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Dans ses deux meilleurs romånces sur Mevlido, Les Attentats contre la lune et Poulailler Quatre, Mingrelian raconte que Deeplane, après quinze années de traque infructueuse, réussit enfin à rétablir un contact avec Mevlido. On voit Deeplane aux commandes d’une épave d’autobus, sans moteur et sans roues, tout à fait exemplaire d’un véhicule conçu pour avancer dans l’espace noir. L’autobus va lentement à travers le Fouillis. La ville est assombrie par une tempête de sable charbonneux. Quelque chose d’atroce vient de se produire ou va se produire, un attentat, une action hostile destinée à générer de la peur, des incertitudes et des souffrances incontrôlables. Deeplane est longtemps resté entouré de flammes pendant son voyage en direction de Mevlido. Sa chair carbonisée a durci, elle s’est combinée avec la suie et les gravillons charriés par le vent, et maintenant Deeplane ressemble à un gros animal arrondi, noir et cadavéreux. Néanmoins, il tient bon. Cette fois-ci, son rendez-vous avec son ancien subordonné, l’ancien agent Mevlido, va se concrétiser. Il en est sûr et il tient bon à son poste de conduite. L’autobus avance, glisse imperceptiblement le long des rues que la tempête brouille et indifférencie. Sur le parcours qu’emprunte Deeplane, il y a Factory Street, Gateway Street, Park Avenue, Waddell Street et beaucoup d’autres. Aucune n’est vraiment familière, aucune n’est étrangère. Toutes sont plus ou moins inscrites dans l’imaginaire ou les souvenirs de Mevlido ou dans les nôtres. Les passagers de l’autobus ont du mal à concevoir que le véhicule se déplace. Plusieurs montent ou descendent en cours de route sans noter le moindre changement dans le décor. La plupart sont dans un état de désespoir organique et intellectuel si avancé qu’ils seraient incapables de dire si l’attentat a déjà eu lieu ou non, si un incendie est en cours ou si les tôles ont refroidi depuis longtemps, si l’autobus roule ou non, si d’autres Untermenschen ou humains ou animaux les entourent. Ils ne comprennent pas non plus à quel moment de leur existence ils se situent, avant ou après leurs souvenirs, avant ou après leur agonie, pendant leur mort ou beaucoup plus tard. Ils savent seulement qu’ils ont abouti dans le Fouillis et cette indication leur suffit. Le nombre de ces passagers varie, car Mingrelian au cours de sa narration tantôt les fait figurer à l’intérieur du véhicule, tantôt les en retire. Mevlido, évidemment, est de leur nombre, mais on pourrait citer aussi Yasar Bayarlag, qu’un souffle fatal a disloqué et anéanti, Gorgha, le corbeau femelle, ainsi que Linda Siew, qui assiste Deeplane dans son entreprise et lui transmet tant bien que mal son énergie de mudang. Quelqu’un a été projeté hors de la voiture pendant l’attentat, et frappe sur le châssis ou sur des tôles pour signaler sa présence ou meubler son propre silence. Tous, hommes et femmes ou issus d’animaux comparables, sont vêtus de guenilles ou n’ont rien ou presque rien sur la peau. Linda Siew, par exemple, est nue. Elle est belle. Elle ressemble à Verena Becker, elle n’a pas exactement la même taille, ses cheveux sont plus noirs, sa peau possède un éclat et une texture qui ne font pas immédiatement penser à Verena Becker, elle n’a pas la même manière d’assumer sa féminité nue, mais elle ressemble à Verena Becker. Mevlido, d’abord assoupi dans l’obscurité et les fumées, s’avance vers elle. Il parcourt l’allée centrale de l’autobus et il va vers elle, vers l’endroit où elle se trouve, à la droite du conducteur. Il s’approche d’elle et, en même temps, il s’approche du conducteur. C’est à ce moment que s’établit enfin le contact entre Mevlido et Deeplane.
Mingrelian alors hésite. Conclure tant d’épreuves sur un épisode unique ne lui plaît pas. Ni Les Attentats contre la lune ni Poulailler Quatre ne sont des romans d’aventures. Il a donc recours à la technique post-exotique du faseyage narratif, pourtant peu appréciée par les Organes – qui exigent des réponses sûres –, et haineusement critiquée par les adeptes de la littérature officielle – qui y voient une insulte de plus à leur théorie de la fiction. Comme si le vent noir de la narration était, à ce moment-clé, incapable de trouver une direction satisfaisante, l’histoire se replie bizarrement, se ramasse, prête à rebondir encore une fois, et soudain elle tremble sur elle-même. Trois versions vont alors coexister, indépendantes et inextriquées, trois séquences issues d’une même pâte narrative avec quoi Mingrelian façonne habilement une fin maladroite pour son récit, ainsi que, pour son héros, une éternité inaboutie.
