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L’œuvre romanesque de Mingrelian n’est pas exclusivement consacrée à Mevlido et à sa mission catastrophique parmi les hominidés. Elle est abondante, elle compte des dizaines de titres, et ses champs d’intérêt sont variés. Toutefois, les meilleurs ouvrages de Mingrelian sont ceux qui traitent de l’affaire Mevlido et des développements qui y sont associés, et, au fil des années, on s’aperçoit que ce sujet importe à l’auteur plus que tous les autres. Lorsque Mingrelian parle de Mevlido, il donne aussitôt à son récit une tonalité de nostalgie affectueuse, une coloration bienveillante que les événements ne justifient pas, quelque chose comme une tendance assumée à la complaisance. « Complicité totale et douloureuse », estime Deeplane dans une note manuscrite qui accompagne le romånce De notre collaborateur à Poulailler Quatre. « Entre le narrateur et son personnage, il n’y a, hélas, pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette », surenchérit Yokog Gans, lui aussi réviseur pour les rapports transmis aux Organes.
Mingrelian a connu Mevlido au Centre de formation, alors qu’il suivait l’entraînement spécial de la branche Action, et, pendant les milliers d’heures des stages, une camaraderie authentique les a réunis pour toujours. À une époque, Mingrelian aurait même pu prendre la place de Mevlido et partir dans les mêmes conditions que lui, dans la même direction, en mission pour le même ratage. Cette proximité se sent, cette fraternité étroite. Elle est évidente lorsque Mingrelian reconstitue les désarrois ou les rêves de Mevlido et lorsque, en tant que diseur d’histoires, il accompagne Mevlido dans la confusion et le malheur. Mingrelian habite sans peine son personnage. Aucune barrière psychologique ne l’arrête ou ne le contrarie. Aucune autocensure ne lui rend la fiction douloureuse. Mingrelian est un frère de Mevlido, et, au cours de l’écriture, il n’y a pas entre eux la moindre différence mentale ou physique. Ils ont le même profil, la même morale, les mêmes amours. Mingrelian prend fait et cause pour Mevlido, et, dès les premiers imprévus qui condamnent la mission, il est consterné non par l’échec des Organes, mais par ce qui arrive à leur agent envoyé sur zone. Dans la plupart des épisodes, il se refuse à porter un regard autre que subjectif. Il est comme nous, d’abord consterné par l’inexorable ratage de tout, et ensuite ne se résolvant pas à accepter que les nôtres, que nos proches en soient victimes. Lorsqu’il choisit Mevlido comme héros de ses fictions, c’est évidemment de lui aussi, Mingrelian, qu’il entreprend de tracer le portrait.
Une vingtaine d’ouvrages signés Mingrelian ont pour sujet le destin de Mevlido ou des thèmes qui sont directement en rapport. Tous ces volumes sont conservés dans la bibliothèque des Organes, dont l’accès est libre, mais personne ne les emprunte ni ne les consulte. La hiérarchie les a parcourus une fois, puis ils ont été archivés, et ensuite ni le public ordinaire ni les spécialistes du renseignement ne se sont plus jamais présentés pour les ouvrir. Cette désaffection est blessante pour Mingrelian, mais dès les premiers écrits elle s’est imposée comme une composante de l’œuvre, et Mingrelian, en tant que créateur, a fini par s’y résigner. On peut expliquer le désintérêt des lecteurs par l’abus des adjectifs et des néologismes dont Mingrelian truffe ses textes, ainsi que par les surcharges syntaxiques, par les collages baroques ou lyriques qui les rendent illisibles. Un phénomène de mode peut également être invoqué. L’art de Mingrelian, influencé par le post-exotisme, joue avec l’incertitude, l’inaboutissement, le brouillage des contraires, le néant. Ces concepts, un instant populaires dans la branche Action et même ailleurs, n’ont pas survécu aux changements stratégiques dans la politique des Organes. Ils sont devenus obsolètes alors que Mingrelian les avait adoptés comme base littéraire immuable. Ils ont été perçus comme relevant d’une esthétique surannée et trop difficile à comprendre. Pour résumer, les livres de Mingrelian ont été commandés par les Organes, mais ceux-ci, tout en leur reconnaissant des qualités, ne leur ont jamais accordé la moindre importance.
