12.

Il avança de quelques dizaines de pas, puis il s’approcha de la bordure du trottoir et s’arrêta de nouveau. La lassitude imprégnait tous ses mouvements. Il n’était pas vraiment essoufflé, mais l’envie de marcher l’avait quitté.

La sueur lui trempait la nuque. Elle coulait de ses aisselles à sa ceinture.

Pendant une minute, il regarda assez vaguement ce qu’il avait sous les yeux. L’avenue s’étendait d’est en ouest sur des kilomètres, sans une courbe, jusqu’à Continental Plaza et son centre administratif. La portion de chaussée réservée aux tramways délimitait un lit de rivière à sec, avec quatre rails qui permettaient aux rames de se croiser sans se frôler, et, sur le sol gris, une multitude de marques noires, des traînées de cambouis. Au-delà des rails, un quai en ciment, surélevé, supportait tous les trois ou quatre cents mètres des abris transparents sous lesquels les voyageurs pouvaient attendre l’arrivée des voitures en direction de Peesch, de Iangara, de Poulailler Quatre, de Managony. Les autres, allant vers Continental Plaza, devaient attendre sous les arbres. C’était une heure creuse pour les transports en commun et il n’y avait pas grand monde sur les plates-formes, mais, derrière, le flot de la circulation était intense.

Il était bruyant et intense.

Bah quoi, Mevlido, pensa-t-il. Du nerf. C’est cette conversation avec la psychiatre qui t’a déprimé.

Il remplissait et vidait ses poumons sans conviction, campé sous un figuier, près d’un poteau où étaient indiqués l’arrêt – Iyim Garden West – , ainsi que les numéros des tramways et les endroits qu’ils desservaient.

Ne te laisse pas abattre, pensa-t-il.

Le ciel n’aurait pas pu être plus sombre.

Des gouttes isolées explosaient çà et là, mais, pour l’instant, la pluie se faisait encore désirer, et c’étaient surtout des insectes qui filaient vers le sol ou vers les passants et y atterrissaient avec un petit bruit, principalement des fourmis ailées que la baisse de pression atmosphérique avait engourdies. Les petites bêtes rebondissaient sur les cheveux ras de Mevlido, sur ses épaules. Il se brossa le haut du crâne avec une grimace et il alla se poster plus loin, à l’abri, c’est-à-dire ailleurs que sous les branches.

Derrière le quartier des réfugiés Iyims, le tonnerre gronda.

La circulation sur l’avenue n’était pas fluide. En dépit de la largeur des voies, des bouchons se formaient à tout instant.

Une rame pour Continental Plaza freina devant Mevlido avec des crissements, embarqua deux personnes et repartit.

De l’autre côté des quais de ciment où patientaient deux ou trois voyageurs, des voitures officielles avaient fait leur apparition, comme souvent à cette heure – cinq limousines chargées de ministres et d’ennemis du peuple en fonction, repus après leur banquet citoyen de la mi-journée. Gêné par les encombrements, le convoi tantôt avançait à une allure d’escargot, tantôt s’immobilisait. Il ralentit encore, puis il se scinda en deux. Une voiture était restée à la traîne, bloquée entre deux camionnettes qui transportaient un chargement de légumes.

Sans y attacher d’importance, Mevlido examinait les bottes d’oignons verts, les grappes de piments, les choux, les feuilles fraîches de pandane, quand son regard fut attiré par un individu qui se tenait debout sur la plate-forme du tramway pour Managony, à cent cinquante mètres de là. L’individu avait tout d’un prolétaire nonchalant, avec une veste militaire tachée de plâtre et un bonnet qui empêchaient de savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Mevlido plissa les yeux. Qu’est-ce que, pensa-t-il. On dirait.

Non. Mais si. Bien sûr que si.

Sonia Wolguelane.

En train de faire le guet. Elle surveille l’avenue.

Et évidemment elle a une arme sur elle. Un pistolet. Le pistolet que.

Avec les munitions que ce matin.

Et elle va s’en servir tout de suite, ici, pensa-t-il.

