PREFACE
Tout homme est symbolique, et c’est dans
la mesure où il est un symbole qu’il est
vivant.
LÉON BLOY.
Un livre initiatique
L’élaboration d’un savoir sur les mythes, à laquelle concourent par des méthodes ou des opérations intuitives diverses l’anthropologie, la psychanalyse et la poésie, permet d’atteindre, ou d’espérer atteindre, ce que la psychologie rationnelle classique ne peut que rarement et indirectement pressentir : la maîtrise de l’expérience du destin. Nous le savons aujourd’hui, nul n’est réductible à ses idées, à ses sentiments, à ses instincts, à ses pulsions mêmes, ni à l’ensemble de tous ces aspects de lui : il est tout autrement fondé qu’en ce moi qu’il prend pour son tout. Son être caché le conduit, et dit pour lui, sans qu’il en ait lui-même conscience, tous les pronoms personnels, à commencer par je
et moi.
Un être humain est un ensemble mythique de figures imaginaires douées d’individualité, qu’il s’agisse de celles de la Licorne, de l’Ange, de la Déesse, de la Sophia ou du dragon. Cet ensemble n’est pas en propre le sien ; quand il en projette telles scènes obscures, par exemple dans le rêve ou la création, c’est qu’en lui un fond universel est en acte, comme il l’est sans doute dans l’homme depuis son origine psychique, et avant l’homme dans la formation de l’univers. L’expérience du destin, c’est, par la dramatisation imaginaire émergeant à la parole — sinon à la conscience que l’être a de soi — la saisie progressive d’une représentation globale, autour d’un ou de plusieurs « personnages » dont chacun, à chaque fois qu’il entre en scène, peut changer de masque, de sexe, voire de règne dans l’univers. A sa surprise grandissante, parfois à sa terreur, l’homme ainsi éclairé sur lui-même du dedans de sa propre nuit, est bien obligé de constater que son existence « réelle » n’est souvent, partiellement ou tout entière, qu’un décor ou un trompe-l’œil fait pour qu’apparaisse « irréelle > sa véritable réalité, son existence en tant que « héros » mythique. Tant qu’un vivant n’accède à l’intuition active de sa nature de « héros », tant qu’il ne peut dominer en acteur
la scène mythique, indéfiniment répétée mais aussi renouvelée, qui constitue le vrai temps et le vrai lieu de son être, tels que les ont fixées ses déterminations originelles, on peut dire que, si savant qu’il soit en toutes choses de l’homme, sauf une, il ne sait rien et se
trompe du tout au tout.
L’importance de la psychologie jungienne, sa supériorité, qu’on finira bien par reconnaître, sur les découvertes pourtant essentielles de Freud, c’est qu’elle a, d’emblée, refusé de prendre le raccourci rationnel qui mène à la sécurité d’un petit nombre de catégories, après avoir accepté de descendre au-dessous de la matière biographique du souvenir, c’est-à-dire de l’inconscient personnel. La fixation sur l’Œdipe rejette à d’inaccessibles régions infernales une figure aux hypostases autrement actives et redoutables, celle du Féminin. Non sans raison — c’est-à-dire sans aveuglement — à l’époque précisément où nous sommes, comme le dit avec un certain ton prophétique, dès le début de son livre, le docteur Pierre Solié. On s’apercevra vite, en le lisant, que l’expérience mythique, pour nécessaire qu’elle soit à l’avènement de l’être total, est d’une incarnation malaisée et suppose sinon un renoncement aux valeurs rationnelles, du moins à tout le système de rationalisation et de faux repères que la grande majorité tient pour le savoir. La vraie cause de l’insuccès de Jung dans le paysage intellectuel de la France tient au positivisme et au nihilisme qui, même à travers Freud, réduisent l’être à ses complexes, c’est-à-dire à de simples schémas c explicatifs », alors que ces « complexes » sont débordés de tous côtés par le dynamisme exubérant des symboles
que l’être suscite depuis des zones de plus en plus profondes pour parachever et dénouer son destin. Ce que Jung demandait à ses élèves et à ses patients, c’était bien justement de pâtir la situation mythique à la manière d’une ordalie, c’est-à-dire de se situer au plus près de la démesure et de la démence, parce que c’est en elles que l’homme psychique est totalement sous l’emprise de la fatalité de certaines énergies. Ces énergies sont indéfinissables dans les catégories de l’esprit moderne ; on ne peut en avoir quelque idée que par la description — mais non toujours l’interprétation — que les ethnologues donnent des phénomènes humains, individuels ou collectifs, qui semblent
avoir disparu dans l’univers ordonné par la raison instrumentale. Ou encore peut-on y participer en quelque sorte par la vertu de l’imaginaire, de cette intuition radicale qu’Henry Corbin nommait l’imaginal,,
et que l’anthropologie symbolique (renouant avec une tradition hermétique à laquelle la Renaissance doit quelques-unes de ses inventions spirituelles majeures), nous invite audacieusement à rétablir comme forme unifiante de l’expérience et de la pensée. Niais peut-être la meilleure révélation de ces énergies et de leur logique mythifiante est-elle dans certaines œuvres de poètes ou dans les rêves de certains patients. Quiconque n’admet pas leur expérience, au-delà du conflit ou de la névrose, comme celle d’une réalité qui fait signe à l’homme et lui signifie en elle-même ce qu’il est, celui-là s’écarte de l’ordalie salvatrice et laisse le champ libre à la fatalité, que seule L’ordalie, la. descente aux enfers, peut transmuer progressivement et durement en destin.
