18.
Aucune lampe n’était allumée dans l’appartement, mais la lune et les réverbères jouaient leur rôle. Mevlido se dispensa d’appuyer sur l’interrupteur.
Au moment où il refermait la porte, une pellicule de pénombre moite se plaqua sur son visage. Aussitôt des gouttes commencèrent à rouler sous sa chemise. Ses jambes aussi étaient humides, ses bras.
– Maleeya, dit-il d’une voix exténuée. Je suis là.
Maleeya Bayarlag était assise au bord du lit, avec pour tout vêtement un T-shirt médiocrement blanc et une culotte de la même couleur. Elle ne sentait pas l’amande amère. Elle sentait la nuit, le sommeil trempé de sueur, la folie, la chair sans espoir. Elle ne dormait pas. Regard vide, les mains posées sur ses cuisses nues, elle inspirait avec bruit la buée qui flottait entre les murs.
– Tu veux boire un peu d’eau ? proposa-t-il.
Elle continuait à respirer lourdement.
Il resta à côté d’elle une minute, attendant sa réponse, puis il lui embrassa le front et regagna la pièce principale.
Il s’assit devant la table.
De sa ceinture il avait décroché la sacoche. Il en extrayait à présent les papiers d’identité de la femme en vert. Il les étala devant lui, des résumés d’existence qui avaient séché dans une mauvaise position et qui exhalaient à présent une odeur d’égout. Un instant s’écoula. Il faut que l’enquête commence, pensa-t-il. Puis il avala une large goulée d’air chaud et se décida.
L’enquête commençait.
Déjà il s’était incliné vers les documents, choisissant ceux qui étaient encore déchiffrables, puis il se redressa et les examina l’un après l’autre dans le filet de clarté qui venait du dehors. L’ombre interdisait de bien voir les photographies. Il évitait donc la pénible confrontation avec le visage de la morte. Il se concentra sur ce qu’on pouvait encore exploiter dans les renseignements d’état civil – Nom, Date et Lieu de naissance, Domicile, Situation militaire, Situation juridique et idéologique, Périmètre d’affectation en cas de conflit ethnique, Activité professionnelle, Date d’expiration du visa de séjour. Toutes les rubriques n’étaient pas complétées, l’eau avait brouillé la plupart des autres.
• Linda Siew était née vingt-neuf ans plus tôt.
• Elle habitait Waddell Street.
• Elle était chanteuse, avec des précisions curieuses selon les mentions qui figuraient ici et là. Sur un laissez-passer, elle était chanteuse de songso ; sur son certificat d’affectation, l’officier responsable avait inscrit : peut procéder au gut, chanter et danser l’uga.
• D’après les bureaux qui l’avaient enregistrée, elle avait dû arriver à Oulang-Oulane avec les réfugiés Iyims et les survivants Coréens et Chinois.
• Ni son visa ni sa situation militaire n’étaient en règle.
Maintenant Mevlido avait replacé les papiers sur la table. Il resta plusieurs minutes sans se pencher dessus. Il regardait l’obscurité à travers ses cils et il tentait de rassembler quelques idées. Des intuitions. Souvent une enquête démarrait ainsi, sur des intuitions. Il maintint ainsi son esprit dans l’expectative, puis, comme rien ne se dessinait, il rompit le silence.
– Maleeya, tu m’entends ? demanda-t-il à voix basse.
Dans la chambre voisine, Maleeya ne réagissait pas.
– Berberoïan m’a chargé d’une enquête, annonça Mevlido. Une recherche à faire sur une femme. Linda Siew. Une chanteuse. Elle chantait le songso.
Maleeya ne répondait pas. Mevlido se la représenta, derrière la cloison, suffoquant à proximité des araignées, moite, les jambes nues jusqu’aux hanches, épuisée par sa propre folie, enfermée dans son amnésie et ses souvenirs.
Il était sûr, pourtant, qu’elle l’entendait.
– Le songso, ça te dit quelque chose ?
Aucune réponse.
– Elle pouvait aussi chanter l’uga. Elle avait à peine trente ans. On l’a décapitée aujourd’hui sur Memorial Avenue. La pluie l’aveuglait. Décapitée et broyée. Elle n’a pas souffert.
