13.

L’orage se prolonge.

Mevlido ne s’est pas mêlé aux curieux qui, avant l’arrivée de la milice, sont venus gémir d’horreur près du cadavre shocking green. Il ne s’est pas fait connaître comme témoin ou comme policier. Il a jeté dans une poubelle son parapluie informe, il est redescendu dans la rivière qui gonflait entre les rails, il a marché sous la pluie battante jusqu’à l’endroit où était tombé le sac à main de la femme en vert, il s’est baissé et il l’a ramassé. Il a fouillé dedans avec assez d’assurance pour ne pas se faire remarquer. Il en a extrait un portefeuille, une pochette de papiers d’identité dégoulinante, puis il a reposé le sac où il l’avait pris – à l’écart, sous l’eau. Et ensuite il a tourné le dos à la scène de l’accident et il a tergiversé pendant deux ou trois minutes, comme indifférent à la cascade brutale qui lui martelait le crâne, et pour finir il est entré dans un fast-food. Il est monté s’installer au premier étage.

Il est maintenant assis à une place qui bénéficie d’une vue plongeante sur l’avenue. Il a ouvert devant lui le portefeuille qu’il a subtilisé, il a sorti les documents, des cartes plastifiées qu’il a entourées de serviettes en papier sans avoir le courage de les examiner de près. Il y a de l’eau partout autour de lui, ses vêtements continuent à goutter, son pantalon et sa chemisette blanche de flic. Il a l’air choqué. On dirait un désespéré qu’on a repêché après une tentative de noyade.

Il appuie l’épaule droite contre la vitre.

La soufflerie de l’air conditionné le fait frissonner.

Il serre les mains autour de son deuxième gobelet de thé bouillant. Il a la chair de poule.

La salle est presque vide. À deux tables de lui, des lycéennes en uniforme pépient au-dessus d’un devoir de vocabulaire, avec des moments où elles se chamaillent, d’autres où elles rient, d’autres encore où elles copient en silence le résultat de leurs cogitations collectives. Quand les gyrophares de la milice ont commencé à apparaître, elles ont manifesté une certaine excitation, mais, comme le spectacle était brouillé par la pluie, elles sont retournées à leurs exercices.

C’est une heure calme. Les haut-parleurs de l’établissement ne diffusent pas de musique. L’espace sent les chaussettes mouillées, le sandwich tropical humide, la pomme de terre transgénique pour moyens-pauvres.

Mevlido aspire avec une paille une gorgée de liquide et se brûle la langue. Le thé n’arrive pas à refroidir, lui Mevlido n’arrive pas à se réchauffer. Il ne cesse de refouler les images qui naissent et renaissent sous son front avec une netteté accablante. Il les repousse pour plus tard. Elles se refusent à disparaître.

– C’est quoi, dolichocéphale ? interroge une lycéenne dans le silence.

Elle montre le mot aux autres. Le mot est examiné sous toutes ses coutures. Il les fait rire. Elles y voient quelque chose d’obscène, il leur fait penser à phallus. Coquelicot-céphale, avec un pénis rouge vif ? Colicocéphale, avec un pénis atteint de diarrhée ?… Oligocéphale, avec un pénis huileux ?… Chacune à son tour, elles inventent des sens possibles, puis elles se rendent compte que Mevlido entend leurs plaisanteries salaces d’adolescentes et elles baissent le ton. Elles se mettent à pouffer en chuchotant.

Mevlido les remarque à peine.

Il boit son thé.

Il regarde dehors. Des miliciens en ciré jaune dévient la circulation autour du lieu de l’attentat. La limousine aux vitres fracassées n’a pas bougé. Les victimes, blessés ou morts, ont déjà été transportées ailleurs. Le chauffeur épargné par Sonia Wolguelane n’est plus visible nulle part. Pour les premières constatations, la milice a d’abord envoyé deux inspecteurs, mais, depuis une demi-heure, la quantité d’enquêteurs n’a fait que croître. On reconnaît Petro Michigan, dont les deux mètres de haut sont facilement repérables. Les autres derrière les ruissellements restent anonymes. Les reflets rouges des gyrophares se multiplient sur le goudron inondé, dans le lac sans frontières qui a remplacé la chaussée et le trottoir. À la hauteur du fast-food, plusieurs tramways sont immobilisés l’un derrière l’autre. Tous les voyageurs ont quitté les voitures.

Des périmètres ont été définis à l’aide de ruban plastifié autour de la limousine et autour de la rame qui a écrasé la femme en vert, et quand je dis la femme en vert c’est pour ne pas avoir la tristesse de me rappeler une nouvelle fois qu’elle ressemblait à Verena Becker. Le corps mutilé repose à présent dans un fourgon qui a des allures de camionnette frigorifique, et qui stationne là en attendant que soient collectés d’autres débris humains. Dans le vaste losange dont la frontière frémit sous la pluie, les miliciens continuent à explorer les voies. Ils cherchent des indices cachés sous l’eau. De temps en temps, ils se baissent.

