20.

Le lendemain était un vendredi. Mevlido attachait peu d’importance à la date. Il savait simplement que la semaine était en passe de se terminer et que la suivante serait celle de son autocritique. Chaque journée nouvelle le rapprochait du supplice, de l’humiliation et de la litanie absurde des erreurs et des crimes envisagés ou commis. Il se réveilla avec cette idée en tête, imaginant les coups de pied, la douleur de la position agenouillée, les braillements de l’inquisiteur et la haine du public, mais très vite tout cela se dilua. Très vite la perspective de cette séance horrible redevint anodine et brumeuse et laissa place à d’autres horreurs, et, alors qu’il se levait et faisait sa toilette, il ne pensait déjà plus qu’à la mort de Linda Siew, à l’enquête minutieusement fausse qu’il avait promis de mener sur cette femme, au fatras de mensonges qu’il avait déjà accumulés à ce sujet, et à la relation pénible qu’il avait établie entre Linda Siew et Verena Becker. Maleeya Bayarlag était déjà partie au travail et, tandis qu’il se lavait avec l’eau tiédasse du robinet de la cuisine, il se remémora des phrases que Maleeya Bayarlag avait prononcées pendant la nuit, et plusieurs visions sinistres qui mettaient en scène Maleeya Bayarlag dans le Fouillis, errant dans Waddell Street, écoutant peut-être Linda Siew en train de chanter des chants pour les morts, toussant au milieu des odeurs de charbon de Waddell Street et faisant misérablement l’amour avec Yasar Bayarlag. Là-dessus, pour ne rien arranger, se superposaient les images d’un cauchemar où apparaissait le vautour Glück. Il se sécha, alla déjeuner d’un bol de porridge dans la ruelle des restaurants et quitta Poulailler Quatre. Les images revenaient sans cesse en lui, obsédantes, avec des variantes oniriques qui les rendaient plus pénibles encore.

La maladie mentale rôde trop près de moi, pensa-t-il. Elle est partout.

Je lâche prise, pensa-t-il.

Bientôt tu seras emporté vers le fond, Mevlido, pensa- t-il.

Maintenant il était debout dans le tramway qui s’arrêtait devant Continental Plaza, à trois cents mètres du commissariat.

Il faut que tu prennes appui quelque part, pensa-t-il. Si tu veux t’en sortir, il faut que tu te rattrapes à quelque chose ou à quelqu’un qui soit étranger à tous ces mauvais rêves, quelqu’un de vraiment extérieur à Poulailler Quatre.

Maggie Yeung, pensa-t-il. La psychiatre.

Il descendit sur Memorial Avenue avant Iyim Garden et il téléphona à Maggie Yeung depuis la galerie commerciale qui se trouvait en bas de chez elle. Elle pouvait le recevoir. Il monta au quatrième étage et il s’assit en face d’elle. Il avait décidé de lui confier quelques-unes de ses angoisses, de lui parler de Linda Siew, de Verena Becker, des oiseaux qui empoisonnaient ses hallucinations nocturnes, et aussi des certitudes dangereuses qui s’étaient établies en lui, le conduisant à confondre l’existence dans la mort avec l’existence dans la réalité ou dans les rêves. En appuyant sur le bouton de l’ascenseur, il avait en tête un exposé clair et bien structuré, mais, dès qu’il fut sous le ventilateur, et peut-être parce que cette femme superbe se disposait à l’écouter pour des raisons professionnelles et non par amitié, il perdit toute assurance et tout désir de parler avec franchise. Il bredouilla des banalités sur l’accident de tramway de la veille, amorça le sujet de ses nuits difficiles, remplies d’allées et venues bizarres et de spectres. Et ensuite, à l’inverse de ce qu’il avait projeté de faire, il se ferma. Les mots ne venaient pas.

De l’autre côté de la table, pourtant, Maggie Yeung l’incitait à décrire ce qui le hantait pendant son sommeil.

