42.
Puis un matin. Un matin ou un soir. Au cours d’une des sempiternelles errances de Mevlido à l’intérieur du Fouillis. On retrouve Mevlido ce jour-là. Mevlido, ou quelqu’un qui se confond assez étroitement avec moi pour être moi-même et porter le même nom que moi.
J’avais traversé une rue et je m’étais engagé dans une entrée d’immeuble. Le local empestait. La nuit tombait. J’avais appuyé sur la minuterie, à tout hasard. Des lampes s’étaient allumées dans le puits de l’escalier, et j’avais commencé à gravir les marches, mais, au niveau du deuxième étage, l’obscurité s’était faite. Je n’avais plus réussi à trouver d’interrupteur. Mes mains ratissaient sans succès les murs vides. Mes doigts s’empêtraient dans des toiles. On était une année à araignées, je crois en avoir déjà dit deux mots. Les toiles étaient nombreuses et très résistantes, mais elles n’étaient pas tendues en travers du chemin et ne m’empêchaient pas de progresser. Je repris mon ascension. Arrivé au quatrième étage, je m’assis dans le noir. Il y avait des battements réguliers dans ma tête ou de l’autre côté du mur. J’avais eu envie de m’asseoir pour les écouter. J’ai déjà vécu cela, pensai-je. Quelque chose était là, tout proche, sous ma conscience. J’ai déjà vécu cela, je ne sais quand, pensai-je. En tout cas, c’était dans le passé.
Il y avait des cognements derrière le mur. Un homme jouait un rythme sur un tambour. Un gutbuk, pensai-je aussitôt. L’homme produisait un rythme sur un tambour posé verticalement, avec une peau à la fois sonore et mélodieuse. Quelqu’un, là derrière, essayait d’apaiser les morts. Une mudang, pensai-je. Elle appelle les morts, elle danse pour les morts et pour les vivants et elle les apaise. Je me demande pour qui ici elle danse, pensai-je. J’aime ce rythme, pensai-je. J’étais assis sur les marches, l’oreille à présent collée au mur.
Si ça se trouve, je connais cette mudang, pensai-je.
On entendait une mélodie rude, une voix coréenne d’une puissance tragique qui me fit frissonner. C’était un appel monotone, sorcier, prononcé sur peu de notes, avec parfois un élan qui faisait penser au chant solitaire face aux précipices, face aux passages étroits, face à un désespoir absolu, face aux montagnes. Le tambour accompagnait la chanteuse, avec un rythme brisé qui donnait aussitôt envie de rejoindre la musique sans plus jamais ni faire semblant de respirer ni même respirer réellement. Un uga interprété à la perfection, pensai-je. Je me levai. J’explorai la brique avec mes paumes. Les araignées avaient reculé hors d’atteinte, leurs pièges dévastés étaient devenus des chiffons poisseux. L’extrémité de mes doigts s’arrêta sur une rainure. La brique s’interrompait d’une façon géométrique, rectangulaire. Elle dessinait une petite porte. Je connais ce genre d’ouverture, pensai-je. Il suffit de la franchir pour aboutir de l’autre côté. C’est tout à fait quelque chose comme une porte ou une trappe. Il suffit de l’ouvrir. J’ai cette pratique, pensai-je. J’ai cette expérience. Il suffit de pousser, de faire coulisser ou de tirer, et ensuite on s’introduit dans le vide et on avance. Ce n’est pas bien difficile, je vais le faire, marmonnai-je.
Au-delà du mur, le cognement du tambour ne cessait pas. La mudang s’était tue, mais maintenant elle se remettait à chanter. Elle avait une voix rocailleuse, envoûtante, très ample. Je frissonnai de nouveau. J’aime cette voix, pensai-je. Il faut que je la rejoigne. Qu’elle s’adresse ou non à moi, il faut que je rejoigne cette voix. Il y a une ouverture, ce n’est tout de même pas une prouesse de se rendre de l’autre côté. Je consacrai plusieurs minutes à palper les briques et les rainures qui entouraient la brique. Le mur ne cédait pas. J’ai eu l’occasion déjà de vivre ou de rêver cela, pensais-je en raclant la paroi avec mes mains. Je ne sais comment, ensuite, il y eut sous mes phalanges un portillon de fonte. Il était froid. Je cherchai la targette qui permettait de le débloquer. Je me trouvais à l’envers de la fermeture, un peu comme lorsqu’on essaie de s’extraire d’un haut-fourneau ou même d’un simple poêle. Après quelques efforts, la plaque de métal s’écarta. Je me faufilai dans l’embrasure.
C’est bien ce que je pensais, marmonnai-je. Il suffisait de traverser le mur pour changer d’endroit.
