28.
Le fossé n’a guère plus de quatre mètres de profondeur. L’endroit fait penser à un canal en cours d’assèchement, au fond d’une combe. Dérangé par l’arrivée de Mevlido, un corbeau bat des ailes sans crailler, puis s’envole en rasant les flaques d’eau putride qui se sont amassées au bas de la pente. Mevlido a aperçu l’oiseau, mais il s’en désintéresse. Il n’a pas en ce moment l’ornithologie en tête. Il se campe devant une sortie d’égout, devant un énorme tube de ciment qui surgit de terre, à mi-pente. Des chiffres géants sont peints sur le ciment. Le dernier chiffre est partiellement recouvert de terre herbue, mais on l’identifie sans risque d’erreur. C’est bien un six. C’est bien la canalisation zéro, zéro, seize.
C’est bien le dernier sas.
Bientôt, Mevlido va s’introduire sous la voûte malodorante et disparaître pour toujours, et, comme il est en train de vivre l’ultime page archivable de son existence, l’ultime ligne, il avale quelques gorgées d’air frais et il gagne un peu de temps. On peut estimer que ce bref moment d’inaction sera l’image sur quoi se referme cette aventure.
Il se dresse là, avare de ses mouvements, habillé, on le sait, comme un randonneur pauvre. Son pull-over a souffert lors du voyage, et, de même que son pantalon, il est souillé de taches de poussière grasse, de suie et de sang. Le randonneur s’est frotté contre des parois malpropres et contre des corps blessés.
Près de cette bouche de ciment qui émet un mince filet de purin, Mevlido a une attitude presque normale, quoique bizarrement pensive. Ses mains pendent décrispées le long des cuisses, comme chez un homme qui écoute l’énoncé d’une sentence tout en réfléchissant à ce qui se produira ensuite. Au nord-ouest de l’épaule gauche de Mevlido grisoie une portion de route surélevée, avec un camion qui y stationne, et, près des roues avant, on distingue deux silhouettes monochromes et statiques, sans vêtements, un homme et une femme. Ils sont trop loin, on ne lit pas ce qu’expriment leurs visages. Quand on ne sait rien de ce qui s’est passé avant, on ne peut pas comprendre ce qui les occupe. La photographie ne révèle pas s’ils sont là parce que leur véhicule est en panne, ou parce qu’ils font une pause liée à des nécessités organiques, telles que l’agonie, l’enterrement d’un ou d’une proche, ou la miction, ou pour d’autres raisons comme, par exemple, dire adieu à Mevlido, ou encore parce qu’ils veulent l’espionner, vérifier qu’il accomplit correctement sa mission, qu’il effectue sans tricher ce qu’il doit effectuer, qu’il s’enfonce pour de bon dans la conduite numéro zéro, zéro, seize.
Mevlido oriente la tête vers le haut du fossé et il regarde le camion et les silhouettes.
Ensuite, il se détourne.
Le gris du ciel est hachuré de brume. Le sol argileux manque de poésie, il est d’une effarante banalité, avec des mottes luisantes, la plupart du temps dépourvues d’herbe. Mevlido se trouve à deux enjambées du fond de la ravine. À l’endroit que le corbeau vient de quitter stagnent des mares opaques, trop pourries pour refléter le ciel, et des traînées de fange. On ne voit rien d’autre que de la boue.
Mevlido reste passif encore trois secondes.
Il reste passif encore deux secondes.
Puis il soupire. Il est temps.
Il se met en mouvement.
Il ne regarde pas en arrière, il n’essaie pas d’entrevoir une dernière fois, là-bas, Samiya Choong et Sergueïev.
Il ne pense plus à ceux et à celles qu’il a connus.
Il empoigne le bord de la conduite pour se placer juste devant l’ouverture. Il se hisse sur le bord de la conduite, il fait attention à ne pas déraper dans la gadoue.
Il se hisse sur le bord de la conduite.
Il fait attention à ne pas déraper dans la gadoue.
C’est là-dedans qu’il va s’introduire.
Aussitôt, il perdra tous ses repères.
Il va progresser seul, le corps très vite décharné de sa chair et l’âme immédiatement amnésique.
