34.

Le voyage est interminable.

Les derniers kilomètres sont les plus durs à parcourir. Trop de cahots. Ton cerveau malaxé renonce à établir une différence entre le présent et le reste. Soir après soir, car ainsi les jours se succèdent, tu rumines encore un peu sur le passé ou sur l’avenir, mais ton activité cérébrale a tellement décliné que tu as l’impression de somnoler en permanence. Il y a déjà longtemps que tu ne regardes même plus à travers la vitre ; tu ne la nettoies plus quand elle est couverte de buée ou de suint. Tu as du mal à t’intéresser aux choses extérieures, et, à l’intérieur de toi, les images sont fades, conventionnelles, comme forgées par d’autres que toi. L’intérieur t’échappe, lui aussi. Tu es exténué.

Ensuite, tu approches de ta destination finale. Tu es toujours quelque part dans Poulailler Quatre, mais l’ambiance de la frontière rend les choses moins familières. C’est cela, oui. Moins familières. Plus rien n’éveille en toi d’écho. L’autocar est entré dans les faubourgs, déjà il emprunte les longues avenues du Fouillis. On roule lentement, la chaussée est recouverte de mâchefer. Les pneus écrasent cette couche friable avec un bruit de meule. La poussière moutonne derrière les fenêtres. Tu ne jettes pas un coup d’œil vers le dehors. Tu as abouti dans un monde extrêmement éloigné et cela ne t’excite pas, ne provoque en toi aucune curiosité. Tu ne te sens pas dans la peau d’un touriste en train d’atteindre le pays mystérieux dont il a eu la nostalgie depuis l’enfance. Dans ce que tu as encore tendance à nommer ton existence, le tourisme ne joue plus aucun rôle.

Tu palpes le sac qui repose à côté de toi, sur le siège voisin. Le car n’était pas bondé et la place est restée libre depuis le départ, tu n’as donc pas eu à subir une compagnie bavarde ou nauséabonde pendant la route. Dans le sac, la réserve de pemmican a beaucoup baissé. Tu n’avais pas faim, mais tu t’es obligé à grignoter de temps en temps, de peur de défaillir avant terme.

Quand on y pense, tu as veillé à ne pas arriver au Fouillis dans un état lamentable. Dès que tu en avais l’occasion, tu t’es rasé et tu t’es changé avec ce que tu trouvais dans les haltes routières, quand le chauffeur passait la main à un collègue ou changeait des pièces dans le moteur. Chaque fin de mois, la compagnie te fournissait un nouveau rasoir jetable et des sous-vêtements propres. Pendant ces longues minutes ou ces années que le voyage a duré, tu as donc pu préserver un peu de ta dignité physique, te débarbouiller ou te toiletter ici et là, par exemple dans les latrines ou sous le robinet de service de telle ou telle station d’essence, ce que d’autres voyageurs souvent négligeaient de faire. Et aujourd’hui, si tu n’as pas fière allure, tu es, malgré tout, encore présentable. Tes cheveux et tes ongles ont continué à pousser, tes vêtements se sont abîmés, l’étoffe craque au moindre geste, tu ressembles à une momie qui se défait, mais tu restes présentable. Une nuit, dans une sordide cour d’auberge, tu as troqué ton pistolet contre un couvre-chef en cuir luisant. Tu dissimules là-dessous ton visage, comme désireux de proclamer ton intention de n’engager le dialogue avec personne, mais, en fait, les autres voyageurs évitent ton contact. Tu t’en es plus d’une fois rendu compte. Aucun être doué de pensée n’entre en relation avec toi volontiers ou avec chaleur. Les animaux sont mieux disposés à ton égard, mais la distance entre vos intelligences, même si elle diminue, est énorme.

Les animaux sont mieux disposés à mon égard, penses-tu.

Mais la distance entre nos intelligences.

Et juste à ce moment de ton raisonnement, exactement là, en milieu de phrase, vous vous engouffrez sous un vaste hall de béton. Après une manœuvre, le moteur ronfle plus fort, vomit un dernier nuage d’huile chaude et s’arrête. L’autocar est arrivé à son terminus. Tu dois descendre.

Tu quittes ce siège que tu as si longtemps occupé, avec pour seule distraction ta peur des précipices et le défilement ténébreux du paysage et, tous les deux cents kilomètres, la possibilité d’aller faire tes besoins en compagnie des autres passagers et des chauffeurs, sur les bas-côtés, dans la pierraille cendreuse et les débris d’anciennes métropoles.

Tu es le dernier à descendre.

Tu longes le flanc brûlant de l’autocar. Les tôles ont noirci, on dirait qu’une heure plus tôt vous fonciez au cœur d’un incendie industriel. À l’arrière, un groupe de passagers attend que les conducteurs viennent ouvrir la malle où s’entassent les valises. Depuis le temps, les valises ont dû pourrir ou flamber, mais, à tout hasard, les gens attendent. Renfrognés. Muets. Tu les dépasses. Tu enfonces encore un peu plus ton chapeau de broussard sur tes sourcils. Tu humes l’air, les puanteurs de gas-oil qu’aucun courant ne disperse. Tu grimpes sur le quai de ciment de la gare routière et tu t’éloignes.

Tu portes l’uniforme des gueux, ces lambeaux sales qui depuis toujours te vont à ravir.

Tu déplaces, sur ton épaule, la courroie de ta besace quasiment vide.