Sonia Wolguelane, pourtant, ne donnait pas l’impression qu’elle préparait un mauvais coup. Elle était adossée à l’abri vitré et elle ne montrait aucune fébrilité. Pour un spectateur non soupçonneux, c’était simplement un de ces jeunes êtres au sexe interchangeable, chômeurs ou non, qui émergent d’un chantier ou d’un ghetto, avec en tête de la musique, de la misère, et, parmi un fatras d’idées imprécises, la revendication qu’on en finisse au plus vite avec tout. De temps en temps, avec naturel, Sonia Wolguelane aplatissait sur sa joue un moustique ou une perle de sueur.

On n’aurait absolument pas dit une tueuse avant un assassinat politique.

C’est quand même quelqu’un, cette fille, s’attendrit Mevlido.

Il se demandait sur qui elle allait tirer, cette fois-ci, et s’il approuverait ou non son choix, lorsqu’il sentit sur sa droite une présence.

Une inconnue avait contourné le tronc d’un figuier et longeait la bordure du trottoir, et elle se dirigeait vers lui Mevlido comme s’il n’existait pas, comme si elle ne pouvait pas imaginer sur sa route un obstacle aussi médiocre qu’un policier à la chemisette trempée de sueur. Elle devait avoir une trentaine d’années. Elle avait des cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’aux épaules, une tête un peu osseuse, avec une expression énergique et des yeux intelligents, noir bleuté, qui brillaient. Elle portait une robe verte, de ce vert asiatique qu’autrefois on définissait sous le vocable de shocking green, à l’époque où l’Asie était exotique pour ceux qui accaparaient la parole, et où il se trouvait encore des anglophones qui déterminaient si une couleur était ou non choquante pour le goût occidental. En tout cas, c’était un vert somptueux. Elle marchait en se tenant très droite et avec une légère élasticité, ce qui donnait à son corps une aisance de ballerine.

Elle effleura Mevlido sans le voir. Mevlido reçut son parfum : simple, à l’amande amère, puissant, comme si elle était passée directement de sa salle de bains à Memorial Avenue.

Ce parfum ne lui rappelait personne en particulier, mais alors qu’elle était déjà en train de lui tourner le dos il sentit son cœur se contracter douloureusement puis changer de rythme.

Cette femme ressemblait à Verena Becker. Ce n’était pas vraiment la même manière de se tenir, ni la même coupe de cheveux, ni la même couleur de peau. Ni la même taille. Mais elle lui ressemblait énormément, par quelque chose qu’il aurait été incapable de définir. Le parfum non plus ne correspondait pas. Mais c’était elle.

Verena Becker vingt ans plus tôt, pensa-t-il.

Au moment où nous étions heureux, au moment où elle allait mourir. Il y a vingt ans.

Ma petite Verena, ma petite Verena chérie.

Il hésita quelques instants, puis, sans concevoir le moindre plan, il se mit à la suivre. Elle avait sur lui quinze mètres d’avance. Maintenant, il avait repris la direction du cabinet psychiatrique. Elle continuait à longer l’extrémité du trottoir, écrasant sans le savoir des fourmis ailées au dernier stade de leur histoire personnelle. À sa gauche – la foule clairsemée, sur sa droite – les rails. Elle avait un sac à main en bandoulière et elle tenait un sac plastique sur lequel figuraient des caractères chinois, ainsi que leur transcription en alphabet latin – May Chow, Shoes co.

Ce ne peut pas être Verena Becker, pensa-t-il brusquement. Je sombre fou. Ce ne peut pas être elle.

Je sombre fou, mais c’est elle, pensa-t-il encore.

À la même seconde, un éclair divisa le monde en deux moitiés blêmes. Le tonnerre se réduisit à un craquement et, sans transition, une cataracte se précipita depuis les hauteurs et toucha le sol. Aussitôt, la foudre de nouveau frappa, et, cette fois, un grondement assourdissant secoua Memorial Avenue de fond en comble. Enfin l’orage éclatait, avec ses fureurs et ses trombes. La ville se brouilla, les surfaces se hérissèrent de noir, d’argent, de mercure, un cycliste passa sur le trottoir en soulevant des gerbes, comme si, entre deux clignements de paupières, des flaques avaient eu le temps de se former sur le macadam. Les mendiants finissaient de disparaître dans des entrées d’immeuble. Des gens couraient. La plupart ne visaient pas le dessous des arbres qui offrait une protection insuffisante. Ils zigzaguaient dans l’affolement pour gagner des magasins, des porches. Certains poussaient des cris ou s’interpellaient. Quelques-uns riaient, ils avaient été instantanément trempés jusqu’aux os.