Et ainsi il va marcher sous terre pendant un nombre d’heures qui ne se mesure pas, il va parcourir une distance qui ne se mesure pas, en obéissant à un programme gravé dans les plus tortueuses couches de son être, inscrit là durant les séances d’entraînement spécial. Nul désormais ne le poussera ni ne l’accompagnera. Il sera seul. Il sera absolument seul. Il sera aussi absolument libre, quand on y pense.
Ainsi il va aboutir au ventre de la mère de Mevlido.
Il va ouvrir la matrice et il va la refermer derrière lui, et il va se replier, en attendant la suite. Et il va commencer à attendre.
Attendre.
Il va attendre sa naissance, par exemple. Sur ce sujet, même les Organes ne peuvent rien savoir à l’avance. Ils ont bluffé en promettant à Mevlido une réincarnation dans quelqu’un de bien. En réalité, les Organes ignorent qui précisément sera la mère de Mevlido, et il leur faudra des années pour retrouver Mevlido, pour s’assurer qu’il s’agit bien de lui et pas d’un autre, et pour tenter d’établir avec lui un contact pendant ses rêves, ou même plus tard, pendant son agonie. Ou plus tard encore. Les Organes auront du mal à le repérer au milieu du chaos et de la guerre. Lui, de son côté, ne les cherchera pas de façon active. Il les imaginera peut-être, il leur obéira ou leur désobéira, mais il n’aura jamais la certitude de leur existence. En aveugle il tâtonnera vers des formes qui leur ressemblent. Inconsciemment il se maintiendra sur une route qui, d’une certaine manière, les reliera, eux et lui. Quand il faudra choisir de prendre une direction plutôt qu’une autre, ce poids de l’instinct ne sera pas négligeable, mais le hasard et des circonstances imprévues compliqueront toujours les choses.
Par exemple, il verra le jour en Zone Deux, dans une famille d’instituteurs qui ont abandonné leur école et combattent, avec les partisans, contre le rétablissement du capitalisme sur la planète. Sa mère et sa grand-mère pratiquent le chamanisme. Elles seront toutes deux enlevées par l’ennemi trois semaines après la naissance de Mevlido, et retrouvées pendues à un balcon, nues et écorchées. Son père sera tué quelques jours plus tard. Tout autour, les communes égalitaristes sont démantelées ou bombardées à l’acide, à la neige vénéneuse, au napalm. Le bébé sera recueilli par des bolcheviques qui fuient devant les troupes contre-révolutionnaires. Il vivra son enfance tantôt dans un foyer, tantôt dans un autre. Ses parents successifs sont des Jucapires, des Golshes, des Ybürs, des Khalqs, des Chinois survivants, des Coréens. Tous appartiennent au même camp idéologique. La plupart se considèrent comme des soldats qui doivent encore se battre quelle que puisse être l’ampleur irréversible de la déroute. Tous éduquent Mevlido dans le sens de la guerre révolutionnaire. Dans cette ambiance le petit garçon grandira et, quand il sera adolescent, on le retrouvera naturellement engagé dans un commando des Komsomols. C’est là qu’il recevra l’essentiel de sa formation politique et militaire. Il participera à plusieurs actions insurrectionnelles, et, quand les combats s’arrêteront, il se fondra dans les colonnes de déplacés, de gueux et de démobilisés qui quittent les territoires les plus brûlants de la guerre noire. Sa culture sera à jamais celle de la défaite, des sabotages, des règlements de comptes et de la violence. Ses compagnons disparaissent les uns après les autres. Ses compagnes aussi. Autour de Mevlido, toutes les femmes de sa génération ont, en gros, le même parcours humain que le sien. Toutes connaissent un sort tragique.
Mevlido ensuite appartiendra à l’immense horde des réfugiés qui ont abouti à Zone Trois. Il sera parqué avec eux dans la vaste machinerie des camps et des ghettos qui se substitue là-bas à la guerre. Il devra construire sa survie dans un contexte de mutations génétiques, de déchéance morale, de recul technologique, d’appauvrissement du langage et de la pensée, de duplicité et d’oubli. Il deviendra un laissé-pour-compte parmi les autres. Comme de nombreux démobilisés, il finira par rejoindre la branche la plus méprisée parmi les structures sociales mises en place par les pacificateurs – il s’engagera dans la police.
Son sort est le nôtre, celui des sous-hommes et des vaincus.
Et ensuite, comme pour nous, viendra pour lui l’heure de mourir.
Et ensuite : rien.
À moins que des imprévus.