pas à la rumeur de la ville, ni à la musique de la galerie marchande en bas de l’immeuble. Peut-être aussi l’avait-on installée là pour empêcher les suicidaires de faire leur lugubre théâtre au bord du vide.

Mevlido se taisait. Il se réfugiait dans les sursauts sonores qui arrivaient de l’extérieur, il guettait, par exemple, les crissements des tramways sur leurs rails ou les lointaines sirènes des ambulances. Il se concentrait là-dessus pour atténuer la pression mentale à laquelle il était soumis. Maggie Yeung avait posé les coudes sur la table. Elle était orientée vers lui, elle le fixait avec une absence totale de sourire. Elle attendait qu’il mît un terme à son silence. Sa tête était vraiment menue, pointue et carnassière, et, en même temps, d’une perfection chinoise ahurissante.

Une nouvelle goutte quitta la tempe de Mevlido et commença à ramper irrégulièrement vers le bas. Ouvre la bouche, imbécile, pensa-t-il, autrement elle va se persuader que tu lui caches quelque chose, une saleté inavouable qui te fait transpirer de peur. Et elle va finir par te prendre pour un type dangereux.

Sa chemisette blanche de flic collait sur sa poitrine. Il se sentait humide des pieds à la tête et, en face de cette jolie femme, ces humidités lui paraissaient honteuses.

Il ne bougeait pas.

Une minute passa.

L’endroit était impersonnel. Une table, deux chaises, des murs blancs. Derrière Maggie Yeung, une porte menait à un bureau plus confortable où elle recevait ses patients après les premières séances, quand elle avait établi avec eux des relations de confiance. Aujourd’hui, la porte était close, mais au début de la semaine, Mevlido l’avait vue ouverte. Il se remémorait la décoration – des meubles datant de la Première République populaire, des étagères croulant sous les livres. Et une cage avec un oiseau, un mainate luisant et noir qui sautillait de temps en temps et sifflait.

– Je n’arrive pas à parler, dit-il avec effort. Rien ne me vient en tête. Rien d’intéressant pour vous. L’essentiel, je l’ai déjà exposé la dernière fois.

– Ah, bon ? L’essentiel ? s’intéressa la psychiatre.

Elle ne souriait pas, mais on devinait, dans sa question, quelque chose d’à la fois goguenard et inquisitorial. Avec ses fascinants traits de renarde, avec ses petites dents très blanches à peine visibles, Maggie Yeung l’avait agrippé et ne le lâchait pas.

Il se renfrogna encore plus. Il se sentait en position d’infériorité, comme pendant les séances d’autocritique, quand il était à genoux devant ses collègues, avec autour du cou son nom écrit à l’envers et barré de rouge.

L’essentiel défilait de nouveau sous son crâne, tout ce qu’il n’avait pas réussi à refouler, tout ce que, le lundi d’avant, il avait plus ou moins habilement camouflé ou remué :

Il avait envie de se mettre à hurler une suite de sanglots indistincts.

L’inadmissible infini de ce néant, pensa-t-il.

Elles meurent l’une après l’autre, et moi, je continue à vivre, et j’ai affreusement peur d’aller les rejoindre là-bas, pensa-t-il encore.

Aucun son ne sortait de sa bouche.

Le ventilateur ronflait et ronflait. Dehors, un orage se préparait, mais aucun éclair ne zébrait les nuages. Le ciel était une masse formidablement sombre et immobile.

– Écoutez, Mevlido, dit la psychiatre. Vous êtes venu lundi dernier sur le conseil d’un de vos supérieurs. Disons même sur son ordre. Mais, aujourd’hui, ce n’est plus pareil. Vous êtes ici de votre plein gré.

Elle se penchait vers lui, accoudée sur la table où il n’y avait qu’un bloc-notes et un stylo bille. Elle ne transpirait pas. Ses lèvres n’exprimaient aucune tendresse et elle ne jouait absolument pas de son charme naturel pour séduire Mevlido, mais sa physionomie était bouleversante. Deux ou trois siècles auparavant, au temps où existait encore la première Chine populaire, elle aurait pu figurer sur les affiches des films de Hong Kong, à côté de Maggie Cheung, par exemple, autre Maggie. Elle avait ce genre de beauté.

Dans la pièce voisine, le mainate lança quelques trilles.

– Vous vous sentez mal, continua Maggie Yeung. Vous restez tranquillement sur votre chaise, mais, si ça se trouve, vous avez envie de pleurer. Ou de crier. Au fond, si vous êtes revenu, c’est parce que vous avez conscience d’être au bord du gouffre. Non ?…

Silence.

– Vous savez que vous avez besoin d’aide. Mais vous hésitez… Pour vous, parler, c’est faire étalage de sa faiblesse…

Silence.

– Il nous faudra du temps avant d’arriver à un résultat, Mevlido. Des semaines, des mois. Mais quand vous aurez commencé à parler, à parler vraiment, ce sera un bon point pour nous.

La sueur baignait Mevlido.

Le mainate avait entamé une autre série de trilles.

– Je dis nous, Mevlido, poursuivit la thérapeute, parce que nous sommes ensemble. Vous comprenez ?

Bien sûr, que je comprends, pensa Mevlido sans bouger d’un millimètre.

Il connaissait cela par cœur, cette vieille ficelle policière. Établir des liens subjectifs avec le suspect, lui faire croire qu’on partage quelque chose avec lui, pour le meilleur et pour le pire.

Il était en face de Maggie Yeung, capable de voir avec netteté l’image qu’il donnait de lui – un flic malade, obstiné dans son mutisme, les cheveux courts, pas assez longs pour frémir dans le souffle du ventilateur, la tête et les bras constellés de vilaines gouttes. La plainte qu’il refoulait, ce braillement qu’un rien aurait pu faire surgir, grondait en désordre entre ses tempes. Des segments de phrases intimes, des gémissements différés.

Non, franchement, il aurait été obscène de déverser à haute voix une telle misère.

– Peut-être un autre jour, dit-il enfin.

– Ce serait mieux maintenant, insista Maggie Yeung.

Mevlido la laissa terminer sa phrase. Il compta ensuite lentement jusqu’à dix et même jusqu’à onze, pour ne pas donner l’impression qu’il agissait sous l’empire de la panique ou de la malpolitesse. Puis il repoussa sa chaise et se leva.

– Écoutez, Maggie, dit-il. Non. Je préfère un autre jour.

Maggie Yeung le suivait des yeux, grave, comme éloignée par principe de toute pratique du sourire.

Mevlido avala sa salive. Il ébauchait un mouvement pour écraser la sueur qui perlait entre son nez et sa bouche. Il arrêta son bras à mi-chemin.

– Ça ne vous dérange pas si je vous appelle Maggie ? demanda-t-il.