La force du livre de Pierre Solié, c’est qu’il fut pour son auteur une telle ordalie, ou, si l’on veut, un parcours initiatique. Le. fait qu’une telle œuvre, synthèse haletante d’un immense savoir, fut écrite en quelques semaines, de nuit, l’auteur ne s’accordant qu’un minimum de sommeil, en confirme le caractère orphique, dans lequel beaucoup d’esprits rationalistes ne manqueront pas de voir ce qui l’invalide, alors que ce caractère en marque à mes yeux la vérité. Le lecteur doit accepter de s’engager dans ce parcours avec tous ses obstacles, dont le moindre n’est pas l’érudition quasi obsessionnelle de l’auteur. Cette obsession est évidemment le signe extérieur d’une quête mystico-magique que l’esprit du temps, saturé de néo-freudisme, ne peut concevoir, sauf pour la rejeter comme une superstition. Les plus déroutées, peut-être les plus scandalisées, par cette recherche souvent périlleuse de la figure de la Grande-Mère à travers celles de Tiamat, de Cybèle, d’Isis ou même de la Vierge Marie, pourraient bien ; être les femmes, qui, depuis la revendication ultra-féministe (cette espèce de machisme féminin qui anéantit l’homme pour le devenir à son tour), sont moins averties que jamais du symbolisme qui les concerne, et qu’elles ont tendance à regarder comme un ensemble de formes culturelles inventées par des civilisations d’hommes, alors qu’il s’agit de la compréhension la plus originelle et la plus permanente que l’être humain en général se soit créée de son propre féminin, de l’anima
(au sens jungien) en lui.
Une difficulté supplémentaire de ce livre — mais c’est aussi, inversement, un élément convaincant de sa force dès que le lecteur s’en est laissé saisir et a trouvé, par un apprentissage intérieur à sa lecture, le rythme juste de son cheminement dans celle-ci — est que l’auteur, devant nous, est en train d’opérer sur lui-même. Il ne nous propose pas les clés d’une thérapeutique : il nous enfonce avec lui dans le labyrinthe de ses fantasmes, où nous devrons rester tout le temps d’un office des ténèbres, comme les patients du temple d’Epidaure dans son dédale souterrain. Pierre Solié, semble-t-il, n’a jamais pensé que l’on pouvait, à la profondeur où il se sonde et nous sonde, penser autrement que dans les images mêmes qu’employaient les anciennes religions à mystères, y compris l’image de la prostitution sacrée. Voilà, dira-t-on, qui est très loin de la mentalité contemporaine, et même de celle de notre civilisation judéo-chrétienne en général. Certes, on peut regretter que la connaissance qu’a Pierre Solié du christianisme, justement parce qu’il l’a connu trop jeune, sous sa forme la plus fixiste, dogmatiquement illisible et moralement sclérosée, soit bien moindre, moins intime, intellectuellement bien plus éloignée — jusqu’à l’hostilité parfois sensible de sa part — que la mythologie babylonienne ou égyptienne, pour ne pas parler de la grecque dont tout son langage est comme sous-tendu. Mais il n’en est pas moins évident que l’inconscient du XXe
siècle n’en a pas fini des symboles formidables que Pierre Solié fait s’animer sous nos regards : à le lire, ce n’est plus hors de nous, c’est en nous-mêmes que nous les sentons qui opèrent. Tous ceux qui, tel Pierre Solié, sont d’origine terrienne et ont vécu en milieu rural, peuvent attester que cette magie y existe encore ; davantage, ceux qui, attirés tôt vers le féminin par une compulsion irrésistible, ont dû apprendre, dans leur âme et dans leurs corps, ce que veut dire l’anima,
se reconnaissent dans la grande synthèse qui se dégage progressivement de ce livre un et complexe : livre d’Isis en quête d’Osiris, car c’est la Grande-Mère qui mène ici le jeu et en impose les lois. Ici quelque chose se passe,
à la limite du supportable, puisque, si l’on y est attentif, on y sent vaciller tout l’ordre sur lequel se règle l’existence, au bord d’un abîme de forces que l’on croyait définitivement scellées. Les Euménides redeviennent les Erinyes, les Bacchantes sont de nouveau dévoratrices, et Atys se mutile encore, inspiré par la fureur de Cybèle. Ce serait à rejeter ce livre parmi les exemples d’aberration de l’esprit qui aujourd’hui pullulent, s’il ne fonctionnait, à l’évidence, très exactement au centre de nous. Ce qui s’y passe, se passe en nous-mêmes. Ou au moins en certains parmi nous.