Je m’accroupis sans tarder dans la pénombre. La pièce était éclairée par une ampoule de faible puissance. Les fenêtres étaient ouvertes, et de la rue, en même temps qu’un air tiède, humide, arrivait un peu de lumière supplémentaire. Rien ne m’échappait de l’appartement et de ses occupants. La mudang était magnifique. Elle avait de longs cheveux noirs qu’elle avait noués ensemble dans une tresse qui allait et venait sur son dos quand elle agitait la tête. Son visage était sans âge, d’une grande finesse, clair, avec des yeux brillants, légèrement en amande, des sourcils à peine marqués et une bouche mince. On devinait à chaque mouvement la vigueur de son corps, la suavité caressante de sa peau. Elle portait une robe verte sans ceinture, d’un vert que la mauvaise luminosité ne permettait pas d’apprécier pleinement, mais qui devait être jade intense ou shocking green. Linda Siew, pensai-je aussitôt. Je connais cette sorcière. Je connais sa voix. Je connais sa beauté.
Linda Siew, pensai-je. J’étais trop ému pour bouger. Une éternité dans l’amnésie, et soudain, voilà que j’avais la certitude d’un souvenir. J’avais pu nommer cette femme. Je l’avais reconnue. Enfin de nouveau ma mémoire me servait à quelque chose. Je me mis à rester dans mon coin, au bas du mur, étourdi.
Les minutes passaient. J’assistais à la cérémonie. L’accompagnant de Linda Siew me tournait le dos. Il avait des vêtements blancs, un chapeau traditionnel, des guêtres grises. Il donnait sans discontinuer le rythme sur lequel se greffaient le chant et les appels, les moments de silence et de danse. Quand Linda Siew parlait ou chantait, sa voix emplissait l’espace. La pièce était de taille moyenne, et, pour gagner de la place, les officiants avaient poussé les meubles devant la porte de la cuisine. On voyait sur la table plusieurs objets rituels et une boule de tissu boudinée dans de la ficelle de manière à façonner une poupée grossière. Elle était affaissée sur le flanc, sa tête n’avait qu’une relation approximative avec une tête et la plupart de ses membres se terminaient mal. Je connais cette silhouette, pensai-je immédiatement. Je connais son nom. C’est Mevlido.
C’est à Mevlido que la mudang s’adresse, pensai-je. La mudang, effectivement, s’approchait de la table et s’inclinait vers la figurine. Elle parlait, elle reprenait son chant, elle déclamait quelque chose en direction des chiffons, elle promenait les mains dans l’espace, elle dansait. Pendant un moment, j’observai son manège, admirant la grâce de ses gestes, la profondeur de ses intonations, la beauté des courbes que son corps traçait, puis j’eus la nostalgie d’un contact véritable avec elle. La regarder ainsi, passivement, ne suffisait pas. Je pourrais essayer de comprendre ce qu’elle dit à Mevlido, pensai-je. Si elle pose des questions, je pourrais essayer d’y répondre, pensai-je. Linda Siew chantait dans un mélange de coréen, de blatnoï magique et d’ybür, et, quand elle se tournait vers Mevlido, j’en saisissais l’essentiel. Elle disait à Mevlido qu’il devait parler, que parler était indispensable, surtout dans son cas. Surtout dans mon cas, me répétai-je intérieurement. Elle demandait à Mevlido de mettre un terme à son mutisme, elle l’interrogeait sur sa vie, sur sa naissance, sur ce qui s’était passé avant et après sa mort ou à d’autres époques encore de son existence. Elle voulait que Mevlido explique pourquoi son destin avait été si contraire aux prévisions, pourquoi il avait évolué aussi mal, pourquoi le destin de Mevlido avait imité celui de la révolution mondiale, fait de mauvais choix, de crimes idiots, de distorsions psychotiques, de stagnations et de trahisons monstrueuses. Elle reprochait au Mevlido de chiffons de ne pas se manifester, elle le sermonnait, parfois au contraire elle essayait de l’enjôler pour qu’il réagisse.
Je peux faire mon autocritique, dis-je brusquement, depuis mon coin de pénombre. Ma voix était éraillée, confuse. Je ne connais aucune réponse, dis-je, mais je peux raisonner sur les erreurs et les impasses. Le Mevlido de chiffons ne relayait pas mon intervention. Linda Siew poursuivait comme si je n’avais pas émis le moindre son. Elle trempa les doigts dans un des bols qui avaient été placés sur la table et elle lança des gouttes vers le plafond, des gouttes vers le plancher, des gouttes vers l’ombre dans laquelle je me tenais. Je n’ai rien reçu, dis-je. Les gouttes ne m’ont pas atteint, dis-je. Elle alla vers la fenêtre et ondula un moment sur place. Je peux faire mon autocritique, si vous voulez, proposai-je une nouvelle fois. Linda Siew n’accordait aucune attention à ce que je balbutiais. Les sons que pétrissait ma bouche ne lui parvenaient pas.