En évitant les traces de cambouis et d’eau rouillée, tu diriges tes pas vers la sortie. Une vaste bouche rectangulaire dont la luminosité aveugle. Au-delà poudroie la rue. Les dimensions du garage évoquent celles d’un hangar d’aviation. Elles sont supérieures aux besoins, comme si, cinq ou six siècles plus tôt, les architectes avaient prévu une augmentation du trafic qui ne s’est pas produite. Tu frôles les autocars qui refroidissent. Ils sont plusieurs à être arrivés récemment. Tu te faufiles entre ces épaves presque consumées qui vont mettre des mois à perdre leurs odeurs de hauts-fourneaux et qu’une équipe ensuite viendra déchirer une bonne fois, comme des navires. À intervalles réguliers, tous les quinze mètres, tu contournes la base d’escaliers qui montent vers un étage où la logique voudrait que se situent des bureaux ou des guichets, peut-être aussi une galerie marchande. En réalité, de là-haut ne descendent que de l’ombre et du silence. Sur les degrés inférieurs sont installés des zombies défraîchis, probablement des candidats à une autre hallucinante expédition, des laissés-pour-compte qui imaginent pouvoir repartir – un jour tout reprendre à zéro, voyager dans l’autre sens.

Toutes les gares routières se ressemblent, quelle que soit la partie de l’univers où l’on a échoué. En commun elles ont le brouhaha crasseux, la misère, l’inconfort, les gaz qui stagnent à toute heure du jour et de la nuit, mais, par-dessus tout, une atmosphère de forte dégradation intellectuelle, alimentée tant par l’insolence des employés que par la résignation de la clientèle. Pour ceux et celles qui auraient besoin, afin de faire naître en eux l’image, d’une référence géographique précise, disons que l’endroit ici rappelle la station d’autocars de Puduraya, au centre de Kuala Lumpur, en Malaisie. Puduraya quand on y arrivait pendant la révolution mondiale, à la fin des années soixante-dix, par exemple depuis le nord, depuis Padang Besar, Kota Bharu ou Gerik. De tels noms superbes ont figuré sur les cartes, comme la Malaisie, il y a à peine plus de deux ou trois siècles. L’endroit où Mevlido actuellement déambule rappelle Puduraya Station à cette époque. Mêmes escaliers menant à un étage dont on ne devine rien, même pénombre irrespirable, même sentiment de solitude, d’égarement et de non-retour.

Mais bref. Tu n’as jamais traîné tes guêtres en Malaisie, et, quand tu es venu au monde, la Malaisie avait disparu des mémoires depuis belle lurette. Tu t’immobilises sur le seuil du garage et tu regardes ce que tu peux voir de la ville : un carrefour, une placette, quelques maisons totalement délabrées, étouffées sous des squames de poussière séculaire, et, le long de la route, des murs en briques noires derrière lesquels dorment des fabriques. Pas la moindre enseigne qui signale une activité commerciale. Rien qui ressemble à un havre pour voyageurs. Sur la place, des lignes électriques courent en tous sens, de toit en toit, par faisceaux embrouillés. Qu’est-ce que j’ai à faire ici, penses-tu fugacement, sans réponse. Les quartiers d’habitation s’étirent au-delà du carrefour, invisibles. Le Fouillis est construit sur une pente. On est à la limite d’un haut plateau, et ensuite, après la cassure, on plonge. Des camions bennes énormes traversent le carrefour, ils soulèvent devant la gare routière une bruyante fumée de pierraille. Minière est l’ambiance, brunâtre et chauve la sierra qui barre l’horizon. Deux piétons se faufilent un instant à l’entrée d’une rue et disparaissent. Ils sont habillés comme dans une république prolétarienne après la défaite.

Tu décides de chercher d’abord un abri pour la nuit. D’après tes calculs, le jour déclinera d’ici deux ou trois heures. Il faut que je sache où dormir, penses-tu.

Il y a cinq chauffeurs qui discutent près de la porte, devant la cabine vitrée du gardien. Tu leur demandes s’ils peuvent te conseiller un endroit où passer la nuit, une pension pas trop chère pour sous-hommes ou voyageurs. Ils se sont interrompus dans leur discussion et ils te jaugent avec des yeux de brutes. On dirait des bouchers qui examinent avec stupeur un animal d’abattoir doué de parole. Pendant un instant, tu ne sais pas trop s’ils comprennent le dialecte que tu as utilisé pour communiquer avec eux. C’est pourtant un sabir très simple, la langue générale de Poulailler Quatre. Tu en as réduit la syntaxe au maximum. Du blatnoï de camp mélangé à du coréen, avec des traces d’anglais et de darkhad.

Ils te regardent en silence.

Tu répètes ta question.

Cinq chauffeurs. L’un d’eux est obèse, un autre a une casquette rouge, un troisième est torse nu, avec un gilet en toile de jean. Les autres sont normaux, ou du moins sans particularité remarquable. Ils te regardent. Ils ont tous la bouche à moitié ouverte.

– Ça parle encore, dit le gros.

– Incroyable, dit un des normaux. Ça parle encore.

– Et de quoi que ça parle ? demande casquette rouge.

– De la nuit, dit le gros.

– Ça parle de la nuit ? s’étonne torse nu.

– Ben oui, ça doit croire encore à la nuit, dit un des normaux.

– Incroyable, dit l’autre normal. Ça croit encore à la nuit.