17.

Pendant que Mevlido marchait le long des rails, la lune resta cachée, puis elle se dévoila en quelques secondes et, alors qu’il allait franchir la Porte Marachvili, elle l’enveloppa d’une forte blancheur vibrante. Une araignée traversa sa route et disparut dans une fissure, deux mouettes isolées se hissèrent lourdement sur un tas de cailloux et le suivirent des yeux au moment où il cheminait à leur hauteur. Peu désireux de s’égarer dans le dédale inhabité auquel on accédait par la Porte Leonor Iquitos, il avait préféré rejoindre son quartier en longeant les voies sur Macadam Boulevard, avec, à sa droite, des amoncellements sombres, et, derrière lui, très vite invisibles dans la distance, la boutique de téléphonie et son vautour Glück.

La lune avait ses dimensions de la saison chaude, où elle ne connaît aucune phase autre que la plénitude et occupe de façon impériale un bon tiers de la voûte dite céleste. Dès qu’elle eut déchiré le rideau de vapeurs noires qui l’avait jusque-là masquée, elle se mit à rayonner sans douceur et sans retenue. En un instant elle inonda nos esprits avec son mercure et ses flots gris plomb, gris étain, gris argent, gris perle, et, comme tous les soirs, elle transforma le monde en un au-delà onirique. Au lieu de penser à la lutte de classes et à des actions destinées à punir les heureux du monde et les puissants, voilà que nous étions de nouveau préoccupés par notre somnambulisme, par notre errance à tâtons dans Poulailler Quatre et par notre survie seconde à seconde. Puis, comme tous les soirs, une grande confusion mentale s’empara de nous : impossible de dire dans quel endroit de la réalité nous nous étions fourrés, dans un cauchemar ou simplement dans le banal horrible couloir de la vie qu’il faut parcourir de bout en bout si on veut atteindre la mort. De grandes chauves-souris tropicales traversaient de temps en temps le disque immense, par vols de quatre ou cinq. Je n’étais pas le seul, bien entendu, à leur prêter une ressemblance hallucinante avec des sauriens volants, ptérodactyles, ptéranodons ou autres. Nous ne savions même plus à quelle ère géologique nous rattacher, à l’ère secondaire ou à la fin de l’ère quaternaire, ou après les génocides sur Zone Deux.

Mevlido quitta la Porte Marachvili et ralentit le rythme de ses pas, car il s’était engagé dans un territoire que la lune négligeait. La vive lumière se heurtait à des bâtiments qui l’empêchaient de progresser et, par mesure de représailles, elle s’arrangeait pour laisser certains passages dans d’anormales ténèbres. Mevlido avançait en prenant des précautions pour ne pas écraser des mouettes ou des mendiantes. Il nous croisa sans nous voir.

Après une courbe, la rue devint un canyon dans lequel les ombres déjà denses gagnèrent en âpreté et en touffeur. Sur le trottoir qu’empruntait Mevlido, on n’y voyait goutte. Les volailles mutantes gloussaient devant lui, elles déviaient à la dernière seconde en battant des ailes avec colère. Il sentait l’odeur écœurante de leurs plumes trempées de sueur. Souvent ses mollets recevaient un coup de bec. Il ne répondait pas aux attaques.

C’était une nuit comme toutes les autres : accablante et poisseuse.

Il fut ensuite dans Rainbow Street. De l’autre côté du pâté de maisons, un cortège s’était formé. Les manifestantes ne défilaient pas encore. Elles se mettaient en voix. Elles devaient être quatre ou cinq.

– Qu’est-ce que c’est beau, tu entends ça ? dit un souffle à côté de Mevlido, presque contre l’épaule de Mevlido.

Le souffle de Sonia Wolguelane.

Mevlido s’immobilisa.

– Je ne t’avais pas vue, dans le noir, dit-il.

Il tendit la main et effleura le visage de la jeune femme. Le contact physique entre eux était rare. Ses doigts s’étaient posés à la racine de ses cheveux. Il sentit des boucles, le crissement imperceptible du duvet sous son auriculaire, une tiédeur. Ils étaient très proches l’un de l’autre et la nuit les rapprochait encore. Il ébaucha une caresse entre son front et son oreille, puis il replia le bras, de peur que Sonia Wolguelane perçoive son émotion, sa risible émotion d’homme mûr, ou qu’elle soit répugnée par la moiteur de sa peau.

– Oui, c’est beau, dit-il.

– Ça fait rêver, dit-elle.