Mevlido avait entamé une dispute avec son parapluie pliable. Les baleines n’étaient pas d’humeur. Il se revit posant un dollar sur le comptoir de la droguerie. Il aurait dû acheter un modèle plus cher.

La pluie était chaude et elle le cinglait, mais en même temps c’était une douche bienfaisante qui le lavait de ses sueurs et de ses insectes.

Il continuait à réarticuler un à un les segments rebelles de son parapluie.

Le caniveau déjà bouillonnait. Il leva les yeux pour voir ce que devenait la femme qui ressemblait à Verena Becker. Dans la distance, à travers un rideau crépitant, une rame venant de Managony quittait son arrêt. Elle démarrait et prenait de la vitesse. On ne voyait plus les rails, plus la différence entre la rue et le trottoir. Le sol écumait. Verena Becker était descendue sur les voies, elle s’était comme engagée dans un gué. Elle fouillait dans son sac tout en pressant le pas pour atteindre l’abri vitré qui se dressait sur une des plates-formes. L’eau giclait autour de ses chevilles. Elle inclinait la tête vers son sac, elle avait du mal à en extraire son parapluie, sa poche en plastique May Chow, Shoes co. l’encombrait, et tout à coup elle ralentit, donnant l’impression qu’elle souhaitait flâner sous la cascade déchaînée. Il n’y avait personne entre elle et Mevlido, seulement des hachures translucides qui sifflaient. À sa rencontre arrivaient la rame venant de Managony, mais surtout, petite, frénétique, asexuée, la silhouette de Sonia Wolguelane.

Une silhouette grise. Celle de Sonia Wolguelane.

Sonia Wolguelane venait de resurgir dans le champ de vision de Mevlido. Elle courait le long des rails indistincts, comme une folle, au milieu des éclaboussures.

Elle fuyait. Elle détalait après avoir fait justice. Mevlido ne l’avait pas vue agir, mais maintenant il se rendait compte que quelque chose s’était produit de l’autre côté de la plate-forme, entre les camionnettes de légumes. L’attentat avait eu lieu. La limousine avait des vitres cassées, un homme coiffé d’une casquette s’en extrayait lentement, avec des gestes de somnambule. Sonia Wolguelane avait dû décharger son pistolet pendant le tonnerre. Elle avait dû tirer sur les passagers en épargnant le chauffeur, comme c’est l’usage chez les terroristes qui ont du style.

Pendant les secondes qui suivent un assassinat sur la voie publique, les règles conventionnelles de l’univers sont transgressées. Pas besoin de fouiller très loin dans les mémoires, nous avons tous connu, nous aussi, ce phénomène. Les acteurs évoluent avec une fluidité surnaturelle, le décor est une photographie sur laquelle les badauds sont provisoirement inertes, la pluie tombe sans bruit, les témoins perçoivent avec acuité de minuscules détails inutiles. Sous les yeux de Mevlido, tout se déroulait à présent à l’intérieur d’un temps compact qu’il aurait été impossible de mesurer en soixantièmes de minute ou même en soixantièmes d’une unité quelconque.

Sonia Wolguelane courait selon une ligne qui la conduisait vers Mevlido, et sur sa trajectoire se trouvait un obstacle shocking green incongru. On ne sait pourquoi, peut-être parce qu’elle était aveuglée par la pluie, la jeune meurtrière s’obstinait à ne pas infléchir sa course, et, on ne sait pourquoi, Verena Becker se comportait comme si elle voulait lui interdire le passage. En réalité, penchée sur son sac à main, elle se battait avec un parapluie miniature et ne s’occupait plus de rien d’autre. Elle venait d’en retirer la housse et elle cherchait désespérément sur la poignée l’endroit où appuyer pour que le mécanisme se déclenche. Le tramway s’approchait, il continuait à accélérer puisque les deux femmes se démenaient à l’écart de sa route.

Mevlido se tenait sans bouger à une trentaine de mètres. On ne sait quand, il était descendu du trottoir. Il sentait l’eau submerger ses chaussures.

Il assistait à la scène avec l’esprit vide.

