Tout arrive sans aucune raison : les formes, images, imaginations, hallucinations, explosions et éclats de couleur et de rythme, spirales ordonnées et désordonnées d'une infinie complexité qui dansent et tourbillonnent sans intention, raison, sens ou finalité.
C'est une danse, et le but de la danse est la danse. La danse n'a d'autre finalité qu'elle-même. Son intention est une non-intention. Mais, saisir cette danse, essayer de la tenir, de la garder, de la faire mienne, c'est ce qui constitue la douleur, ce qui constitue la souffrance. Comment saisir l'insaisissable ?
Pour saisir l'insaisissable, vous devez d'abord desserrer votre emprise du saisissable.
Oui, d'accord.
Je veux vous attraper, vous secouer et vous réveiller de votre sommeil. Je veux arracher vos « intérieurs » et les replacer à l'envers, de manière à ce que les « intérieurs » deviennent les extérieurs, et aussi, les « intérieurs » d'un tout non divisé, ainsi vous revenez et devenez le Tout. Vous avez toujours été un avec le Tout, il n'y avait donc pas à « devenir » quoi que ce soit pour commencer. De retour au commencement de toute chose, l'Alpha et l'Omega, tombant maintenant, en cascade, vers l'Abysse infini dont ils jaillirent, et vers lequel toute chose retournera finalement.
L'Abysse avalera tout au final.
*
Je hais ces mots. Je les hais. Noir sur blanc. La création des mondes apparents de la forme, de la structure, du temps et de l'espace. Contraste sur contraste. Essayant de montrer au-delà d'eux-mêmes, mais finissant toujours par se désigner eux-mêmes.
Le doigt ne peut se désigner lui-même. Mais peut-être que je peux montrer le doigt qui essaye de se désigner lui-même. Peut-être que je peux montrer le soi essayant de montrer le doigt.
Le grondement de la circulation automobile, dehors, le ronronnement de la chaudière, maintenant un clic alors qu'elle s'arrête, des voix dans la rue qui s'interpellent (ou s'appellent-elles elles-mêmes ?) et ils sont tous moi, et je suis eux tous. Pas de fragments, pas de parties, pas de choses, mais chaque chose étant aussi une partie d'une autre, et d'une autre, et d'une autre encore, et ainsi, aucune chose n'existe par elle-même, pour elle-même, en elle-même, mais seulement une chose dans la mesure où elle est une partie d'une chose plus grande ; en fait c'est seulement lorsqu'une chose est une partie d'une plus grande chose, qu'elle peut être appelée une chose, car une chose est une limite, et une limite est une chose, intérieur déchiré de l'extérieur déchiré du Tout. Mais les voix s'interpellent, et c'est encore la nuit. Une chose ou pas une chose, il y a ces voix. Dieu appelle lui-même, tard dans la nuit, à un coin de rue, et personne n'entend.
Silence.
De quoi d'autre avons-nous besoin ? Tout cela n'est-il pas qu'un jeu pour remplir le silence ? Que peut-t-il y avoir à dire et qui voudrait le dire ? A qui ?
Le monde est toujours ici, mais il vous trompe, en affirmant qu'il est « là, dehors ». Non, non. Il n'a jamais été « là, dehors ». Il n'y a jamais eu de choses, de personnes, de lieux, d'évènements. Le rêve dualiste heureux-malheureux est fini, en d'autres mots : il n'a jamais existé. Présentement, il n'y a que la respiration, que je ne fais pas, le battement de mon cœur, que je n'ai pas, les visions, odeurs et sons de la pièce dans laquelle je n'ai jamais été. Si la pièce est quelque part, elle est en moi ; et peut-être, et seulement peut-être, je suis en elle.
Les mots désignent la clarté, mais ne la touchent jamais. Ils la touchent peut-être, au moment où ils sont écrits. Création, destruction. Encre noire sur fond blanc. Rien ne se passe.