On ne m’a pas demandé mon avis, mais, puisque je suis ici, je profite de l’occasion pour le donner. Nous aimons les livres de Mingrelian. Nous les avons aimés depuis le premier et nous n’avons jamais été déçus par leur manière de dire le monde. Nous aimons ces recueils de séquences théâtrales, ces entrevoûtes, ces romånces dont les plus beaux relatent la fin de Mevlido, soldat égaré, soldat perdu dès le début de la mission qu’on lui a confiée, et son impossible rencontre avec Deeplane, l’officier de la branche Action qui l’a envoyé vers le désastre. Nous avons nos préférences et nos partis pris, nous plaçons Oisals et Les Attentats contre la lune au-dessus des autres, mais, au fond, nous ne pensons à aucun de ces livres sans ressentir un petit élan de tendresse. Comme Deeplane le faisait remarquer à propos des relations entre Mevlido et Mingrelian, nous sommes liés à ces livres, à tous ces livres, par une complicité totale et douloureuse. Entre nous et Mingrelian, comme entre Mevlido et Mingrelian, il n’existe pas – hélas ! s’exclamerait Yokog Gans – l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette.
Le personnage de Deeplane est complexe, de récit en récit il évolue d’une figure de moine-soldat, incorruptible, rigide et distant, à la figure d’un dissident individualiste qui résiste à ses supérieurs, refuse d’accepter le sacrifice de Mevlido et s’obstine à respecter coûte que coûte une parole donnée cinquante ans plus tôt, juste avant le transfert de Mevlido. Deeplane a promis à Mevlido que la branche Action essaierait de le récupérer avant ou après sa mort. Quand les Organes remettent en cause cette perspective, quand ils finissent par se désintéresser du sort de leur agent et choisissent de l’abandonner, Deeplane s’oppose à eux. Dans Un amour de Mevlido, Départ pour le détachement et Aujourd’hui on assassine, Mingrelian raconte comment Deeplane monte plusieurs opérations d’exfiltrage que les Organes n’approuvent pas. Comme le reste de l’entreprise, ces opérations échouent l’une après l’autre.
Mevlido a été programmé pour s’incarner dans un bébé homme, mais l’incarnation s’est effectuée à une période calamiteuse de l’histoire humaine, encore plus calamiteuse que les autres, puisqu’elle marque le début d’une agonie prolongée de l’espèce. La guerre noire généralisée est l’unique perspective concrète pour une communauté dont les comportements sont aberrants dans pratiquement tous les domaines. Tout dévie en permanence vers l’atroce ou l’inacceptable, rien n’est rationnel, les modèles d’analyse ne s’appliquent plus. Les Organes sont incapables de prévoir l’évolution de la situation et ils imaginent qu’un agent envoyé sur zone pourra moissonner des informations décisives. En réalité, rien de ce qui avait été planifié par les Services et leur branche Action ne se déroule comme prévu. Peut-être parce que le voyage dans l’espace noir a traumatisé ou affaibli l’embryon, le processus de la réincarnation échappe complètement au contrôle des Organes, et, à partir du moment où naît Mevlido, la vie de Mevlido ne répond plus aux exigences qui avaient été imprimées en lui au cours des innombrables séances d’entraînement et de formation. Elle est gouvernée par une logique glauque, cruelle, qui semble surtout s’aligner sur les soubresauts d’un cauchemar. À l’exception de quelques traces oniriques, presque rien ne subsiste de l’apprentissage spécial qui aurait dû faire de Mevlido une créature en mission parmi les hominidés, un être à part. Dès sa naissance, Mevlido est un humain aussi borné et indécryptable que le reste de ses congénères. L’enfance et l’adolescence de Mevlido ont pour arrière-plan l’extermination, les flammes, les colonnes de réfugiés, la multiplication des espèces mutantes, le chaos. La vie adulte de Mevlido est une marche en aveugle, la traversée d’une société de misère et d’idiotie. Très rapidement, les Organes constatent que le contact est décevant et difficile, que la collecte de renseignements par Mevlido est trop maigre, trop hasardeuse, privée de toute pertinence. Mevlido trahit tous les espoirs qu’on a placés en lui. Une fois échoué à Poulailler Quatre, Mevlido se trouve dans un tel état d’indigence spirituelle et de délabrement que les Organes le rayent du nombre de leurs agents en activité. La question de l’envoi d’un deuxième agent sur zone, avec pour mission d’épauler Mevlido, est enterrée, en dépit des rapports de Mingrelian, qui insistent sur la possibilité du maintien d’une liaison extra-sensorielle avec Mevlido, et des avis de Deeplane, qui cherche par tous les moyens à éviter qu’on abandonne son protégé.