Il parlait lentement. Il avait un peu haussé le ton pour que Maleeya participe à son monologue.
De l’autre côté du mur, Maleeya inspirait et expirait avec régularité.
– Et l’uga, tu sais à quoi ça ressemble, l’uga ?
Il y eut un nouveau silence et dehors, sans transition, tous les réverbères s’éteignirent. Mevlido repoussa sa chaise, se leva et alla à la fenêtre. La panne touchait plusieurs secteurs. Quelques lampes scintillaient au-delà des toits, très loin. Dans Factory Street, la brutale augmentation des ombres n’avait pas provoqué de réaction particulière. Comme toujours, on entendait une basse continue faite de cris, de froissements d’ailes, de cognements, de chutes, de brisures, avec, là-dessus, des voix humaines qui se croisaient. Partout dans Poulailler Quatre, les résidents, toutes espèces confondues, continuaient à bougonner ou à se taire par petits groupes. Du côté des restaurants, les tintements de vaisselle n’avaient pas cessé.
Quelqu’un avait allumé une bougie dans une maison près du carrefour.
La flamme n’éclairait rien.
La lune à présent se cachait. Les étoiles avaient déclaré forfait, des montagnes de vapeur goudronneuse se rassemblaient au cœur du ciel. L’obscurité se renforçait. Une sensation révoltante d’humidité envahit les poumons de Mevlido. L’oxygène était trop imprégné d’eau pour apporter de la fraîcheur.
Il retourna s’asseoir. Il devait ouvrir la bouche pour happer le gaz vital disponible. Sur son front, sous sa chemise, des gouttes roulaient.
– Il va pleuvoir, murmura-t-il.
Il laissa passer une minute, deux, peut-être.
– Elle logeait dans Waddell Street, reprit-il.
Maleeya Bayarlag respirait toujours lourdement de l’autre côté du mur. Elle ne donnait aucun autre signe de vie ou d’intelligence.
– Je me demande où c’est, ça, Waddell Street, remarqua Mevlido.
– Yasar, fit Maleeya.
Derrière la cloison, elle sortait soudain de sa léthargie. Deux syllabes traînantes.
– Oui ? dit Mevlido.
Il avait cru qu’elle l’appelait, lui donnant, comme souvent, le nom de son mari assassiné.
– Bayarlag. Yasar Bayarlag, dit Maleeya.
– Oui, l’encouragea Mevlido. Je suis là.
– Waddell Street. Près de la frontière. Dans le Fouillis.
Mevlido se leva. Il entra dans la chambre. Maintenant, sans les reflets de la rue et après la disparition de la lune, elle était très sombre.
Il s’assit à côté d’elle, sur le lit. Le sommier grinça. Un peu partout autour du lit, l’inquiétude des araignées devait être à son comble.
– C’est dans le Fouillis ? demanda-t-il.
– Près de la frontière. On est dans le Fouillis. On cherche Yasar dans le Fouillis, en cherchant on arrive dans Waddell Street.
Maleeya ralentit son discours puis s’interrompit. Elle donnait l’impression d’avoir envie de poursuivre sans en avoir la force. Mevlido l’encouragea.
– Waddell Street, dit-il.
– Plus loin, c’est la frontière, reprit Maleeya. On respire mal. On tousse. Ensuite, on rencontre Yasar Bayarlag. On le rencontre. Yasar Bayarlag.
Mevlido posa sa main droite sur le genou de Maleeya. Leurs deux chairs étaient comme fiévreuses et gluantes de sueur.
Il existe peut-être là-bas une Waddell Street que Maleeya connaît, pensa-t-il, mais Linda Siew n’a pas pu habiter le Fouillis avant sa mort. Personne ne peut séjourner durablement dans le Fouillis avant sa mort. C’est impossible.
Ou alors, c’était que Linda Siew était là-bas en visite, comme Maleeya.
– Et Linda Siew ? demanda-t-il.
Maleeya hésitait.
Le silence grossit dans la chambre.
Il faisait beaucoup trop chaud.
– Une femme, une Ybüre ou une Coréenne. Elle chantait, reprit Mevlido.