• Dans la première de ces trois suites d’images, Mingrelian met de nouveau en scène Gorgha, le corbeau femelle, compagne des mauvaises nuits de Mevlido, partenaire ambiguë et le plus souvent mal acceptée, acceptée à contrecœur. En raison peut-être de cette présence parasite, le contact avec Deeplane est de nouveau contrarié. Linda Siew et Deeplane sont aspirés hors du véhicule et Mevlido, bon gré, mal gré, doit s’asseoir à son tour au volant. Des projectiles se fichent dans ce qui reste du corps de Mevlido. Les conditions du voyage empirent. L’objectif perd toute netteté. Seule Gorgha semble capable de survivre au cauchemar.
• Puis Mingrelian s’engage dans une réflexion sur l’extinction de l’humanité et sur l’espèce qui est appelée à prendre sa place sur Terre. Il décrit le flux de millions d’années, l’empoussièrement des paysages. Lorsqu’il réveille Mevlido, le monde est définitivement dominé par les araignées. Toute vie ne s’est donc pas évanouie et, au contraire, une civilisation stable et paisible est en place. Dans Park Avenue, sous la lumière lunaire, ne subsiste que l’usine de traitement de déchets numéro neuf. Les résidus de l’autobus se sont dispersés depuis longtemps. Avec l’assistance chamanique de Linda Siew, Mevlido entre dans l’usine. On sait qu’il va s’y éteindre. Les Attentats contre la lune est le seul des deux romånces où Mingrelian a le courage d’accompagner encore son personnage dans sa descente interminable vers le rien, le seul des deux livres où il s’oblige à narrer cette nouvelle étape dans l’épuisement et dans la mort. Poulailler Quatre ne développe pas cela, et la séquence s’arrête au moment où Linda Siew aide Mevlido à franchir le guichet derrière lequel il rejoindra les déchets numéro neuf. En réalité, ensuite, Mevlido entre dans l’usine et Maleeya Bayarlag est dans la cour, assise sur un pliant. Elle trie des guenilles. Elle ne réagit pas avec étonnement à l’irruption de Mevlido devant elle, et, comme autrefois, elle le confond avec Yasar Bayarlag. Souvent repris dans les anthologies comme exemple d’humour du désastre, un moment théâtral se noue, incongru et douloureux : psychiquement inexistante, Maleeya parle à Mevlido en l’appelant Yasar, tandis que Mevlido s’adresse à Linda Siew en lui donnant le nom de Verena Becker. Pendant cette conversation, Linda Siew s’enfonce dans l’obscurité et ne reparaît plus. Maleeya Bayarlag suggère à Mevlido de s’étendre parmi les guenilles qui devront partir pour l’incinération. Mingrelian décrit cela, l’enfouissement final de Mevlido au milieu des charpies et des rebuts d’étoffe, sous le regard inexpressif des araignées.
• La troisième séquence fait de nouveau apparaître Deeplane. Mevlido et Deeplane sortent d’un passage étroit, vraisemblablement un four. Ils débouchent sur une rue claire, dans une ville qui ne ressemble ni à Poulailler Quatre, ni au Fouillis, et qu’on comprend comme étant un lieu intermédiaire entre l’onirique et le réel, propre à l’univers de Verena Becker. Cet univers étranger, Mingrelian jusque-là ne l’avait pas abordé, pas plus qu’il n’avait voulu évoquer cette femme, par égard pour Mevlido. Mingrelian a la conviction que les retrouvailles de Mevlido et de Verena Becker ne concernent pas les Organes. Elles n’ont pas leur place dans un rapport destiné aux archives des Organes. Pour les mêmes raisons, sans doute, Deeplane s’efface. La rencontre avec Verena Becker, dont Mevlido a eu la nostalgie pendant toute son existence, et, aussi, bien avant sa naissance et bien après sa mort, cette rencontre est enfin sur le point de se faire. Mevlido va entrer clandestinement dans un rêve de Verena Becker, dans une image où il sera pour toujours en compagnie de Verena Becker. Même si des échos humains incompréhensibles s’y font entendre, l’image sera muette. Et surtout il n’y aura plus ni avant-image ni après-image.
« Il n’y aura plus avant-image ni après-image », écrit Mingrelian dans un commentaire. « Mevlido sera enfin figé dans un destin immobile, dans la seule forme de naufrage qu’il aurait souhaitée si on lui avait jamais demandé son avis, dans un destin désormais sans histoire ni parole, dans un destin où nul ne posera la question de son insignifiance, de son malheur, de sa folie, de son rapport à la vérité, de son irresponsabilité politique, de son appartenance au Parti, de ses relations avec l’espèce humaine, de sa morale, de sa fidélité à Verena Becker, de ses ruminations criminelles, de sa perception du réel, de ses rêves, de ses amours, de ses morts. »
De mes ruminations criminelles, aurais-je envie ici d’ajouter, de ma perception du réel, de mes amours, de mes morts.