Ils écoutèrent les slogans qui trouaient l’obscurité depuis la rue voisine. Les oiseaux étaient dérangés par la stridence du bolchevisme et ils répliquaient en caquetant.

Ils traversèrent le carrefour et tournèrent dans Old Street. Les bruits s’éteignirent un peu. La chaussée était de nouveau fortement baignée par les rayons de lune. À cette lumière se superposait çà et là celle des lampadaires. Les oiseaux pullulaient sur les trottoirs. Tous avaient des proportions et des formes monstrueuses.

Sonia Wolguelane allait dans la même direction que lui.

– Tu vas à Factory Street ? demanda-t-elle.

– Ben oui. Je rentre. Maleeya m’attend.

– Au fait, tu étais sur Memorial Avenue, aujourd’hui ?

– Quand ?

– Cet après-midi. J’ai eu l’impression de t’apercevoir.

– Ah, bon ? Tu m’as vu là-bas ?

– Oui, il m’a semblé.

– À quel moment ?

– Juste quand l’orage a éclaté.

– Bah oui, j’étais sur Memorial Avenue, vers Iyim Garden West.

– Et toi, tu m’as vue ?

– Non. Qu’est-ce que tu faisais là-bas ?

– Je me baladais. J’avais des fringues à acheter.

– Tu aurais pu me faire signe. On se serait baladés ensemble.

– Tu étais trop loin. Et puis il s’est mis à pleuvoir, les gens ont commencé à courir dans tous les sens. Et toi ?

– Quoi, moi ?

– Qu’est-ce que tu fabriquais à Iyim Garden ?

– Rien. Je cherchais un fast-food. J’avais faim.

Ils traversèrent un autre carrefour. Sonia Wolguelane avait encore sur les épaules la veste qui pendant l’attentat lui avait donné l’apparence d’un prolétaire asexué, mais elle n’avait plus son bonnet, et ses cheveux étaient libres, avec des mèches mi-longues et des bouclettes très noires, très brillantes, qui contrastaient avec la tonalité faiblement cuivrée du duvet qui lui couvrait les joues. Les coups de pistolet et la course effrénée sous la pluie n’avaient laissé aucune trace sur son visage. Sans doute avait-elle eu le temps de se reposer et de se laver dans une des cachettes que mettaient à sa disposition, les jours d’assassinats, des organisations dont nous n’étions pas nombreux à connaître les programmes ou même seulement le nom. En tout cas, dans cette tenue de bas étage, elle était de nouveau jolie et extrêmement craquante. Mevlido esquissa un soupir de nostalgie. Ses boucles, en particulier, le troublaient. Elles éveillaient en lui le désir d’y plonger les doigts, il aurait voulu, comme souvent en rêve il le faisait, s’emparer doucement de ces boucles, tirer doucement vers lui la tête de la jeune femme. Chuchoter son nom, Sonia, Sonia Wolguelane. Allonger les bras, l’amener tout entière contre lui, l’étreindre, chercher ses lèvres, l’embrasser. Amoureusement se fondre à elle. S’oublier en elle.

Il y avait tout cela dans son soupir, amoureusement se fondre, s’oublier, mais, ce soir, son imagination fonctionnait mal. Il était trop intranquille. Il avait accumulé trop de tensions, de mensonges. Il avait besoin de s’en délivrer.

– Là-bas, sur Memorial Avenue, j’ai vu une femme qui ressemblait à Verena Becker, avoua-t-il soudain.

– Verena Becker, ta première femme ?

– Oui.

– Elle lui ressemblait ?

– Énormément. Même apparence, même regard. Elle portait une robe shocking green. Elle marchait comme une danseuse, avec élasticité, avec élégance. Elle avait un parfum à l’amande amère. Elle est passée à côté de moi.

– Et alors ?

La lune avait repris son conflit avec les nuages. Elle éclairait moins. Ils ralentirent le pas. Sur cette portion de la rue, la plupart des lampadaires étaient éteints.

– Alors, rien, dit Mevlido.

– Quoi, rien.

– Pas grand-chose. Je l’ai suivie.

– Et puis quoi ? Ensuite, quoi ? Tu as essayé de la rattraper ?

– Non. Il commençait à pleuvoir très fort.

– Et alors ?

– Elle a disparu.

– C’était pendant l’orage ?

– Oui, juste au début. Près d’Iyim Garden West. Elle a disparu.

Ils étaient arrivés Factory Street, devant la maison de Mevlido. Sous le réverbère, la lumière suffisait pour se repérer, et, plus loin, l’ombre et la lune envahissaient tout.