– Peu importe lequel, insistait-elle. Racontez-moi un de vos rêves, Mevlido.

Le ventilateur tournait. Dans le bureau d’à côté, le mainate siffla. Il sautillait, frottait son bec jaune sur un bout de grillage, sifflait deux notes. Dehors, au-delà de la moustiquaire, les nuages de la matinée se contorsionnaient avec lenteur.

– Une image d’un rêve qui vous a frappé. Commencez par ça. Par une image fixe. Le reste viendra.

Elle faisait tout pour que Mevlido se sente à son aise. Elle avait même posé sur ses lèvres un sourire bienveillant, mais, comme lors des séances précédentes, comme la veille, elle avait une physionomie trop étrangement belle, trop envoûtante. De nouveau, Mevlido troublé la regardait comme la réincarnation d’une renarde. Il avait l’impression d’être questionné par une créature surnaturelle. Cela contrariait toutes ses velléités d’être sincère.

– N’hésitez plus, l’encouragea la psychiatre. Lancez-vous.

En une seconde, des dizaines de rêves affluèrent à la conscience de Mevlido. Plusieurs étaient longs et bien structurés, assez riches parfois pour constituer de véritables vies antérieures, avec leurs multiples choix tragiques, leurs mauvais choix, leurs défaites.

– Je ne sais pas raconter mes rêves, dit-il en évitant de la regarder en face. Je n’y arrive pas.

– Ne racontez pas tout, Mevlido, dit Maggie Yeung. Même un fragment peut suffire. L’essentiel, c’est que vous démarriez. On se débrouillera ensuite tous les deux pour continuer.

Mevlido remua la tête, comme se concentrant sur des souvenirs. En réalité, il essayait d’écarter l’énorme masse de renseignements biographiques et oniriques qui encombrait sa mémoire, tout en sélectionnant le début d’un mensonge qui lui permettrait de tenir plusieurs minutes d’affilée devant la psychiatre sans livrer quoi que ce fût d’intime. Il pensait aux femmes de sa vie, à ces femmes qu’il avait perdues, comme Verena Becker, ou qu’il accompagnait dans leur folie, comme Maleeya Bayarlag, ou qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’étreindre jusqu’à l’orgasme, comme Sonia Wolguelane. Ce n’était pas sur ce domaine qu’il devait s’engager. Il fallait qu’il invente un rêve dont les fantasmes soient neutres. Dont les éléments ne l’entraînent pas trop loin, ne le poussent pas à se trahir. À cet instant, une image surgit et se précisa au milieu des autres, une inspiration qui lui sembla aussitôt bonne à saisir.

– Le rituel du gut, dit-il brusquement.

– Par exemple, oui, dit Maggie Yeung. Le rituel du gut. Oui.

On discernait, dans son intonation, une certaine prudence. Le chamanisme coréen ne lui était peut-être pas totalement familier. Le gut, la cérémonie pendant laquelle la chamane danse et chante pour s’adresser aux morts et les apaiser, ne fait pas forcément partie des matières enseignées en psychiatrie.

Et, soit dit en passant, je le regrette. Mais bon.

– Le chant de la mudang pendant le gut. L’uga, proposa Mevlido.

Il laissa la scène se présenter à lui, des personnages apparaître. L’image gagnait en netteté. Il ignorait où elle allait le mener, mais il lui semblait qu’en partant de là il pourrait louvoyer sans risque, à bonne distance de tout écueil.

– Oui, l’encouragea la psychiatre. L’uga. Oui.

Mevlido sentait le souffle du ventilateur à la racine de ses cheveux. Il savait que son front brillait, que plusieurs gouttelettes grossissaient entre sa bouche et son nez. Il fixa une granulation de plâtre sur le mur.

