23.

Lorsqu’il eut appris par cœur les trois cent cinquante-six pages d’instructions que Deeplane lui avait confiées, Mevlido alla déposer aux Archives la reliure rouge groseille et son contenu intégral, il mangea un sandwich devant le distributeur de sandwiches des Archives, puis il entra dans une salle de gymnastique où il avait promis de passer dès que possible pour une ultime séance. Pendant les vingt dernières années, il s’y était rendu chaque matin pour y suivre trois heures de cours.

Les enseignants l’attendaient. Ils avaient été prévenus et ils savaient qu’ils ne reverraient plus jamais leur élève. Ils l’entourèrent, mais sans jovialité ni gravité excessives, ce dont il leur fut reconnaissant, et il reçut d’eux des recommandations pratiques qu’ils s’étaient jusque-là abstenus de lui transmettre, non par goût du secret, mais parce que la philosophie de certains principes élémentaires n’est véritablement compréhensible qu’à la veille du voyage. Plus tôt, il n’eût enregistré que des phrases creuses, tandis que, maintenant, l’urgence restituait aux aphorismes leur utilité et leur sens.

Il remercia ses professeurs et il les salua, et ensuite il fut libre.

On dispose toujours de plusieurs heures avant un départ de ce genre, pour une mission de ce genre. Des heures précieuses qu’on a l’impression de perdre, car tout a été accompli des tracasseries finales – prises de sang, scanner, empreintes de voix, levée d’écrou, restitution du matériel professionnel, déclarations solennelles devant la Commission de Contrôle, clôture des crédits de cantine, clôture des dossiers médicaux et sportifs –, et on ne sait trop comment donner un caractère positif à la minuscule portion de vie privée qui reste encore à parcourir.

Il est exclu d’aller dormir. Il serait vain d’entamer un livre puisqu’on ne le finirait pas. Il est déconseillé de fatiguer de nouveau son corps dans un énième entraînement de close-combat. On a eu, d’autre part, la décence de ne pas organiser, avec ses collègues et camarades, une cérémonie d’adieu. Quant à s’agenouiller en face d’un mur pour méditer, on se l’interdit volontiers, tant il paraît ce soir imbécile de peiner pour apercevoir d’illusoires ténèbres, alors qu’avant la fin de la nuit on va être très efficacement et très concrètement jeté au cœur de l’espace noir.

On se voit donc ainsi confronté à la solitude, dans une oisiveté qui vaut celle d’un touriste en transit dans un aéroport. Et on essaie de gagner du temps en le gaspillant. Et on lutte pour ne pas faire la seule chose qu’on ait vraiment le désir de faire : téléphoner à sa meilleure amie.

Écouter la voix de sa meilleure amie.

Lui annoncer qu’on a été choisi, que la traversée est imminente. Et qu’ensuite il n’y aura rien, plus aucune miette partageable ni dicible, plus rien qu’un silence démesuré, seulement cela.

Seulement cela.

Un gouffre.

Aucune passerelle.

On a pourtant reçu l’ordre, pour cette nuit-là, d’éviter les émotions, et on a juré de se maintenir dans l’indifférence : détaché des êtres et des choses. Mais la nostalgie des aventures sentimentales d’autrefois et des complicités sexuelles ou sexuées redéchire une vieille cicatrice sous la conscience. Et on est tracassé par l’idée de parler encore une fois à une femme, avec la femme qu’on aime, qu’on a aimée et qu’on aime encore. On a envie d’essayer de communiquer encore une fois avec elle, même si, en prévision de ce moment délicat, la hiérarchie l’a éloignée, même si depuis des années la branche Action s’est arrangée pour la mettre hors d’atteinte et pour lui ôter perfidement tout caractère réel, pour la désincarner, la rendre fantasmatique, la transformer en pure hypothèse amoureuse.

On avise le téléphone de service sur le palier du quatrième étage, et on hésite. On n’est pas complètement détaché des êtres et des choses, et on hésite d’autant plus qu’à proximité, dans le couloir ou dans les bureaux, il n’y a personne.

Mevlido hésitait. Ses mouvements devinrent plus lents.