Non, nous ne sommes pas des personnes, de petites personnes malheureuses et misérables, s'efforçant de joindre les deux bouts, travaillant à des buts individuels et égotistes qui restent hors d'atteinte, aussi longtemps que nous essayons de les atteindre. Non, nous ne sommes pas des personnes, des sacs d'os et de chair inconsistants, animés par un souffle de vie divin, et envoyés dans un monde froid où la maladie, la pauvreté, la faim et le vieillissement se tiennent en embuscade, attendant de vous ravir votre plaisir, au moment où vous vous y attendez le moins. Non, nous ne sommes pas des personnes, nous qui marchons, aux frontières de la fausse réalité, pris entre les polarités, déchirés entre le oui et le non du monde, le simple et le multiple, le duel et le non-duel, l'est et l'ouest.
Non, nous ne sommes pas des personnes, mais nous sommes ce qui permet aux personnes d'être, nous sommes les conditions par lesquelles les gens peuvent se connaître eux-mêmes en tant que personnes. Nous ne sommes pas des personnes, mais nous sommes en train d'élaborer ces personnes, et nous nous définissons nous-mêmes seulement maintenant, maintenant et maintenant, ne cessant jamais de garder un enregistrement de ce qui s'est passé, ou à l'inverse, projetant ce qui pourrait advenir. Soulevez une pierre et vous nous trouverez. Ouvrez une porte et vous nous trouverez.
Regardez les cieux et vous nous trouverez. Au-delà du bien et du mal, au-delà de toutes choses, et au-delà même de cela, exactement au cœur de tout phénomène, notre danse prend sa source, notre passion et compassion embrassent toute forme, identiquement, personne ni aucune chose n'en étant exclues. Rien n'est exclu sauf l'exception elle-même, et peut-être, pas même elle.
Non, nous ne sommes pas des personnes, mais ce que nous sommes, nous ne le saurons jamais.
*
Finalement tout cela n'est pour rien, cet effort pour clarifier ce qui est naturellement confus, dispersé, désordonné, déchiré, en lambeaux, fragmenté, divisé. Nous sommes l'ombre de ce que nous pourrions être, et à mille lieues de ce que nous sommes. Où commencer, quand les dégâts sont si profonds ? Peut-être par le commencement, peut-être faut-il commencer là où nous avons dévié, et travailler à partir de ce point. Si le monde n'avait jamais existé, nous n'aurions, alors, rien à perdre. Ou serait-ce encore une autre ruse pour aggraver les dégâts ? S'il vous faut le demander, vous êtes déjà hors course. Mais la course elle-même est hors course. Et il n'y a jamais eu de course... à abandonner.
Zut ! Vous resterez indifférents. Un cœur brisé a besoin de quelque chose de plus que des mots vides pour guérir. Le vide au centre de toutes choses ne sera jamais rempli, et ces mots ne sont qu'une autre tentative pour le remplir. Et nous n'avons pas besoin non plus de vider le vide de l'effort de remplir ce vide. Le vide restera, quoi que nous fassions, ou ne fassions pas.
Laissons-le.
Et le moment où vous le laissez, c'est fini. Toute cette incroyable chose ! Non seulement c'est fini, mais cela n'a jamais vraiment eu lieu. Regardez, c'est parti... comme un monstre de l'enfance qui n'a jamais existé.
*
Des voix dans la nuit s'interpellent, de l'autre côté, en dedans et au travers du vide dont je ne suis pas séparé, se mélangeant, s'entrecroisant et tourbillonnant jusqu'à ce que tout devienne aussi clair qu'un coup de poing dans l'estomac : Il n'y a que le vide.
Et je meurs et deviens le vide. Et le vide est moi et je suis le vide, je suis ces voix qui s'interpellent, séparé et entier, un et beaucoup, tout à la fois. Cela est un cela, c'est un non-cela, c'est un cela dans la spirale de la régression infinie de l'être et du non-être, et soudainement, tout danse de nouveau, sans aucune cause, raison ou finalité. Le but de la danse est la danse. Dieu lui-même danse, et tout se finit là où tout a commencé.
Ici. Maintenant. Cet instant. Tout se dénoue.