Près du fourgon, les secouristes observent une pause avant de retourner racler des restes de tête sur les roues. Ne sachant que faire de leurs mains, ils examinent devant eux les remous du caniveau. La rivière qui coule par-dessus les rails a tout emporté, sang et fragments de chair. Un peu plus loin, à l’avant du tramway meurtrier, deux policiers discutent. Bapos Vorkouta et Adar Maguistral. Ils ont une allure d’oiseaux aquatiques. Leurs pieds disparaissent sous les flots. La foudre craque au-dessus d’eux. Ils ne réagissent pas.

Memorial Avenue, cet après-midi, a été marquée par la violence et la mort, mais, quand on y réfléchit, personne ne serait capable de raconter en détail comment la scène s’est déroulée, et même ce qui s’est véritablement produit. La coïncidence de l’événement avec le début de l’orage a détruit toute possibilité de témoignage objectif. Les gens présents sur le trottoir avaient le regard occupé ailleurs. Ils se sentaient assaillis par la chute brutale du ciel, ils couraient s’abriter, ils n’ont entendu que le vacarme du tonnerre et de l’eau déchaînée, ils n’ont rien remarqué devant eux, sinon l’avalanche assourdissante et la foudre. Il est improbable que quelqu’un ait pu voir à la fois les tirs sur la limousine qui transportait les ennemis du peuple et, quelques secondes plus tard, la décapitation horrible d’une jeune femme sous la pluie.

Les témoins seront rares et imprécis, pense Mevlido. Et, de toute façon, ils ne se manifesteront pas.

Il termine son thé, il rassemble les documents de la morte, les étuis de cuir gondolé, les porte-cartes plastifiés, le portefeuille, il les fourre dans la sacoche qu’il a à la ceinture, puis il descend au rez-de-chaussée. Près des toilettes, il y a un téléphone à pièces. Il glisse un quart de dollar dans la fente et il compose le numéro du commissariat.

– Allô, Berberoïan ?

– Ah, c’est vous, Mevlido. Ça va ?

– Boh, pas terrible. Je suis dans un fast-food. Il pleut des cordes. Il y a des flics partout sur Memorial Avenue. Une terroriste a été décapitée.

Silence.

– Vous êtes sur Memorial Avenue, Mevlido ?

– Oui.

– Il y a eu un attentat là-bas, vers Iyim Garden. Vous êtes sur place ?

– C’est grave ?

– Quoi ?

– L’attentat.

– Trois morts. Balkachine, le directeur de l’Idéologie, et deux ministres.

Sifflement de Mevlido.

– Des ministres ?

– Oui. Müller, des Carburants, et Batyrzian, de l’Agro-alimentaire.

– Et le chauffeur ?

– Lui, il n’a rien. Un peu sonné nerveusement, mais pas une égratignure.

– Bon. Du travail propre.

– On pourrait se passer de vos commentaires, Mevlido.

– Écoutez, Berberoïan, j’ai tout vu. La femme a eu la tête broyée sous un tramway. Elle a été aspirée dessous. Ils sont en train de la récupérer avec des racloirs.

Silence.

– Parlez plus distinctement, Mevlido. Je vous entends mal. Quelle femme ?

– La terroriste. J’ai tout vu. Elle a tiré sur la voiture et elle s’est enfuie en courant. Elle est passée sous le tramway quelques secondes plus tard. Elle ressemblait à Verena Becker, vous savez.

– Verena Becker… répète Berberoïan d’une voix neutre, pensive.

– J’étais à trente mètres, raconte Mevlido. Elle courait à toute vitesse. La pluie a dû l’aveugler, l’assourdir, ou alors elle était dans un état second, après avoir tiré sur ses cibles. D’abord j’ai pensé que le tramway passerait à côté d’elle sans lui faire de mal. Je ne suis pas intervenu. J’aurais pu.

– Vous n’avez rien à vous reprocher, Mevlido. Ou plutôt, gardez ça pour la semaine prochaine. Quand vous ferez votre autocritique.

– J’aurais pu me jeter sur elle, en calculant bien. J’aurais pu l’arrêter dans sa course. Je ne l’ai pas fait.

– On verra ça quand vous ferez votre autocritique, promet Berberoïan. Vous n’avez pas oublié, Mevlido, hein ? On fera ça la semaine prochaine, mardi ou mercredi. En fin de matinée, comme ça après on pourra aller manger ensemble.

Silence.

– Elle ressemblait énormément à Verena Becker, reprend Mevlido. Même regard. Même taille. Ça m’a frappé.

Sa voix tremble.

– Verena Becker, réfléchit Berberoïan. J’ai déjà entendu ce nom. Une actrice ?

Autre silence.

– Ma femme, finit par dire Mevlido. Vous savez, il y a vingt ans…

– Oh, mais bien sûr… désolé, s’excuse aussitôt Berberoïan. J’aurais dû me souvenir, en effet. Je… Vraiment, je suis désolé. Ça m’était sorti de l’esprit.

– À moi, non, dit Mevlido.

– Pardonnez-moi, Mevlido, dit Berberoïan.

Ce n’est pas un mauvais homme. On perçoit sa gêne.

– Une ressemblance pareille, ça paraît fou, dit Mevlido.

– Oui, dit Berberoïan. C’est fou.

Silence.