Il s’était engagé dans l’escalier qui menait au troisième étage. Il descendit encore deux marches, puis il fit demi-tour et remonta. Sur une table d’angle, un téléphone noir ordinaire se tenait à sa disposition et, alentour, rien ne bougeait, comme dans une administration hors des horaires de travail, quand toutes les portes sont fermées à clé et que seuls les néons fonctionnent.

Il décrocha le combiné. Il composa un numéro, celui de sa meilleure amie.

– Ici Verena Siew, dit la voix enregistrée de Verena. Si vous le désirez, vous pouvez laisser un message après le signal sonore.

– C’est moi, dit Mevlido. J’avais envie d’entendre le son de ta voix.

Il y eut une modification dans le silence magnétique, une impondérable surcharge de mutisme. Quelqu’un espionnait à l’autre bout du fil, près du répondeur, ou depuis une dérivation installée sur la ligne.

Mevlido réprima un soupir.

– J’avais envie de te parler seul à seul, dit-il. Quelqu’un nous écoute. Je rappellerai quand nous serons seuls.

Trois secondes filèrent, suivies d’un craquement électrique. Le répondeur avait été coupé.

– C’est vous, Mevlido ? demanda une voix masculine.

– Oui, dit Mevlido.

– Vous voulez parler avec Verena Siew ?

– Oui.

– Vous savez bien que c’est impossible. Elle n’est plus joignable. Il faut vous contenter du souvenir que vous avez d’elle. Elle ne vous répondra plus, Mevlido, ni ce soir, ni un autre jour.

– Où est-elle ? demanda Mevlido sur un ton qu’il estimait neutre. Où l’avez-vous… C’est vous, Deeplane ?

– Ici Schumann, répondit aussitôt la voix. Je remplace Deeplane au standard.

– Ah, c’est vous, dit Mevlido.

– Oui.

– Où est Verena Siew en ce moment, Schumann ? s’obstina Mevlido.

– Elle ne répondra pas, répéta Schumann. Écoutez, Mevlido, une fois pour toutes, vous n’avez qu’à considérer qu’elle est morte. Si elle survit, c’est à l’intérieur de votre mémoire. Et c’est l’unique endroit où vous pouvez encore la joindre.

– J’aimerais lui laisser un message, dit Mevlido. Pour le cas où elle serait accessible ailleurs, malgré tout.

– Pas de problème. Dictez-moi ça, dit Schumann.

– C’est personnel, protesta Mevlido.

– Oh, assez d’enfantillages, Mevlido. Il n’existe plus de domaine intime pour vous depuis belle lurette. Plus rien n’est personnel pour vous depuis que vous travaillez avec la branche Action. Nous ne vous avons jamais caché cela, ne dites pas le contraire.

La conversation marqua une pause.

– Nous serons plusieurs dizaines à entendre votre message à Verena Siew, reprit Schumann. Il n’y a pas de quoi en faire un drame.

Mevlido ne réagissait plus. On entendait une respiration régulière sur la ligne, c’était peut-être la sienne.

– Allez-y, l’encouragea Schumann. Je note.

– Je pense à toi, murmura Mevlido après un nouveau silence. Tu me manques. Je penserai à toi jusqu’à la fin. Quelle que soit la fin, tu me manqueras.

Là-dessus, brutalement et sans prendre congé de Schumann, il raccrocha.

La branche Action réussissait souvent cela : provoquer chez ses agents des renvois de haine refoulée, peu spectaculaires mais bien perceptibles, dont ils ne s’excusaient pas.

Il n’était pas nécessaire de changer de bâtiment pour accéder à la bibliothèque.

Les salles de lecture étaient ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre mais, en soirée, on observait toujours un net fléchissement d’activité. Mevlido flâna d’une pièce à l’autre. L’endroit paraissait désert ou presque. Son but n’était pas de rencontrer des visages de connaissance. Il souhaitait simplement passer quelques instants dans un lieu qui avait toujours été pour lui l’équivalent d’un rivage amical au bord du monde. Il n’avait aucune recherche à faire et il se promenait là comme on se promène sur une plage.