– C’est d’abord une femme qui appelle, dit-il, une femme dans Factory Street. Elle a une voix puissante, on se rend compte immédiatement qu’elle s’adresse plus à des morts qu’à des vivants. Avant la cérémonie elle était petite, élégante, et voilà qu’elle n’est plus qu’une voix. Une voix qui hèle les errants défunts des alentours. Elle se baisse vers la terre et elle fait pendant plusieurs minutes des gestes dansés que je ne comprends pas. Puis elle reprend son appel. Elle chante dans la langue des disparus. Elle est habillée d’une longue robe shocking green serrée très haut sur la poitrine par un ruban vert pâle. Après un moment, j’entends prononcer son nom. Des gens assistent à la cérémonie. Ils se sont rassemblés à l’entrée du couloir qui donne sur la rue. Ils chuchotent. Ils parlent de la mudang en train d’officier. Mudang, je le rappelle, est le terme coréen par lequel on désigne les chamanes. Selon ces gens qui échangent des avis à voix très basse, c’est une mudang exceptionnelle. Ils disent son nom, ils disent qu’elle s’appelle Linda Siew. Tout le monde écoute sa voix qui interpelle les morts. Ce sont des cris, des cris tragiques, ensuite ce sont des chants. Elle s’adresse aux morts déjà venus ou à venir, elle s’adresse à nous. Elle chante sous la pluie. Celui qui frappe un tambour pour l’accompagner est invisible. On est dans une rue extrêmement sombre. Les gens se sont abrités dans les encadrements de porte, ils se pressent les uns contre les autres. Linda Siew est seule sous la pluie. Elle chante et elle danse. L’étoffe, bien que trempée, ne colle pas à son corps. Sa voix est plus forte que les bruits de l’eau qui tombe. L’univers s’est transformé en cascade rageuse, mais la voix de Linda Siew est plus forte. Il y a trop de monde sur le seuil, à l’entrée du couloir où je me tiens. Je ne suis pas au premier rang et je ne vois pas bien. Je m’écarte du groupe des spectateurs. Je monte l’escalier de l’immeuble pour regarder Linda Siew depuis chez moi, par la fenêtre. Pendant que je monte les marches, je réfléchis à ce que dehors Linda Siew s’efforce d’accomplir. Elle voudrait peut-être que nous dialoguions mieux, qu’entre nous les distances s’effacent.

– Entre nous, fait Maggie Yeung. Entre nous qui ?

– Entre les morts, dit Mevlido. Elle veut que le dialogue s’établisse. Je réfléchis en gravissant l’escalier noir, mais je ne parviens à aucune conclusion. De toute façon, dans ce rêve, depuis le début, je me sens mentalement diminué. Mes mouvements obéissent à des forces que je ne contrôle guère, les pensées et les paroles que je formule ne m’appartiennent pas vraiment. Mentalement diminué et étranger à moi-même. Arrivé au quatrième étage, je pousse la porte de mon appartement. L’électricité ne fonctionne pas. C’est la nuit, mais il y a des résidus de clarté qui rendent les déplacements possibles. Dans la chambre, le lit est vide. Je vais me poster à la fenêtre. Je me penche pour voir ce qui se passe dans Factory Street. Je ne vois personne. Ni la mudang, ni le musicien qui accompagne la mudang, ni les gens qui l’instant d’avant murmuraient son nom. La pluie redouble. Poulailler Quatre a l’air désert. Dans l’immeuble d’en face, une fenêtre est éclairée et grande ouverte. Le rideau de la pluie brouille l’image. La pluie pose des stries verticales sur les choses. Par l’ouverture on entend un enregistrement ethnographique qui date de plusieurs siècles, avec au premier plan le bruit de l’aiguille qui creuse son chemin dans le passé, dans la poussière qui encrasse les sillons obscurs. Les bruits sont goudronneux, réguliers, la plupart du temps ils se confondent avec l’écoulement de la pluie. Quelquefois, au milieu de cela et très lointaines, on surprend les vibrations d’une peau de tambour. Je ne suis pas musicien, mais j’en sais assez sur la musique pour savoir qu’il s’agit d’un rythme toungouze ou coréen. J’écoute avec une grande angoisse. J’ai le sentiment d’une perte irréparable. J’ai l’impression que ce tambour s’adressait à moi autrefois, mais qu’il est beaucoup trop tard pour que son effet me soit profitable ou même compréhensible. Je ferme les yeux, à ma mémoire se présente l’image de Linda Siew qui dansait et chantait sous la pluie quelques minutes plus tôt. Maintenant, le souvenir de Linda Siew et le document sonore se combinent de façon harmonieuse. Linda Siew chante l’uga, le tambour rythme l’uga. La pluie crépite. J’ouvre les yeux pour voir ce que la nuit nous offre. De l’autre côté de la rue, je sais qu’un homme la nuit a pour habitude de faire fonctionner un gramophone. Il laisse toujours sa fenêtre grande ouverte… La lampe chez lui est allumée… La pluie pose des stries verticales sur les choses… Mais j’ai déjà dit cela, je crois.