Ils se séparèrent.

Mevlido la regarda s’éloigner dans la nuit, menue, mal éclairée, mais tardant à redevenir une créature asexuée et anonyme. Elle aurait pu être sa fille partant pour une réunion clandestine, elle aurait pu être sa maîtresse régulière, venant de le quitter après un rendez-vous, ou être l’amante furtive d’une unique occasion sordide, ou, pourquoi pas, d’une occasion unique mais non sordide, émouvante, inoubliable, elle aurait pu être une meurtrière politique ignorant dans son dos la présence de la police, sur le point d’être abattue par la police, elle aurait pu être un ou une junkie n’ayant pas succombé à la dernière injection, allant en quête d’une dose, zigzaguant entre les dindes et les poules et les mouettes dégénérées, elle aurait pu être la réincarnation d’une prolétaire rouge issue d’une société prolétarienne quelconque du temps jadis, la réincarnation d’une garde rouge un peu inhabituelle, sans les tresses qui vont avec. Elle était ravissante.

– Sonia ! cria-t-il, alors qu’elle était encore à portée de voix.

Elle s’arrêta, elle tourna la tête vers l’arrière, et, quand elle eut constaté qu’il se mettait en marche vers elle, elle pivota puis s’adossa au mur le plus proche. Elle se tenait à présent dans un repli de l’ombre, mais la lune illuminait l’immeuble d’en face. L’image était par endroits violemment blafarde. Au milieu de la rue traînaient deux corps recroquevillés sur le bitume, comme ficelés l’un contre l’autre par un entrelacs de chiffons et d’ordures. Ils avaient attiré des oiseaux de grande envergure, des buses toucanes, des mouettes phosphorescentes, des pintades harfanges, bossues, des poulardes. Je nomme au hasard. Il s’agissait essentiellement de charognards. Ils planaient au ras des trottoirs, se posaient près des cadavres, se querellaient, bondissaient quelques mètres plus loin sans déployer complètement les ailes. Ils n’accordaient presque aucune attention aux formes humaines qui se manifestaient à proximité. Certains avaient la taille d’un chien. Mevlido fit une boucle pour les éviter et atteignit l’endroit où Sonia Wolguelane l’attendait.

Il se trouvait maintenant à deux pas d’elle. Les sourcils haussés, elle le sondait d’un air légèrement inquisiteur. Très vite, il perdit contenance. Il l’avait hélée sans raison. D’urgence il devait inventer un prétexte pour ne pas lui avouer que son cri avait été une simple expression de manque, la tristesse animale de devoir se séparer d’elle.

– J’ai oublié de te dire, commença-t-il en se raclant la gorge.

Elle l’observait sans sourire. Son envoûtante figure accusait une brusque lassitude. Puis elle se détacha du mur et elle eut un mouvement très féminin, une ondulation involontairement voluptueuse qui s’accordait mal avec sa tenue de sortie d’usine. Ses épaules s’étirèrent et se remirent souplement en place, sous sa veste trop longue on devinait mieux son corps, le haut de son corps, son bassin. Nul n’aurait pu ne pas avoir envie de la serrer dans ses bras. Mevlido rencontra l’éclat de ses prunelles à l’ambre très sombre, pratiquement noir, et il ne réussit pas à soutenir son regard. Il devait lutter contre lui-même pour ne pas annuler entre eux toute distance, pour ne pas l’attirer contre lui en lui caressant la nuque, le dos, pour ne pas se mettre à lui souffler dans l’oreille on sait bien quelles câlineries idiotes.

– À supposer que tu aies besoin d’un type, balbutia-t-il.

– Arrête tes conneries, Mevlido, soupira-t-elle d’un air déçu.

– Attends… Non. Je voulais dire… Un type qui sache se servir d’une arme.

– Bah, pourquoi tu dis ça ?

– Un type pour ton organisation, s’enhardit-il.

– Quelle organisation ? demanda-t-elle.

Elle hocha la tête avec une petite moue.

Je pourrais annuler entre nous toute distance, pensa-t-il. Je pourrais annuler cela. Mais pas la différence d’âge. Même si elle ne me repousse pas, la scène sera ridicule et gênante. Il avait beau faire un effort, il ne réussissait pas à la regarder vraiment en face. Respecter la morale prolétarienne, pensa-t-il. Ne pas importuner les camarades femmes avec ses propres désastreuses pulsions de mâle. Ne pas importuner les camarades femmes avec des exigences datant d’ères géologiques révolues. N’enfreindre la morale prolétarienne sous aucun prétexte. Rester ferme sur ses positions de classe. Il détourna un peu la tête, comme s’il était intéressé par ce qui se déroulait à quelques mètres d’eux, du côté des morts et des oiseaux. Les buses toucanes criaient, elles affirmaient leur priorité de becquetage dans les orbites des cadavres et menaçaient les volatiles moins nobles qu’elles, les gallinacées difformes.