Sonia Wolguelane allait droit, à toute vitesse, affirmant sur la femme en vert une sorte de priorité ; il est vrai que, quand on vient de mitrailler à bout portant des ennemis du peuple, on aime bien que les gêneurs s’écartent. Puis, sur cette inconnue qui lui barrait le chemin, son avis changea : ce n’était pas une passante ordinaire ; ce devait être un agent en civil, une femme-flic en train de sortir son arme de service. Toutes deux avaient rentré la tête dans les épaules, Sonia Wolguelane pour percuter son adversaire avant de recevoir des balles, Verena Becker parce que la pluie se déversait sur elle et l’assourdissait.

Dans l’intention de l’ouvrir en le secouant, Verena Becker brandit le parapluie encore fermé et, à la même fraction d’instant, elle aperçut les yeux brillants de la coureuse qui se jetait sur elle. Il restait à Sonia Wolguelane un mètre et demi à parcourir. Verena Becker ébaucha un déplacement pour éviter la collision, un bond de danseuse, elle s’arracha à l’eau avec un cri que le vacarme de l’orage engloutit.

Maintenant elle avait perdu l’équilibre. Tandis que Sonia Wolguelane la croisait sans la toucher, elle se mit à glisser en oblique. Elle essayait de se rattraper à un mur imaginaire, à des mains secourables et imaginaires.

Son sac de la boutique de chaussures vola derrière elle.

May Chow, Shoes co.

Et ainsi elle dérapa, presque lentement, vers les rails, vers l’avant monstrueux, le bouclier métallique, les tampons. Elle s’en protégea en tendant les bras, puis elle fut aspirée dessous.

La foudre craqua une nouvelle fois au-dessus de l’avenue, immortalisa la ville dans une lueur de sodium. Tout se mit à trembler.

Le tramway stoppa à la hauteur de Mevlido.

Plus rien ne bougeait sinon Sonia Wolguelane qui sprintait à un mètre de Mevlido, avec une grimace de psychotique et des yeux qui paraissaient pleins de larmes. Elle rencontra le regard de Mevlido et elle fit semblant de ne pas le reconnaître. La pluie ne produisait plus le moindre bruit, seul résonnait le pataugement rapide des pieds de la fugitive. Les gerbes qu’elle soulevait ne retombaient pas.

Puis le conducteur et un milicien qui faisait partie des voyageurs bondirent hors de la voiture, s’élancèrent vers l’arrière, et tout reprit un rythme normal.

La pluie de nouveau mitraillait furieusement toutes choses.

Le tonnerre se répercutait de façade en façade.

Le conducteur et le milicien se hâtaient. Ils soulevaient des gerbes qui leur montaient jusqu’à mi-cuisse puis retombaient.

Ahuri, Mevlido observait ce qui se passait sous le déluge. Le milicien et le conducteur couraient au-delà du tramway, le long des rails. Là-bas, dans l’eau brillante, noire, dans cette encre fouettée de pluie, au sein du mercure, dans l’écume et dans les reflets presque nocturnes du ciel, reposait à présent une masse informe, chiffonnée, dont la teinte shocking green avait été assombrie par l’eau et par le sang. Les deux hommes arrivèrent devant elle et ils se pétrifièrent. Ils ne s’inclinèrent pas au-dessus d’elle, ils restèrent debout à proximité, comme désireux de laisser la pluie dissoudre l’horreur du spectacle. La pluie ne dissolvait rien. À une certaine distance, contre le trottoir, on voyait le sac plastique qui flottait.

Des siècles plus tôt, juste après le début de la première Union soviétique, un de nos romanciers russes préférés, Mikhaïl Boulgakov, avait décrit la décapitation d’un homme par un tramway. Le conducteur de la voiture était une conductrice, elle était membre des Jeunesses Communistes et, en empruntant à pleine vitesse la rue Bronnaïa, elle se payait le luxe de décapiter sans bavure celui qui s’était effondré en travers des rails. La tête de l’accidenté roulait avec élégance sur le sol. Il en va ainsi dans les fictions, mais ici on se trouvait au cœur de la réalité, et la tête de la femme en vert n’avait pas été joliment cisaillée, bien au contraire. Les roues en fer l’avaient broyée de façon ignoble après avoir traîné et mâchouillé son corps. Quant au conducteur, ce n’était pas, comme dans Le Maître et Marguerite, une fringante ouvrière en route pour l’avenir radieux. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, et, s’il avait eu autrefois des sympathies pour les Komsomols, il ne s’en vantait plus en public depuis très, très, très longtemps.