Elle fit quelques pas devant la fenêtre, puis elle revint à proximité du Mevlido. Elle l’empoigna et le secoua, et au bout d’un moment elle le lâcha, comme dégoûtée. Un des cordons qui servaient à façonner le ventre du Mevlido s’était défait. Le Mevlido avait perdu encore un peu plus de sa forme humaine. En réalité, il se réduisait à une poignée de rubans et de charpies comme mises ensemble au petit bonheur. Linda Siew au-dessus de cela à présent énumérait des noms. Maleeya Bayarlag, entendis-je. Verena Becker, entendis-je. Linda Siew, entendis-je. Samiya Choong, Tatiana Outougaï, entendis-je. Il y en avait d’autres. La liste était longue. Chaque nom ouvrait en moi un long chapitre de souvenirs. Le tambour tapait après chaque énoncé, aussitôt fixant en moi ces souvenirs. Je ne me rappelais pas tout, mais je me rappelais des chaînes d’émotions, des épisodes liés entre eux, des images. Je me souviens, pensai-je. J’ai connu ces femmes. Elles ont disparu ou elles sont mortes, pensai-je.
Si vous voulez, je peux m’accuser de leur mort horrible, dis-je. J’aurais dû partager la douleur de leur fin horrible, au lieu de cela j’étais absent, elles ont affronté leur mort dans la solitude. Le tambour battait, la voix de Linda Siew articulait les noms des disparues sur un ton solennel. Sergueïev, entendis-je au milieu de l’énumération. Oui, Sergueïev aussi, dis-je. Il y a eu des hommes aussi. Yasar Bayarlag, entendis-je. Oui, dis-je. Lui aussi. La liste est interminable, dis-je. Je me sens intimement lié à Sergueïev et à Bayarlag, à eux aussi. Leur mort a eu lieu, la mienne, non. Hommes et femmes nous avons été ensemble tantôt d’un côté du décès, tantôt de l’autre, mais seul moi en suis sorti sain et sauf. Si vous voulez, Linda, je peux m’accuser de cela. J’ai continué alors que les autres restaient en arrière. Je ne suis qu’une larve immonde. Personne n’a survécu autour de moi.
Linda Siew continuait à chanter. Elle ne m’écoutait pas. Le tambour battait, le rythme était très beau, simple, avec des syncopes régulières. Le Mevlido était affalé sur la table à côté des bols magiques. Lui non plus ne m’écoutait pas. J’ai aussi tué des personnes, dis-je. Je ne le regrette pas. Mais si vous voulez, je peux m’accuser aussi de leur mort, Linda. Je peux toujours les insérer quelque part dans une autocritique, il n’y a qu’à inventer ici et là quelques détails et quelques patronymes. La mudang continuait à danser et à chanter sans se tourner vers moi. De temps en temps, elle s’inclinait au-dessus du Mevlido et le secouait. Elle l’admonestait ou elle lui parlait tendrement selon les phases du rituel. Je préférais, évidemment, les instants où son approche était douce. Le Mevlido, lui, ne bougeait pas.
Je me mis à crier pour attirer l’attention de la mudang. Si vous voulez, Linda, je peux parler, braillai-je en sa direction. J’ai de nouveau assez de souvenirs pour tout inventer, Linda, criai-je.
Elle ne m’entendait pas. Elle quitta les parages de la table. Elle avait laissé le Mevlido sur la table comme un vêtement sale. Maintenant elle était orientée vers la fenêtre. Sa robe verte ondulait et flottait. Sa tresse noire allait et venait dans son dos. Son visage était assombri par le souci d’établir un dialogue avec le Mevlido, avec les morts et avec les vivants qui ne lui répondaient pas. Elle respectait les rythmes du tambour pour se déplacer ou dire des mots. L’ampoule du plafonnier l’éclairait pauvrement et, sous cette lumière, je la trouvais merveilleuse.
J’ai de nouveau assez de souvenirs pour mentir, insistai-je. Vous pouvez m’interroger, Linda.
L’officiant frappait toujours sur la peau vibrante du gutbuk. La scène semblait ne plus devoir connaître de fin. Je ne me sentais pas dans mon état normal, j’étais comme enivré par l’afflux de souvenirs dans ma mémoire et par la musique. Linda Siew continuait à danser.
Je suis prêt, Linda, dis-je.
Ça ne fait rien si je vous appelle Linda ? demandai-je.
Elle ne m’entendait pas. Elle ne me parlait pas. Elle continuait à danser.
Je me souviens de tout, mentis-je. Tout va bien, mentis-je.
Je restais dans mon coin, un peu extérieur à l’action mais conscient au moins d’avoir retrouvé assez de mémoire pour pouvoir choisir, si le besoin s’en faisait sentir, entre le mensonge et le mutisme. C’était exactement comme si je m’étais souvenu de tout.