Comme on se promène sur une plage,

Pendant une quarantaine de minutes, il circula entre les rayonnages, sans méthode, fouinant dans la section des encyclopédies, ouvrant et refermant les volumes qui au hasard lui tombaient sous la main, de temps en temps cherchant la traduction d’un verbe dans un dictionnaire de qechua, de blatnoï ou de coréen, lisant ici un article sur les guerres bactériologiques, là une page consacrée aux poèmes en prose de Leonor Iquitos, là encore un chapitre de grammaire qui traitait de l’ordre des mots dans les phrases d’existence et dans les phrases de disparition. Puis, après une halte aux toilettes, il sortit.

Il quitta les parages de la bibliothèque et il parcourut trois cents mètres sous le béton et sous la terre, et ensuite, alors qu’il longeait des installations sportives, il franchit le seuil d’un des clubs d’arts martiaux, le club de kung-fu, et pénétra dans les vestiaires. L’espace était fortement éclairé, comme avant ou après une séance d’entraînement, mais aucun vêtement n’était accroché aux portemanteaux. Les élèves du soir s’étaient déjà dispersés. Le sol récemment lessivé finissait de sécher. Mevlido alla se servir dans une armoire, il en retira une serviette de bain et une savonnette, il se déshabilla, il se dirigea vers la cabine de douche la plus proche.

Longtemps, l’eau chaude.

Longtemps, il laissa ruisseler sur lui l’eau chaude, à la température formidablement agréable. La vapeur l’entourait, de plus en plus dense. Les gouttes crépitaient, le grésillement de la cascade devenait l’essentiel du monde, devenait le centre du monde réel, les bruits de pluie s’imposaient au premier plan de la conscience. La pluie était sa conscience. Il accomplissait les gestes d’une toilette scrupuleuse, mais en même temps il se nettoyait de cette émission de colère impuissante qui tout à l’heure l’avait pollué. Après le déplorable incident Schumann, les vérifications de vocabulaire en bibliothèque l’avaient aidé à reconstituer sa sérénité naturelle, mais seule cette eau brûlante lui permettait d’en finir avec les résidus de sa mauvaise humeur. L’écume savonneuse serpentait devant ses pieds. Elle se ramifia en dessinant des alphabets complexes et, au fil des minutes, elle se dissipa.

Dans un box situé à l’autre bout du vestiaire, un nouveau venu s’était installé sous une pomme de douche et, comme Mevlido, il se délassait et barbotait sans se résoudre à fermer le robinet. Ce devait être un pratiquant qui aimait se perfectionner le soir, sans témoins, loin du regard collectif, et qui récupérait après une série d’exercices épuisants. On l’entendait chantonner une mélodie répétitive, un air sans grâce qui avait des allures de formule incantatoire.

Mevlido coupa le jet d’eau et marcha pieds nus jusqu’à l’endroit où ses affaires étaient pliées, puis il se sécha, renfila ses vêtements, boutonna ce qui devait l’être. Quinze mètres plus loin, le larynx anonyme persistait à tracer de mornes cercles sonores, et l’eau coulait et coulait et bouillonnait. En face du box pendait une tenue de kung-fu trempée de sueur, sur le banc il y avait un pantalon de survêtement noir et du linge de corps, un maillot, une chemise blanche. Elia Fincke, l’expert technique, s’habillait de cette manière. Mevlido s’approcha et, assez fort pour être entendu à travers les éclaboussures et la porte, il lança :

– Fincke, vous êtes là ? Je vous dis au revoir.

Le déversement aussitôt s’interrompit. L’expert technique avait coupé l’arrivée d’eau.

– C’est vous, Mevlido ?

– Oui.

– On m’a dit que vous partiez bientôt ?

– Oui. Demain. Demain matin.

Il y eut trois secondes de lourd silence. Fincke essayait de trouver une phrase anodine, mais il ne trouvait rien et, déjà, il se recueillait à la mémoire de Mevlido.

– Vous êtes prêt ? finit-il par dire.

– Je crois, dit Mevlido.

– Bon, alors… Bonne chance, Mevlido, hein ?

– Merci.

– Nous sommes avec vous, dit Fincke.

– Je sais, dit Mevlido.

Il fallut traverser le gué d’un deuxième temps mort. L’expert technique ne bougeait plus dans le bac à douche. Puis le robinet d’arrivée d’eau grinça et, aussitôt, la cataracte redémarra.

Les clapotis de nouveau colonisaient l’espace.

Mevlido s’éloignait.

L’eau bruissait.

Elia Fincke n’avait pas repris son chant.