– Bah, dit-il. Ton organisation ou une autre. Le nom et le programme ne comptent pas.

Elle le scruta de façon bizarre, puis cette bizarrerie dans ses yeux s’éteignit. Deux ou trois secondes s’écoulèrent sans paroles.

– Je ne suis peut-être pas une gâchette de compétition, reprit Mevlido, mais j’assure. Et je sais me battre de très près, à mains nues ou autrement. J’ai appris ça il y a longtemps, mais c’est resté. Alors si tu as besoin d’un acolyte. Si une cible se présente.

– Quelle cible ? fit-elle.

Il eut l’impression qu’elle tendait un peu les lèvres, comme dans l’attente d’un baiser, et aussitôt il se raisonna. Retrouve tes esprits, pensa-t-il. Ses lèvres n’attendent pas les tiennes. Tu projettes sur elle tes fantasmes. Elle n’attend rien. C’est sa manière naturelle de remuer la bouche, ou encore c’est à cause des questions que tu poses. Les questions que tu poses l’étonnent et la dérangent, la rendent boudeuse.

– Tu sais bien, dit-il.

Il y eut entre eux un nouveau silence. Les oiseaux les entouraient, se battaient, se bousculaient sur le ventre et le visage des morts, à moins de dix mètres de là, agitaient leurs ailes dépeignées, déplumées, très laides. Certains vaincus se dandinaient à l’écart, d’autres revenaient avec hargne se faire donner des coups de bec par les plus forts. Tous exhalaient une odeur d’édredon humide, d’égoïsme fiévreux et de crotte.

Elle se mit à rire sans bruit, puis elle tendit la main et elle l’approcha de la tête de Mevlido. Elle lui toucha la joue droite à la hauteur de l’oreille. C’était un geste fraternel, affectueux. Il n’y avait là aucune invite sexuelle. Mevlido gémit un murmure indistinct. Il aurait voulu paraître détendu, montrer qu’il recevait sa caresse en camarade, mais il ne réussissait qu’à crisper les mâchoires, et tout son corps était en alerte, comme avant une bagarre. Elle le sentit et aussitôt retira sa main.

– Parfois, je me demande si tu n’es pas insane, mon Mevlido, dit-elle.

– Bah, souffla-t-il. Insane. Qui ne l’est pas.

– Je veux dire, insane profond, dit-elle. D’une insanité noire. Comme les vieilles. Une insanité noire et incurable.

– J’ai commencé à voir une psychiatre, fit-il. La psychiatre de la police. D’après elle, je m’en sortirai.

Sonia Wolguelane haussa les épaules.

– On s’en sort tous, dit-elle.

Elle fit avec la main un signe fataliste. Elle montrait la lune au-dessus des toits, la lune énorme, et déjà son bras retombait.

On ne sait pourquoi, les oiseaux semblaient avoir obéi à sa suggestion de lever la tête vers le ciel. Ils semblaient avoir mis un terme à leurs disputes, et, le bec chargé de nourriture ou entrouvert, ils regardaient l’astre au diamètre démesuré qui métamorphosait la nuit en rêve. Ils avaient des yeux dorés, injectés souvent de jaune ou de sang. Trois nuages avaient commencé à ombrer la gigantesque surface, mais ce qui restait à recouvrir était encore considérable. Pendant plusieurs secondes, la scène ne bougea pas. Mevlido, Sonia Wolguelane et les oiseaux semblaient sous le coup d’une formule sorcière de pétrification. Ensuite tout rentra dans l’ordre, c’est-à-dire dans le brouhaha et le chaos nocturne habituels.

Elle a un tatouage, pensa Mevlido. C’est la dernière de la dernière génération. Et ensuite, plus personne ne prendra la relève. Elle a un tatouage, sa peau est recouverte d’un duvet extrêmement fin, elle a un regard affolant, tout le monde est amoureux d’elle, les bolcheviques lui pardonnent sa dérive anarchiste, elle hausse les épaules d’une façon qui ensorcelle. Elle est la dernière, et ensuite, moi, je serai mort.