La tragédie du fils-amant est aussi importante que la tragédie d’Œdipe ; beaucoup d’êtres à qui celle-ci est étrangère, et qui s’efforcent en vain de se déchiffrer par elle, comme la mode de Freud le prescrit, se déchiffreraient sans doute, voire se résoudraient, s’ils apprenaient à lire en eux celle-là. La relation de ces hommes avec eux-mêmes et avec les femmes, la relation à ces hommes de certaines femmes qui les éveillent et qu’ils éveillent à certains types de compulsion, la construction particulière de l’existence, la trame répétitive des actes symboliques chez ceux que Pierre Solié appelle les Fils-Amants, sont remarquablement éclairées par l’analyse du destin — ou plutôt des
œuvres-destins
— de Saint-Exupéry et de Mermoz. Pierre Solié a raison de voir dans la nature poétique profonde une victime facile — parce que sacrificielle — de sa propre
anima.
Mais, victime, elle ne se fait telle qu’en vue de passer la mort, celle-ci étant le seuil d’une résurrection, d’une transfiguration. Dans l’expérience mythique menée à son terme, qui peut être, même dans « l’échec à la mesure de l’existence »
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, l’accomplissement suprême du destin, il y a corrélation parfaite entre la descente et l’ascension, entre la Diane infernale et la Sophia céleste. Et la vraie dimension de la quête, ce n’est pas le retour à une santé sans souffrance qui la donne, mais la conquête douloureuse de la Sagesse, parce que cette douleur
fait Sens.
Je pourrais arrêter ici cette préface, et refermer ce livre, provisoirement, sur l’impression qu’il est, en plein XXe
siècle, l’équivalent d’un rituel primitif d’initiation. Sur ce plan, la personnalité de Pierre Solié, pour ceux qui le connaissent, ne laisse aucun doute quant à l’existence chez lui de pouvoirs qu’il exerce sur ceux qui les éveillent en lui. C’est donc un médiateur né de l’invisible, très précisément de l’invisible psychique, lequel en vérité se fait voir, se symbolise dans les fantasmes et leurs conflits. Un autre invisible, spirituel, qui est, lui, le non-vu absolu, reste apparemment en dehors de la formulation mythique de Pierre Solié, sinon de son expérience propre. Différence, que je sens ici très fortement — différence et sans doute frontière — entre la magie propre au psychique, magie détentrice et dispensatrice de pouvoirs, et l’ascèse spirituelle qui renonce à ces mêmes pouvoirs au nom de Nada
qui n’évoque plus aucune figure, parce que toute figure y a été calcinée. Je ne puis me défendre de l’idée qu’il reste encore une étape à franchir pour la pensée de Pierre Solié, et que c’est elle qui, dans l’histoire d’Israël, dressa les prophètes contre Isis et Astarté ; elle qui, dans le christianisme, fit de Marie une image sophianique, l’âme du monde. C’est elle aussi qui révèle à l’homme ce Père qui ne peut être connu qu’à travers le Fils. Il y a encore dans le livre beaucoup de cette férocité du féminin de la Grande Déesse qui rugit dans un autre ouvrage remarquable, Psychanalyse des rites
de J.-J. Walter. La rédemption n’est pas encore achevée, l’anima
reste toujours infernale. Je serais tenté de dire que, s’il en est ainsi dans cette œuvre, c’est qu’il en est ainsi, concrètement et dangereusement, dans l’époque où nous vivons. Celle-ci nous hante, son apocalypse est en notre fond même. Pierre Solié le montre au détour de mainte analyse, et sans doute cette hantise a-t-elle un aspect gnostique chez lui. Peut-on résumer l’angoisse existentielle de ce temps à la question de l’anima,
captive et tyran du mâle moderne qui n’en a plus d’image prégnante, de véritable Idée, et qui, de ce fait, est devenu incapable de se comprendre en elle, de s’y concevoir
?
PIERRE EMMANUEL.