– Oui, vous l’avez dit, confirma Maggie Yeung.

Entre eux, entre la psychiatre et son patient, naquit un silence. Elle n’aurait peut-être pas dû intervenir.

Mevlido fixa un point sur le mur. Il s’était un peu tassé, depuis une minute il parlait sans intonation, comme s’il était sous hypnose ou complètement dégoûté de lui-même.

Un serpent de foudre se refléta sur une partie du ciel. Des secondes plus tard, le roulement du tonnerre arriva sur Memorial Avenue.

– Je n’aurais pas dû vous interrompre, dit Maggie Yeung, excusez-moi.

– Je ne me rappelle plus la suite, constata Mevlido.

– Vous regardiez une fenêtre de la maison d’en face, rappela Maggie Yeung. Elle était éclairée. Un gramophone crachait de lointains coups de tambour.

– Oui, dit Mevlido.

Puis il se tut.

– Il pleuvait, dit Maggie Yeung. Vous m’avez dit que la pluie tombait. Vous écoutiez la musique à travers le murmure de la pluie. Vous regardiez la fenêtre d’en face à travers ce rideau qui vous empêchait de voir.

– Non, dit Mevlido. La pluie ne m’empêchait pas de voir. Elle brouillait l’image, mais je voyais. Je voyais assez bien. Dans l’appartement d’en face, une femme dansait. Elle ne bougeait pas beaucoup. Elle se démenait lentement et sur place. C’était une gesticulation rituelle. Elle n’avait pas de vêtement particulier. J’avais le sentiment qu’il s’agissait de Maleeya Bayarlag. Elle portait un T-shirt et un short très ample. Elle a cinquante ans, elle se néglige, elle n’a pas toute sa tête. Il y a longtemps qu’elle a sombré folle. Je l’ai reconnue à sa manière de se tenir. Vous savez, j’éprouve pour elle une grande affection. Nous nous soutenons dans la vie. Nous sommes ensemble. Nous traversons ensemble ce qui reste. Je l’ai reconnue à ses bras un peu potelés, à sa lourdeur épuisée, à son ventre. Elle n’a plus le ventre lisse de sa jeunesse. Elle dansait l’uga.

Il marqua une pause. Il devait estimer avoir assez menti, assez embrouillé l’histoire pour que la psychiatre ne dispose d’aucune piste pour aller jusqu’à lui.

Maintenant, il se détendait. Il se redressa sur la chaise, son regard revint plus franchement sur Maggie Yeung.

– Elle dansait l’uga, répéta-t-il.

– Attendez, Mevlido, fit Maggie Yeung, comme si elle était avant tout intéressée par ce détail. Qui se trouvait dans l’appartement d’en face, en train de danser ? Maleeya Bayarlag, ou Linda Siew ?

– Je ne sais plus très bien, dit Mevlido sur un ton songeur. Maleeya Bayarlag ou Linda Siew, je ne me rappelle plus. Ou une autre.

La psychiatre bougea les mains. Une évidente déception voilait la beauté de son animal visage.

– En tout cas, c’était elle, dit Mevlido.