C’est aussi que les Organes sont en train de procéder à un changement stratégique fondamental. Après des siècles d’expériences négatives, les Services théorisent la déception que provoquent les hominidés et envisagent un rapprochement avec des espèces plus prometteuses et plus résistantes, telles que les arachnidées. Ce retournement spectaculaire est combattu par certains officiers influents comme Deeplane, mais l’opposition est minoritaire et, à l’époque où Mevlido vit en somnambule ses dernières décennies à Poulailler Quatre, les Organes sont déjà en train d’élaborer des plans destinés à solidifier, pour le long terme, une alliance avec plusieurs hordes d’araignées terrestres en passe de devenir dominantes. Deeplane polémique avec ses supérieurs, il fait valoir que le comportement des araignées ne coïncide sur aucun point avec les bases altruistes et collectivistes de la morale prolétarienne, qui devaient servir à édifier une société humaine idéale. La hiérarchie accepte le débat, elle écoute le plaidoyer de Deeplane et elle diffuse ses contributions, mais, pour finir, elle lui retire ses responsabilités politiques. Au bout de quelques années, on retrouve Deeplane confiné dans un département d’importance mineure, un département qui se consacre à l’observation onirique des oiseaux. Eu égard aux services rendus dans le passé, on lui laisse une certaine marge de liberté et d’initiative. Il a toujours sous ses ordres une petite équipe technique. C’est en s’appuyant sur les membres de cette équipe que Deeplane organise plusieurs opérations qui se fixent pour tâche de repérer, contacter et tenter de récupérer Mevlido.
« Nous savons », écrit Mingrelian dans Rendez-vous sur Waddell Street, en prenant la parole au nom de Deeplane, « que nous n’atteindrons pas Mevlido avant sa mort. Nous savons aussi que nos chances de l’exfiltrer après son décès, et avant qu’il ne s’éteigne complètement, sont minces, et même très, très minces. Mais nous allons consacrer nos forces à cela. Mevlido tel qu’il se présente aujourd’hui à nos yeux, quand nous fermons les yeux et quand nous rêvons à lui, est un sous-homme dévasté, une épave sans raison d’être et sans avenir. Nous allons tout faire pour aller à sa rencontre et l’extraire du cauchemar où nous l’avons emprisonné et englué, et, même si nous ne réussissons pas à le ramener avec nous, par exemple parce que nos niveaux organiques ne coïncident pas, ou parce qu’il refusera de nous accompagner, ou encore parce que nous-mêmes aurons perdu trop d’énergie pendant le voyage, parce que nous-mêmes serons devenus à notre tour des sous-hommes dévastés, des rebuts sans raison d’être et sans avenir, des morts à bout de rêve, même si nous ne réussissons pas à le ramener fraternellement avec nous, nous nous débrouillerons pour lui offrir quelque chose, pour le faire entrer dans une image d’amour et d’apaisement, une image dans laquelle il aura l’illusion de pouvoir continuer sa mort autrement que dans la solitude et les ténèbres. Nous ferons cela, nous essaierons de faire cela à tout prix et même au prix de notre propre existence, parce que pour nous la fidélité à la parole n’est pas un vain mot, parce que nous avons une morale, parce que, en dépit des humains, l’idée de la morale prolétarienne n’est pas une idée creuse, parce que sur Terre tout est fichu et parce que, malgré tout, nous ne croyons pas aux araignées. »