– Yasar, dit Maleeya. Il est là-bas, à la frontière. Un jour il appelle. Il me demande d’aller le retrouver dans Waddell Street. Je vais là-bas, je le rencontre. On se tient par la main. On se promène ensemble dans le Fouillis. On est ensemble. Des fois on entre dans une maison. Il y a des gens. Une chanteuse. Elle habite en dessous ou à côté. Elle chante des chants magiques. Elle chante l’uga. On est ensemble dans une pièce avec Yasar. On fait l’amour. Je n’aime pas faire l’amour, mais, avec Yasar, j’aime bien. De temps en temps, on sort de la maison. On marche dans Waddell Street. On se tient par la main et on marche dans la rue. Waddell Street sent le charbon. C’est partout comme ça sur la frontière. Une odeur très forte. Ça pique les bronches. On tousse. On revient dans la maison. La chanteuse chante l’uga. Pendant qu’elle chante, on fait l’amour avec Yasar. Je n’aime pas faire l’amour, mais avec Yasar ça me dégoûte moins. Partout l’odeur de charbon est dans l’air. Ensuite on s’habitue. Avec Yasar, on s’habitue.
La voix de Maleeya se réduisait à un murmure. Le murmure décrut encore.
– La chanteuse. Tu l’as vue ? intervint Mevlido.
– Je me rappelle pas, dit Maleeya.
– Moi, je me rappelle, dit Mevlido. Elle avait trente ans. Elle était belle. Elle ressemblait à Verena Becker.
– Verena Becker ?
– Oui.
– Son corps lui ressemblait ? C’était le même corps ?
– Oui. Elle était belle, jeune. Elle dansait en marchant. Elle portait une robe élégante, shocking green. Elle était élégante, elle sentait le propre, le parfum. L’amande amère. Elle sentait le bonheur. Ils l’ont écrasée sous mes yeux. Sur Memorial Avenue.
Ils se turent tous deux un instant.
– Si elle ressemblait à Verena Becker, dit Maleeya, elle n’est pas morte. Elle s’appelle Linda Siew ?
– Oui, dit Mevlido.
– Alors, elle s’appelle Linda Siew comme le corps de Verena Becker. Elle habite le Fouillis avec le corps de Verena Becker ou juste à côté. Elle vit là-bas près de Yasar Bayarlag, sur Waddell Street. Elle n’est pas morte. Ou en tout cas, si elle est morte, elle est comme nous.
– Je ne sais pas, dit Mevlido. Je ne suis pas sûr.
– Il faut que tu ailles là-bas, dit Maleeya. C’est ta femme.
– Oui, dit Mevlido.
– Elle est comme nous. Elle veut que nous soyons ensemble elle et toi. Elle te l’a demandé. Elle te demande de partir là-bas, dans le Fouillis, dit Maleeya.
Mevlido leva le bras, il serra Maleeya contre lui. Il avait des mots à l’arrière de la bouche, mais il ne les prononçait pas. Il avait envie de dormir ou de pleurer contre elle, épaule contre épaule, en respirant fort, en oubliant les araignées, l’obscurité, le présent lugubre, les enquêtes en cours, la vie en cours.
– Elle est comme Yasar, dit Maleeya. Des fois il me demande de le rejoindre. Je vais là-bas, dans sa maison. On écoute les chants. Il y a quelqu’un qui chante l’uga. On écoute, chacun de son côté. Ensuite on est ensemble. On fait l’amour avec Yasar. Même avec lui je n’aime pas tellement, mais on le fait.
Dans la rue, il s’était mis à pleuvoir. La pluie tombait verticalement et avec puissance. D’abord, son vacarme couvrit tous les autres bruits, puis on entendit la voix d’une bolchevique. Celle-ci s’était peut-être abritée dans un couloir pour que les slogans résonnent mieux, ou peut-être hurlait-elle à tue-tête, tête nue et entêtée sous les cascades, indifférente à ce qui se précipitait sur elle depuis le ciel :
• RÊVE MILLE ANS, RÊVE MILLE ANS SANS CROIRE QUE LE SONGE EXISTE !
• RÔDE MILLE ANS, RÔDE SANS CROIRE QUE L’ESPACE EXISTE !
• AIME MILLE ANS, AIME SANS CROIRE QUE L’AMOUR EXISTE !